Nous avons consacré plusieurs articles à Rama VI, avant dernier roi de la monarchie absolue. Nous vous en donnons les références en annexe. Il fut un personnage singulier et pétri de contradictions entre tradition et le « modernisme » ramené de sa très longue éducation anglaise et de ses périples en Europe.
Nous le savons imbu de sa fonction de monarque absolu, pensant être une réincarnation du roi Naresuan dont il porte l'épée. Il réprime fermement la révolte de 1912 lancée par des militaires qui attendaient de son long séjour en Europe une relative libéralisation du régime. Il avait en effet annoncé dans son discours de couronnement qu’il allait moderniser et occidentaliser le Siam tout en conservant son pouvoir de monarque absolu ; ce qui semblait une parfaite contradiction.
Il va lancer tardivement son pays dans la guerre en 1917 en invoquant les principes les plus sacrés avancés par les démocraties alliées. Il n'en croyait probablement pas le premier mot. Les quelques 1500 volontaires partis sur le front conservèrent un souvenir amer de leur expérience, pas mieux traités par les Français, les Anglais et les blancs américains que le furent les noirs des régiments de ces derniers.
Ils manifestèrent à l'égard de la communauté chinoise des sentiments que l'on peut – mutatis mutandis - comparer à l'antisémitisme qui se développera et s'amplifiera dans la France de l'après-guerre après celui d'avant-guerre.
Rama VI fut un « bon époux », sans oublier une amourette avec une Américaine en Angleterre, peut-être responsable d'une seule égratignure au lien conjugal dans ses probables amours avec une danseuse juive de Russie. Il eut comme tous des prédécesseurs quelques épouses secondaires ce qui alors ne choquait personne, bon père, hélas pour lui, il n'apprit sa paternité que sur son lit de lort et se serait écrié "enfin". Il est revendiqué sans d'ailleurs de justifications probantes par l'internationale pédérastique. Manifestement, la création du corps des « Tigres sauvages » n'était que celle d'une farouche garde prétorienne et non d'un réservoir de gitons.
Ecrivain, traducteur, journaliste, il prétendit donner à son pays une écriture romanisée, et tenta même de créer un nouvel alphabet.
il fut un bâtisseur comme tous les monarques de la dynastie et navigua également entre modernisme et tradition.
Il n’était pas destiné à régner. 29e fils du roi Chulalongkorn, il fut envoyé vivre et étudier en Angleterre dès son plus jeune âge. Il fut élevé au rang de prince héritier au brusque décès prématuré de son frère Maha Vajirunhis.
Il lui fallut neuf ans avant de revenir d'Angleterre au Siam en 1902 et hérita ensuite du fardeau de la fonction royale à la mort de son père en 1910. Écrivain par vocation et roi par hasard, il dut passer de ses études artistiques aux matières militaires et à l'administration publique.
Lorsque nous parlâmes de ses goûts en matière artistique et architecturale, nous pûmes constater un singulier mélange de modernisme et de tradition. C'est à cette occasion que nous découvrîmes l'existence d'une déité – son ange gardien - à laquelle il voua un culte particulier, Thao Hiranpanasura ou Thao Hiranhu (ท้าวหิรัญพนาสูร ou ท้าวหิรัญฮู)
. .. découverte ou invention, peu importe, dont il installa une statue dans son palais de Phayathai (วังพญาไท) à Bangkok. L'histoire de cette déité protectrice mérite quelques développements.
Il est permis de penser qu'il fut partisan d'une conception moderne du bouddhisme dont l'une des caractéristiques principales était la « démythologisation » du bouddhisme, l'idée que le bouddhisme était une philosophie, qui rendait le bouddhisme compatible avec la société moderne voulue par son père. Or nous allons le découvrir aux antipodes de cette conception rationaliste à l'occasion de la découverte de son « ange gardien ».
Les sources sur cette anecdote sont rares, exclusivement en thaï dans la mesure où elle se situeen 1902 bien avant sa montée sur le trône en 1910. Elle se situe géographiquement dans le contexte de la révolte dire des « états shans » (กบฏของรัฐฉาน) face à l'expansionnisme de Rama V et sa tentative de créer un état fort et centralisé face aux ambitions colonialistes des Français et des Anglais.
Qui sont les Shans (ชาน) ?
Autrement appelés Thai Yai (ทยใหญ่) ils sont un groupe ethnique reconnu comme tel, de langue taï, constituant ce jour la plus grande minorité ethnique de Birmanie, plusieurs millions, toujours en perpétuelle révolte contre l'état central de Rangoon. Ils sont présents au Laos, en Chine, et au Siam bien sûr. La population shan de Thaïlande est principalement concentrée sur la frontière avec la Birmanie, à Chiang Rai, Chiang Mai, Mae Hong Son, Mae Sariang, Mae Sai, Tak et Lampang, où des groupes se sont installés depuis longtemps avec leurs propres communautés et temples, essentiellement bouddhistes. Ils seraient environ actuelle 100.000.
La rébellion Shan, éclata dans le nord du Siam en 1902, face aux efforts siamois centralisateurs vers la formation de l'État moderne. Ce ne fut pas l'un des petits troubles facilement réprimés par l'autorité centrale. Sa répression fut la première opération à grande échelle de l'armée siamoise dans les provinces du nord. Partie de la ville siamoise du nord de Phrae en juillet 1902, elle se poursuivit jusqu'en mai 1904 peut-être fomentée par la France puisqu'il s'agissait de régions frontalières du Laos annexé en 1893.
Le 25 juillet 1902, un chef Shan, dirigea une attaque à la tête de quarante hommes pour piller le centre de Phrae, attaquer le commissariat et la poste pour couper la ligne télégraphique, tuant une vingtaine de fonctionnaires thaïs. D'autres purent prendre la fuite et se cacher mais furent traqués par les habitants et remis aux rebelles, qui leur réservèrent un triste sort.
Après cette première attaque réussie, les rebelles se séparèrent en deux groupes, l'un se dirigeant vers le nord pour recueillir le soutien de la communauté Shan dans la zone, qui comptait alors environ 20 000 membres. Un autre groupe descendit vers le sud jusqu'à l'épaisse jungle d'Uttaradit pour ralentir la montée des troupes thaïlandaises et lança de multiples attaques nocturnes de guérilla contre les troupes thaïes.
Le fort de ces attaques ne dura que deux semaines avant d'être arrêté par l'arrivée des troupes de Bangkok mais le problème shan ne fut résolu qu'en 1904 (1).
Les Siamois dénoncèrent le « complot de Myngoon ». Ce prince était l'un des nombreux fils de l'avant-dernier roi de Birmanie, Mindon contre lequel il avait organisé une rébellion en 1866. Exilé pour le reste de ses jours, en 1902, il vivait sous protection française à Saigon.
En 1902, Rama VI rentre de son long séjour de 9 ans en Angleterre et en Europe. Il a tout juste 21 ans. Son père l'envoya « faire ses classes » de prince héritier après son séjour temporaire comme moine bouddhiste. Alors que la rébellion n'est pas totalement éradiquée, au cœur de la rébellion des Shans. Le voyage dura trois mois. Le prince héritier dut passer ses nuits en pleine jungle au cœur de la révolte.
Au cours de l'une de ses nuits, dans la jungle de Lopburi, un membre de son escorte fit un rêve prémonitoire étrange, la vision d'un homme solide appuyé sur un bâton de marche qui lui dit s'appeler Hiran. Il était une divinité protectrice des habitants de la forêt et désormais suivrait le prince partout où résiderait prendrait soin de lui et l'avertirait des dangers.
On lui donna son nom que je préfère traduire par Hiran (ou argent) le protecteur des habitants de la forêt. Hiran (หิรัญฮู) signifie « argent » en thaï archaïque, il est le seigneur (thao – ท้าว) des habitants de la forêt, en thaï archaïque phanasura (พนาสูร) C'est une déité protectrice (Sammathithi - สัมมาทิฐิ). Il nous semble difficile de ne pas le comparer à un ange gardien !
Lorsque le roi eut connaissance de cette vision, il fit immédiatement une prière en faisant bruler des bougies et des bâtons d'encens ainsi que des offrandes d'aliments. Lorsqu'il devint roi, Rama VI ne l'oublia pas. Il en fit couler des représentations en bronze vêtu d'un vêtement à l'ancienne et appuyé sur son bâton de marche et ainsi firent ses courtisans, en particulier son préféré le plus proche, Chamunthep Darunthorn (จมื่นเทพดรุณทร)
Rama VI fit par ailleurs très rapidement fondre quatre statuettes en argent de la divinité tenant son bâton de marche de la main droite, selon un rituel brahmanique.
La première installée dans sa chambre sur son chevet le suivait partout. Elle fut à sa mort transmise à la reine Suwatana (พระนางเจ้าสุวัทนา). Elle est actuellement dans la salle de prière du palais Runrudi (วังรื่นฤดี ) qui devint la résidence de la reine après son veuvage.
Une autre fut attribuée Phraya Aniruttheva (พระยาอนิรุทธเทวา), un militaire de ses proches. Elle est enchâssée dans une tour située sur le mur de Ban Bantomsin (บ้านบรรทัดสิน), un palais que lui avait offert le roi.
L'autre fut placée sur la calandre de l'un de ses véhicules, une Opel, et se trouve toujours sur le dit véhicule dans les collections des automobiles royales.
La quatrième est dans la salle du trône.
Cet ange gardien va être au centre de plusieurs miracles qui contribuèrent largement à la diffusion de son culte. Le premier se produisit lorsque le roi demanda à Phraya Athonthornsilp (Mom Chuang Kunchorn) (พระยาอาทรธรศิลป์ (ม.ล.ช่วง กุญชร)), l'un de ses cousins, de superviser la construction de la statue destinée à son palais de Bangkok par un artisan italien qui travaillait au Ministère des Beaux-arts, Galetti. Lorsque le moulage fut terminé et destiné à être placé sur son socle au palais, Galletti mit une corde autour du cou de Thao Hiranhu pour faciliter la manutention. Il tomba brusquement malade en raison d'une raideur à la nuque. Phraya Athon en devina la raison : il avait placé une corde autour du cou de la statue. Il lui fit apporter des fleurs en colliers, de l'encens et des bougies pour demander pardon. Lorsque l'artisan italien le fit, il retrouva miraculeusement la santé.
D'autres incidents se produisirent sous le règne de Rama VII : Il avait hérité de l'automobile de son prédécesseur qui avait fait placer la statuette de la divinité sur la calandre. Il se produisit des événements étranges à de multiples reprises : bruits insolites dans le garage, lumière allumées sans raison, véhicule déplacé sans intervention. Il fallut demander pardon à Hiran en lui faisant des offrandes et promettre de ne plus jamais utiliser ce véhicule (2).
Les anecdotes sur les miracles de cet ange gardien perdurent :
Un membre de la famille Diskun (ดิศกุ) urinait du sang et vint se faire soigner à l'hôpital Phyathai. Le chirurgien préconisa une intervention chirurgicale. Ses proches connaissaient l'histoire de Hiran. Ils prirent des fleurs, de l'encens et des bougies pour fleurir la statue incluse dans le périmètre de l'hôpital. Le malade fut instantanément guéri.
Un autre événement se produisit en 1979. Une enseignante fut victime d'un accident de la circulation et fut très grièvement blessée, jambe gauche et droite cassées et nécessité d'attelles. Conduite dans un hôpital privé, elle ne pouvait faire face au coût des traitements. Elle se rendit alors à l'hôpital Phramongkutklao – Phayathai (โรงพยาบาลพระมงกุฎฯ พญาไท). Perdant connaissance, elle vit un homme debout à côté du lit qui la regardait. Elle sut immédiatement qu'il s'agissait de Thao Hiranhu. Elle leva alors les mains pour le saluer. Tao Hiranhu hocha la tête, et peu de temps après, la malheureuse fut totalement guérie et pu retourner chez elle sans jamais plus oublier Tao Hiranpanasura.
Depuis lors de multiples reproductions en furent faites, amulettes, statuettes, gravures et pour tout bon bouddhiste, il est leur ange gardien sur le chemin tortueux de la vie.
Le roi Vajiravudh a ainsi incorporé des institutions religieuses informelles - le surnaturel - avec le bouddhisme moderne en le rendant compatible avec les discours du rationalisme scientifique. Sa position sur le surnaturel était déterminée par une constatation : le bouddhisme, comme le judéo-christianisme, avait besoin de miracles pour attirer les croyants. Pour lui, miracles et croyances surnaturelles ne devaient pas être étrangers à la religion.
Rama VI communiquait souvent avec les « oppatikas » ou « winan » (โอปปาติกะ ou วิญญาณ) c'est à dire les esprits, la tradition lui attribue un sixième sens.
NOTES
(1) Sur la révolte shan, voir en particulier Pinyapan Potjanalwan « New Cities and the Penetration of Siamese Colonial Power into the Physical Space of Monthon Payap » in Journal of Mekong Societies, Vol.14 No.3 Septembre-Decembre 2018 .
Sur l 'ethnie Shan proprement dite, voir Thailand Ethno Lingiistic Maps, ๊ำ une publication de l’Université Thammasat de 2004 (en thaï).
(2) Ces événements miraculeux sont totalement ignorés d'un pourtant excellent article de Preedee Hongsaton (ปรีดี หงส์สต้น) publié dans le « Thammasat Journal of History » sous le titre « The Silver Guardian Demon of the Jungle: Modern Buddhism in the Suppression of the Shan Rebellion in Thailand, 1900s-1920s » publé en 2018 et numérisé :
https://so05.tci-thaijo.org/index.php/thammasat_history/article/view/167748.
La traduction par « démon » est un pur barbarisme.
Nous trouvons trace de ces événements miraculeux sur des sites thaïs par exemple
http://www.bp.or.th/webboard/index.php?topic=17800.0;wap2
Le site Wikipédia n'en est qu'un résumé : "https://th.wikipedia.org/wiki/HYPERLINK "https://th.wikipedia.org/wiki/ท"ท้าวหิรัญพนาสันต์
Existent aussi de nombreuses pages Facebook, toutes en thaï et de nombreuses vidéossur Youtube , par exemple https://www.facebook.com/watch/?v=184571496809609
NOS ARTICLES SUR RAMA VI
Généralités
A 86. Le Coup d'Etat manqué de 1912 ?
155. Que savons-nous de Rama VI (1910-1925) ?
RH 57.5 INTRODUCTION À L'HISTOIRE DE LA DYNASTIE CHAKRI : RAMA VI (1910-1925)
La première guerre mondiale
28 -Le Siam Et La 1 Ère Guerre Mondiale.
168. le-nationalisme-du-roi-rama-vi-1910-1925
164. Le Siam participe à la 1ère guerre mondiale.
H 20 - UNE AUTRE VISION DE LA PARTICIPATION DES SIAMOIS A LA 1ERE GUERRE MONDIALE EN 1917.
H 30- LE ROI VAJIRADUDH OU UN RÊVE MILITAIRE CONTRARIÉ
Les contraditctions internes
170. Rama VI face à deux modèles - Le modèle « occidental » et le modèle « Siamois ».
Les réalisations
162. Les tigres sauvages de-rama VI 910-1925
163. Rama VI crée le mouvement des scouts en 1911.
169. Rama VI crée l’état-civil siamois.
172. Rama VI et l’économie du Siam. (1910-1925)
177 - Le Siam de Rama VI retrouve tous ses droits souverains en 1925
La vie privée
159. L'éducation anglaise du roi Rama VI
A88. Un bracelet de Rama VI offert à une danseuse, réapparaît.
157. La Vie Privée De Rama VI, Un Règne De Transition ? (1910-1925). (1)
Les arts et les lettres
244-Les peintres et les sculpteurs italiens au siam sous Rama V et Rama VI
A91. La romanisation du Thaï ?
165. Le Roi Rama VI et la romanisation du thaï.
A 415- UNE RÉFORME DE L’ORTHOGRAPHE VOULUE PAR LE MARÉCHAL PHIBUN, AUJOURD’HUI OUBLIÉE.
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