Bernard, retraité, marié avec une femme de l'Isan, souhaite partager ses découvertes de la Thaïlande et de l'Isan à travers la Grande Histoire et ses petites histoires, culturelles, politiques,sociales ...et de l'actualité. Alain, après une collaboration amicale de 10 ans, a pris une retraite méritée.
Il y a un siècle, la « Siam society » à la demande du Roi Rama VI, a lancé le débat sur la romanisation du thaï.
Aucune procédure de romanisation au sens strict (1) n’avait, jusqu’à présent, été réalisée. Les méthodes d’apprentissage de la langue dont nous avons surabondamment parlé (2) donnaient une transcription insuffisante du siamois destinée à l’apprenant (comme actuellement l’Alphabet Phonétique International utilisé par les linguistes ou la méthode « Assimil » la plus répandue chez les francophones).
Nous avions souligné dans nos deux articles sur les premières grammaires siamoises, la modernité de la transcription adoptée par Monseigneur Pallegoix et encore dans un autre (3) une certaine mauvaise humeur devant les transcriptions fantaisistes (monstruosités du style « E-san », « Esarn » ou autres Is-âneries) du nom de notre région d’adoption, l’Isan.
Nous sommes en 1913.
A cette époque, les érudits orientalistes européens utilisent de façon systématique pour transcrire les mots sanscrits ou palis le système Hunterian, système de transcription du Dévanagari.
Mais ni le Sanscrit ni le Pali ne sont la langue vernaculaire du Siam.
La question est d’importance, pour la transcription des noms propres en particulier, question sur laquelle tous s’accordent à rechercher une solution uniforme et nécessaire. Le débat est lancé par le roi, qui se flatte de son titre de « patron » de la « Siam society » mais qui signe modestement « Vajiravudh R. » (4).
Il est relancé dans un autre article (5) que le « Bulletin de l’école française d'extrême orient » (6) attribue fort injustement au seul Paul Petithuguenin (7) alors qu’il est co-signé de deux noms tout aussi prestigieux, celui d’Oscar Frankfurter (8) et celui de Josiah Crosby (9).
La signature d’un Français, d’un Allemand et d’un Anglais est significative de l’intérêt à chercher sinon à trouver un mode de romanisation transcription qui transcende nos barrières linguistiques.
Mais il semblerait que les auteurs des deux articles (tous familiers du sanscrit et du pali) ne se soient pas préalablement concertés ? C’est tout simplement un débat sur lequel le monarque a souhaité que la Siam Society se penche.
Ce débat est-il clos ? Existe-t-il cent ans après une romanisation du thaï ?
Ceux que la question intéresse consulteront avec intérêt la thèse du Professeur Carral (qu’il soit chaleureusement remercié de nous l’avoir fait découvrir)
dont le contenu va bien au delà de ce que son titre peut laisser supposer (10).
N’entrons pas dans les détails, mais quelques mots sur ces deux propositions tout aussi érudites l’une que l’autre.
Nous savons que la langue thaïe est tonale, le ton changeant ou pouvant changer du tout au tout le sens d’une syllabe. Nous savons aussi que la longueur d’une voyelle dans une syllabe peut changer du tout au tout le sens d’un mot, aussi importante sinon plus que la tonalité (ดุ dou bref = méchant ดู dou long = regarder). Nous savons aussi que s’il y a 44 consonnes, elles ne représentent que 20 sons consonantiques fondamentaux, qu’elles sont divisées en trois classes (selon un mécanisme subtil qui, en fonction du choix de la classe de la consonne permet de déterminer le ton de la syllabe). Mais nous savons aussi que certaines consonnes au sein ou non de la même classe ont plusieurs formes d’écriture (4 kh, 3 ch, 2 d, 2 t, 6 th, 2 n, 3 ph, 2 y, 2 l, 4 s et 2 h !). C’est tout simplement un tribut payé à l’étymologie à laquelle nos érudits du début du siècle dernier sont particulièrement sensibles.
Les uns et les autres conviennent donc :
- qu’il est inutile que le système de romanisation marque les tonalités, ce qui n’aurait effectivement aucun intérêt pour la lecture d’une carte de géographie,
- qu’il convient de marquer la longueur de la voyelle,
- qu’il convient de marquer l’expiration notée en thaï par la présence de l’équivalent de la lettre h isolée ou suivant une autre consonne (11).
- qu’il convient de marquer l’étymologie.
Pour marquer la longueur, le monarque choisit une solution extrêmement simple, poser un accent circonflexe sur la voyelle longue (a bref, â long). Îsân et non Isan. Solution similaire pour notre érudit trio, l’accent circonflexe étant remplacé par un trait horizontal (a bref, ā long). Īsān et non Isan.
Ne nous attardons pas sur la marque de l’étymologie, qui n’est peut-être pas d’un intérêt majeur en 2013. Disons simplement que le monarque choisit la consonne en fonction de l’origine du mot, siamois, ou sanscrit-pali. Il écrira donc lân xâng (ล้าน ช้าง) et non lan chang pour parler du « million d’éléphants ».
Pour marquer l’expiration qui existe en thaï, en anglais et en allemand mais pas en français, le monarque utilise la lettre h, isolée ou postposée après la consonne qui nécessite une expiration.
Nos trois érudits (certainement pénétrés de culture gréco-latine) adoptent une autre solution, elle est (elle était alors) universelle, ils utilisent le « spiritus asper », l’ « esprit rude » du grec ancien qui est justement destiné à marquer une légère expiration (un signe diacritique en forme d’accent posé par eux conventionnellement après la consonne). Mais qui sait encore ce qu’est un « esprit rude » (12) ?
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Il existe enfin une difficulté qui n’est résolue ni par les uns ni par les autres, mais les uns et les autres n’ont pas honte de ne parler que d’ébauche : Il existe deux voyelles o en thaï, l’une fermée (le dôme), longue ou brève (โอ - โอะ), l’autre ouverte (la pomme) longue ou brève (ออ - เอาะ). Pour les uns et pour les autres, la solution est à trouver.
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Sommes-nous plus avancés un siècle plus tard ?
La question est actuellement réglée par le système de romanisation officielle de l’Académie royale de Thaïlande, version améliorée en 2000. Vous la trouverez sous ses deux versions, thaïe et anglaise, sur le site
http://www.arts.chula.ac.th/~ling/tts/
Non seulement la question est réglée, mais elle a FORCE DE LOI. Le système a en effet été homologué par la Huitième Conférence des Nations Unies sur la normalisation des noms géographiques, tenue à Berlin, 27 août-5 septembre 2002 :
« La Conférence,
« Constatant que, dans sa résolution 14, la première Conférence des Nations Unies sur la normalisation des noms géographiques avait recommandé l’adoption du système général thaï amendé de l’Institut royal thaïlandais en tant que système international de romanisation des noms géographiques thaïs,
Constatant aussi qu’en 2000, le Gouvernement thaïlandais a officiellement adopté la version révisée de ce système comme norme nationale et que le système ainsi révisé a été mis en place,
Recommande que ce système révisé, dont les principes ont été énoncés dans le rapport intitulé « Principles of romanization for Thai script by the transcription method » présenté par la Thaïlande à la huitième Conférence des Nations Unies sur la normalisation des noms géographiques, soit adopté comme système international de romanisation des noms géographiques thaïs.»
Voilà qui est limpide !
Le système actuel vaut ce qu’il vaut mais il a le mérite d’exister.
Il n’est pas certain qu’il vaille mieux que la version royale et centenaire.
Il ne tient pas non plus compte des tonalités, mais cela est sans importance lorsqu’il s’agit d’établir une carte géographique, d’écrire des panneaux de signalisation ou les enseignes des administrations.
Il utilise aussi pour marquer l’expiration non pas l’ « esprit rude » cher aux hellénistes mais tout simplement la lettre h.
Il ne fait par contre aucune différence entre les voyelles courtes et les voyelles longues.
Il n’a pas résolu non plus la question de la différence pourtant fondamentale entre les o ouvert et le o fermé.
Il ne tient aucun compte de la nécessité ( ?) de marquer l’étymologie du mot.
Faut-il s’en plaindre avec un esprit chagrin ou ne peut-on passer outre ?
Essayons de comparer ce qui est comparable : rh, th et ph, c’est une rançon que le français paye aux étymologistes. La France compte 65 millions d’habitants dont 64 millions ne doivent plus même soupçonner l’existence du grec classique, quelques dizaines de milliers ont peut-être encore des souvenirs de leur jeune âge passé à fatiguer le gros dictionnaire Bailly (13).
Quelques centaines ou peut-être quelques milliers lisent encore le grec aperto libro ....pour lesquels notre langue reste pourtant grevée des rh, th et ph. « Filosofía » (φιλοσοφία) pourra écrire un espagnol qui en connait l’origine et « philosophie » un français qui l’ignore.
Mais si la norme officielle du gouvernement fait fi des considérations étymologiques, il n’en est pas de même de celle du palais royal, il a en effet la sienne, qui reste largement inspirée de celle de Rama VI.
ภูมิพลอดุลยเดช, le nom sanscrit de notre roi, se transcrit Phumiphon-adunyadet mais pour lui (il en a choisi la transcription) Bhumibol Adulyadej.
Sous cette seule réserve qui met en cause l ‘éventualité de supprimer de l’alphabet thaï une douzaine de lettres sinon inutiles du moins superfétatoires - ce qu’a fait le Laos sans état d’âme - nous pouvons considérer que la romanisation du thaï depuis le projet centenaire de son roi n’a pas sérieusement avancé d’un iota (14).
Ce qui est à déplorer, ce ne sont pas les défauts de tel ou tel système de romanisation, mais que, une fois un système adopté de façon quasi officielle, son respect ne soit pas assuré.
Sur les cartes routières bilingues, en général, sur les panneaux de circulation dans les grandes villes ou les routes principales, en général (encore que ...), sur les routes secondaires (dans la mesure où les panneaux sont bilingues), pas toujours. Quant au reste, ne citons que deux exemples : นครศรีธรรมราช, la grande métropole du sud, l’ancienne Ligor, elle est Nakhonsithammarat. Vu sur un bâtiment officiel il y a quelques années un texte en caractère romains (à l’anglaise ?) que j’ai pu lire à la française « Nacore si tu m’arraches ». Sans parler des panneaux sur les autobus « du gouvernement » qui se rendent à สกลนคร, Sakonnakhon que je peux lire (à la française toujours) « ça colle, Nakore ? ». Ceux-là, nous pouvons les voir tous les jours à la station de bus de Kalasin !
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Nous laisserons la conclusion au monarque sous sa royale responsabilité après qu’il nous ait dit que cette question ne concernait pas essentiellement les Siamois mais les Européens (15) :
« Je voudrais répondre à une question, est-ce que le système proposé est destiné aux chercheurs, aux touristes et aux globe-trotters ou aux résident européens ?
S’il est destiné aux chercheurs, le système devrait à mon avis autant que possible être fondé sur le système Hunterian afin de les aider dans leur travail de recherche de l’étymologie et des dérivations.
S’il est destiné aux résident européens, alors il faudrait y qu’il y ait au moins trois tableaux distincts tant pour la phonétique que pour l’orthographe, l’un pour les résidents de Bangkok, l’autre pour les résidents des régions du nord et un troisième pour la péninsule malaise, à moins qu'ils ne préfèrent adopter le tableau des lettrés, qui conviendrait à l’ensemble du Siam.
Si ce sont les touristes et les globe-trotters qui sont concernés, alors je suis fortement enclin à leur donner le fameux conseil de Mr Punch à ceux qui sont sur le point de se marier : n’en faites rien ! » (16).
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Notes
(1) Comme le Vietnamien est passé des idéogrammes aux caractères romains, le turc des caractères arabes aux caractères romains ou le persan qui s’est arabisé en passant des caractères archaïques aux caractères arabes).
(2) A. 58 « Les premières grammaires de la langue thaïe ».
(3) Article 3 « Notre Isan ».
(4) Vajiravudh « The romanisation of Siamese words » Journal de la Siam society, 1903 part 4, p, 1.
(5) « Method for romanizing Siamese » Journal de la Siam society, 1903 part 4, p, 1.
(6) Tome 13, 1913, page 8.
(7) Nous connaissons déjà cet érudit qui fut à la fois consul de France, président de l’alliance française au Siam et responsable de florissantes affaires commerciales.
(8) Bibliothécaire de la Bibliothèque nationale de Thaïlande, auteur d’un solide « Element of siamese grammar » publié à Bangkok en 1900, membre fondateur de la Siam society, il fut comme sujet allemand expulsé vers les Indes où les anglais le retinrent honteusement prisonnier jusqu’en 1920.
(9) Il fut de longues années consul de Grande-Bretagne à Bangkok.
(10) Frédéric CARRAL est lecteur à l’Université Thammasat, et en France docteur en sciences du langage. Sa thèse soutenue à la prestigieuse Université de Paris V (« Paris-Descartes », fille de la Sorbonne) « L’écriture dans l’espace urbain à Bangkok. Supports et alphabets » est disponible sur le site
http://thammasat.academia.edu/FredericCarral.
Elle est bien résumée dans son article publié dans le Bangkok post le 5 mars 2010 « Tourist translation …. Dans les rues de Bangkok ».
(11) Contrairement à ce qu’on lit trop souvent, il n’y a pas de h aspiré, en français du moins, il y a un h muet, un h répulsif (qui refuse la liaison) et éventuellement expiré (ha, ha, ha !).
(12) Du passage du grec classique au latin, l’esprit rude s’est tout simplement transformé en h, lettre qui n’existait pas en grec.
(13) Molière nous consolait-il ?
« Quoi, Monsieur sait du grec ! Ah ! permettez, de grâce
Que, pour l’amour du grec, monsieur, on vous embrasse. »
« Les femmes savantes » acte III, scène V.
(14) Voir à ce sujet les pertinentes observations du professeur Carral dans sa thèse, loc.cit. en particulier pages 68 – 160.
(15) « Cette question de la romanisation concerne essentiellement les Européens plus que mon peuple, mais en même temps, je serais heureux de voir une sorte de système uniforme adopté, plutôt que d'avoir à supporter des systèmes aléatoires et de fantaisie, que chaque groupe, chaque individu, semble utiliser pour romaniser ma langue. »
(16) « Mr Punch’s book of love, being the humour of courtship and matrimony », ouvrage de John Leech publié à Londres en 1910 par le journal Punch, un classique de l’humour anglais.