Bernard, retraité, marié avec une femme de l'Isan, souhaite partager ses découvertes de la Thaïlande et de l'Isan à travers la Grande Histoire et ses petites histoires, culturelles, politiques,sociales ...et de l'actualité. Alain, après une collaboration amicale de 10 ans, a pris une retraite méritée.
Si la politique « de stratégie hygiénique » du roi Rama V dont nous avons parlé la semaine passée, n’eut pas en ce qui concerne « la défécation » un résultat tangible immédiat, son projet d’installer l’eau potable à Bangkok, s’il n’en vit pas la fin, fut en tous cas un inconstatable succès.
L’administration des eaux de Bangkok (การประปากรุงเทพฯ) a été créée le 13 juillet 1909.
L’inauguration officielle fut effectuée sous le règne de Rama VI le 19 novembre 1914.
Selon les Occidentaux présents, l’eau était aussi propre que n’importe quelle ville du monde ! De l'eau à la fontaine pour les habitants de Bangkok ! Nous ne savons si le roi Chulalongkorn y a goûté puisqu’il est mort avant a fin des travaux, Pour sa part, ses palais étaient alimentés en eau provenant de Phtechaburi à 125 kilomètres de là, qu’il préférait à toute autre !
Au début du siècle dernier, la population n’avait pas d’autre sources que les klongs et le fleuve ; Mais pendant une période de trois à six mois, les klongs étaient à sec dans une partie au moins de la ville ne contenaient dans l'autre partie que de l'eau salée ou saumâtre imbuvable. L'eau des puits elle-même était est aigre et amère, à cause de la quantité de magnésie que renfermait le sol. Les habitants et les bestiaux en étaient donc réduits à boire de l'eau impure, qui était la cause principale des nombreuses maladies entériques aussi bien chez les gens que parmi les animaux.
Lorsque l'eau est trop mauvaise pour être bue, on allait en chercher, soit par bateaux, soit par charrettes à bœufs, dans des rivières souvent éloignées de plusieurs jours et les gens qui n'en avaient pas les moyens devaient doivent payer cette eau depuis un jusqu'à dix ticals (bahts) le mètre cube.
Du temps de Monseigneur Pallegoix qui nous décrit les longues années passée au Siam en 1854, quelle eau buvait-on à Bangkok ? On ne peut le lire sans frémir : « La provision d’eau est très facile à faire puisque l’eau du fleuve (i.e. La maenam Chaophraya) est excellente ». Toutefois, continue le prélat, « il existe un moyen fort simple pour purifier l’eau des rivières, méthode qui est généralement utilisée au Siam » c’est tout simplement la purification par l’alun, faisant référence à « tous ceux qui ont des notions de chimie » …
Bon théologien certes, bon chimiste, peut-être moins. La purification par l’alun est un procédé vieux comme le monde, il clarifie incontestablement l’eau mais ne la débarrasse pas de tous les miasmes, virus ou bactéries qu’elle contient de par le simple fait qu’il s’agit tout simplement d’une eau d’égouts. Ce procédé permettait une purification au moins partielle : Dans cent litres d'eau, il suffit d’une cuillerée à café d'alun en poudre, d’agiter avec un bâton pendant une ou deux minutes, et de laisser reposer. Dans une heure ou deux l'eau devient très-limpide, et il se forme au fond du vase un dépôt abondant. Cette méthode est bien préférable à une simple filtration, parce que l'alun décompose les sels d'urine et autres sels insalubres, tandis que le filtre ne peut en dépouiller l'eau qui retient toutes les matières salines en dissolution.
Le procédé était connu en Chine depuis des temps immémoriaux ainsi qu’en Égypte au temps des Pharaons, mais si l’alun existe à l’état natif en Chine et en Égypte, il n’existe pas au Siam. Il était donc certainement importé à grand prix depuis la Chine par les Chinois et utilisé par eux et par les riches.
Les malheureux devaient donc se contenter de l’eau du ciel quand elle tombait et quand elle ne tombait pas ? Celle du fleuve probablement après filtrage, bénéficiant évidemment d’une mithridatisation héréditaire et de l’effet partiellement antiseptique et prophylactique de la surabondance d’épices !
La visite de Rama V au puits artésien de Grenelle (foré vers 1830) lors de son séjour parisien de 1897 ne fut évidemment pas innocente.
La distribution d’eau potable à Bangkok est le fruit de la volonté du Roi et l’œuvre d’un ingénieur français, Louis Robert de la Mahotière, hélas bien oublié des Thaïs eux-mêmes qui lui doivent pourtant une statue et que la presse française en dehors de quelques références dans la presse coloniale et de revues spécialisées a totalement ignoré ces travaux proprement pharaoniques. Nous ne savons que peu de choses sur lui, pas même une photographie. Sa famille était peut-être une famille de coloniaux de Saint Domingue où se trouve un lieu-dit « la Mahotière » qu’elle rajouta à son patronyme ?
Le Journal officiel du 13 novembre 1871 nous apprend toutefois qu’il fut reçu au concours de l’École Centrale des arts et Manufactures, « Centrale » qui n’est dépassée en prestige que par l’École polytechnique et l’École normale supérieure. Il est le 36e sur 122 admis. Cela le fait naître aux environ de 1850 ? Nous perdons sa trace jusqu’à son arrivée au Siam ;
Appelé, en 1902, par le Gouvernement siamois, pour organiser le Service technique sanitaire de la ville de Bangkok, il eut à étudier l'installation d'un service d’eau potable dont l’absence se faisait vivement sentir; mais des considérations financières et surtout politiques firent différer l’exécution des travaux jusqu’en 1909, époque à laquelle. le roi Chulalongkorn donna enfin les ordres nécessaires. Le projet définitif fut aussitôt mis à l’étude et, dès l’année suivante, les travaux purent commencer.
La description de ces travaux ainsi que les photographies et les croquis, sont de la main de l’ingénieur mais nous fîmes abstraction des considérations et calculs purement scientifiques souvent complexes : voir nos sources
Leur achèvement a marqué pour Bangkok une date mémorable, car ces travaux ont été les premiers de ce genre exécutés au Siam, et Bangkok était encore la seule ville de ce pays qui soit dotée d'une distribution d’eau potable.
Le budget du Siam à cette époque représente environ 60 millions de baths, sur lesquels les dépenses de travaux publics sont de l’ordre de 5. Les travaux d’adductions d’eau potable représentent sur le budget 1911-1912, 1 185 899 baths, sur le budget 1912-1913, 1 569 624 baths, sur le budget 1913-1914, 1 004 979 baths et sur la dernière année, celle de la fin des travaux, 417 145 baths soit au total moins que le chiffre de 5 millions de baths qui avaient fait reculer le roi en 1902.
Faut-il rappeler que les 600 000 habitants de la ville étaient – sauf les riches – totalement privés d’eau potable et que cette privation finit par apparaître comme la cause la plus certaine du choléra, qui exerçait tous les ans de grands ravages. Faute de découvertes satisfaisantes dans le sol malgré de forages de 95 mètres de profondeur et une eau de mauvaise qualité et insuffisante en qualité, il fut décidé de prendre l’eau dans la Chaopraya à Chiengrak (เชียงราก), à 30 kilomètres en amont,
c'est-à-dire un peu au-delà du point où l'influence de la marée qui rend l’eau saumâtre ne se fait plus sentir, 20.000 m3 d'eau par jour, soit 230 litres par seconde, au moyen d'une pompe puissante et les amènerait à la capitale par une série de tuyaux en fonte, après les avoir fait passer dans des bassins d'épuration. Jusqu'en 1914, avons-nous dit, la population s'alimentait d'eau de pluie recueillie par les tuyaux de descente des gouttières dans des réservoirs en tôle, et surtout d'eau de fleuve et des canaux que l'on versait dans des jarres, en la brassant avec un peu d'alun et laissant décanter. Notre ingénieur écarta le système des filtres à sable lents, qui exige d'énormes emplacements et de fréquents nettoyages avec risque de contamination, en faveur du système Jewell, américain plus simple el plus efficace (1).
Notre ingénieur ne nous décrit pas les bornes fontaines auxquelles la population a enfin accès à l’eau.
Une photographie (en tête de cet article) nous a apporté la réponse ; il s’agit incontestablement des bornes-fontaines Bayard à volant qui alimentèrent Lyon et Grenoble d’abord puis Paris, en eau (2).
Elles ont l’avantage d’éviter le gaspillage. Elles sont toujours utilisées dans les espaces publics, cimetières, jardins publics, cours d’écoles, et vendues environ 4000 euros HT, prix 2024.
Les analyses poussées effectuées par l'ingénieur établir que l'reau était potable. C'était en 1914. Qu'en est-il 110 ans plus tard ?
NOTES
(1) Le système des filtres Jewel est basé sur l’emploi du sulfate d’alumine, qu’on mélange en très légère quantité dans l’eau brute avant de l’envoyer dans les bassins de décantation. Ce sel réagit sur le carbonate de chaux ou de magnésie contenu dans l’eau brute, avec production d’alumine hydratée et d’acide carbonique. .L’acide carbonique se dissout dans l’eau, et l’alumine hydratée se précipite à l’état floconneux, entraînant avec elle les matières en suspension ainsi qu’une grande partie des bactéries. Les carbonates calcaires sont transformés en sulfates sans que la dureté de l’eau en soit modifiée. L’eau ainsi traitée est envoyée dans les bassins de décantation où la majeure partie des matières en suspension se dépose rapidement ; elle en sort dans un état très avancé de clarification, puis se rend dans les filtres qui terminent la clarification et l’épuration. Le procédé comprend donc trois opérations distinctes : traitement préalable des eaux brutes par le sulfate d’alumine, décantation et filtration, ces deux dernières opérations étant rendues très rapides, par l’agglutination des matières en suspension à l’état floconneux Le système est toujours utilisé aujourd’hui pour les aquariums.
Les plus anciens se souviennent probablement d’en avoir du fonctionner dans leur enfance dans nos villes ? Elles ne sont plus que l’un des joyaux du mobilier urbain
Les bornes fontaines Bayard sont principalement fabriquées en fonte, ce qui leur confère à la fois solidité et esthétisme. On distingue deux grands modèles à volant ou à bouton.
Elles étaient conçues, disait la publicité, pour permettre aux passants de se désaltérer en toute simplicité. Elles étaient mises hors service durant les périodes hivernales pour éviter le gel, problème qui ne se pose pas à Bangkok.
Le mécanisme de fonctionnement est simple, il suffit d’actionner le volant.
Le mécanisme est composé de deux masselottes qui sont mises en mouvement par la force centrifuge du volant. Grâce à cette force, les masselottes soulèvent le clapet situé dans le réseau d’eau potable. Ce mécanisme ingénieux permet de contrôler l’écoulement de l’eau de manière efficace et de prévenir tout gaspillage inutile. Une fois terminé, en relâchant le volant, les masselottes reprennent leur position initiale et le clapet se referme, stoppant l’écoulement de l’eau.
SOURCES
Le génie civil, revue générale des industries françaises et étrangères ; numéro du 10 novembre 1917 les installations du service d’eau potable de la ville de Bangkok par L. Robert de la Mahotière.
Bulletin économique de l'Indochine. Numéro du 1r mai 1904
Bulletin de la société industrielle de l’Est, numéro 43 de 1905, article sur la filtration industrielle des eaux ;
Les Annales coloniales : organe de la "France coloniale moderne numéro du 1er juin 1903.
La Technique sanitaire et municipale : hygiène, services techniques, travaux publics : journal de l'Association générale des ingénieurs, architectes et hygiénistes municipaux de France, Algérie-Tunisie, Belgique, Suisse et Grand-Duché de Luxembourg. Numéro du 19 janvier 1901.
L'Éveil économique de l'Indochine numéro du 17 juin 1923.
พระราชดำรัสการเปิดการประปากรุงเทพฯ ของพระบาทสมเด็จพระมงกุฏเกล้าเจ้าอยู่หัว และเรื่องราวเกี่ยวกับน้ำ Discours royal à l’occasion de l'ouverture de l'usine des eaux de Bangkok de Sa Majesté le Roi Mongkut Klao Publication de 1972.