Le nationalisme et l'école?
Sujet intéressant d’un article intitulé « Thaïlande : le complexe de l’altérité » écrit par un chercheur thaï, Waruni OSATHAROM, (chercheur au Thai Khadi Research Institute, Thammasat University, Bangkok).
« Depuis 1932 et le coup d’État qui a mis fin à la monarchie absolue, les
manuels scolaires thaïs ne se sont pas départis de leur fibre nationaliste. Ils n’ont
d’autre choix que de se conformer à la politique déterminée par le ministère de
l’Éducation .»
1/ Nous avons déjà montré dans des articles précédents que les Laos de l’Isan sont devenus Thaïs par la mise en oeuvre d’une idéologie, la Thaïness, efficace et continue depuis Rama V. Elle a pris bien sûr de formes diverses, en accord avec les enjeux historiques et politiques de chaque époque.
Nous savons, nous autres Français, depuis Jules Ferry que l’école est le principal « média » pour inculquer le nationalisme : une Nation , une langue, un Régime (modèle) politique, des valeurs fondamentales.
2/Rappel :
Nous avions dit dans notre 1 er article que « La Thaïness a servi aux «aristocrates» et aux élites urbaines des Thaïs siamois à construire « l’unité » de la Nation thaïe et à légitimer leur pouvoir sur le dos des identités régionales, que l’on considérait comme « cadettes » dans le meilleur des cas mais le plus souvent inférieures, incultes, paysannes ». Son « efficacité » s’appuyait sur le caractère «sacré» du roi, le bouddhisme, et les médias.
Notre article 9 sur le nationalisme était encore plus précis et montrait son inscription dans l’histoire depuis Rama V (1868-1910) qui avait engagé le processus d’unification de la nation thaïlandaise et, en parallèle, la modernisation du royaume sur le modèle occidental… En 1938, le premier ministre et commandant des forces armées, Phibun avait donner une nouvelle couleur au nationalisme thaï, changé le nom du pays, le Siam en Prathétthaï, instauré un nouvel hymne national : « Le pays thaï, c’est l’union du sang et de la chair des hommes de race thaïe », imposé la langue des Thaïs Siamois (langue de Bangkok) aux minorités ethniques, les Laos de l'Isan, les tribus montagnardes, et les musulmans du sud.
Notre article 12 (Terrorisme ou insurrection séparatiste dans le Sud) constatait que la Thaïness avait réussi en Isan et échoué dans le Sud.
3/ M. Osatharum confirme donc que ;
C’est sous Rama VI, en 1910, qu’est mis en place un système complet
d’éducation et que l’on introduit l’étude des pays voisins par le truchement des
chroniques thaïes. Leitmotiv : la Birmanie est l’ennemie héréditaire de la Thaïlande,
et le Laos et le Cambodge sont des colonies. L’élite et les classes
moyennes s’ouvrent par la suite davantage aux apports extérieurs et un peu aux pays étrangers par le biais d’un manuel d’histoire publié en 1928, synthèse entre le travail académique occidental et la chronique thaïe à fort accents nationalistes. Mais les auteurs ont surtout pour objectif de développer le patriotisme et le sens de la souveraineté thaïe, leur thèse fondamentale étant que, si la Thaïlande n’a jamais été colonisée, c’est en raison de la bravoure de sa population et de ses rois-héros.
Ensuite, du coup d’Etat de1932 au régime nationaliste du maréchal Pibul Songkhram (1938-1942, 1948-1957), au militariste Sarit Thanarat (1957-1963), au maréchal Thanom Kittikachorn (1963-1973) et au nationaliste extrême Thanin Kraivichien (1976-1978), les manuels sont invariablement imprégnés d’une même idéologie :
L’école sert à élever la conscience des jeunes et à leur inculquer la loyauté
envers les « valeurs fondamentales », les trois « piliers » de l’État : monarchie, religion – exclusivement bouddhiste –, nation, la Thaïlande apparaissant systématiquement comme le seul pays libre de la région. Seul changement par rapport à l’avant-1932 : l’apparat critique nationaliste et raciste qui, jusqu’aux années 1960, encadre les manuels de géographie.
Dans les années 1960-1970, l ’enseignement devient une arme de guerre contre le communisme . Une attention particulière va à la Chine et au Viêt-nam, dans la mesure où la Thaïlande doit précisément servir de rempart à leur expansion, les plans quinquennaux lancés à partir de 1961 ayant pour fonction de consolider la situation intérieure du pays. Quant à l’école, elle fournira de bons citoyens à la démocratie
militarisée …
Les pédagogues , dans le manuel destiné au huitième degré , vont faire commencer l’histoire thaïe au XI ème siècle, lorsque, fuyant l’invasion chinoise, les Thaïs fuient la Mongolie, leur terre d’origine, en direction du sud et des terres de Suwannaphum, ou « péninsule dorée », espaces fertiles habités par les Môn et les Khom, ou anciens Khmers;
Ils accréditent l’idée que le Roi envoie des gouverneurs pour administrer Lop Buri et contrôler Sukhotai. En 1240 (?), un groupe de Thaïs s’empare de Sukhotai et en chasse les Khmers. Bang Klang Thao, l’un de ses chefs, sera proclamé roi sous le nom de Sri Indraditya et que les seigneurs de la guerre, sont des exemples à suivre et symboles du combat pour l’unité nationale…
Mais M. Waruni est assez confus et n’explicite pas suffisamment comment les manuels réécrivent l Histoire en essayant de faire croire qu’il y a une passation directe entre le Royaume de Sukkothaï et d’ Ayutthaya et ensuite du Royaume de Siam.
« En août 1997, l'historien Michael Wright (décédé en 2009) écrivait dans The Nation : « En ce qui concerne l’histoire et la culture, la Thaïlande ressemble fort aux pays communistes en ce sens que ces deux matières y sont propriétés de l'État. On ne peut que déplorer une telle situation qui voit toute recherche originale ignorée ou rejetée si elle n'avalise pas la version officielle »(cité par Xavier Galland).
Nous ne pouvons que recommander la série d’articles que Xavier Galland a publiée dans le mensuel Gavroche sur les royaumes de Sukkhotaï et d’Ayutthaya :
« À la lecture d’un guide touristique ou d’un manuel scolaire thaïlandais, on apprend généralement que la ville d’Ayutthaya fut fondée en 1350 et qu’elle devint la seconde capitale du Siam après Sukhothai ».
« De fait, soucieuse d’échapper aux appétits coloniaux européens et de promouvoir les sentiments nationalistes dans la population, l’historiographie officielle thaïlandaise a toujours tenté d’accréditer l’idée d’une nation unifiée depuis longtemps et donc d’une passation de pouvoir quasi-directe - une sorte de filiation - entre Sukhothai et Ayutthaya. Cette thèse a d'ailleurs fait école à l’étranger puisqu’au moment même où j’écris ces lignes j’ai sous les yeux un article écrit par un chercheur états-unien qui commence par la phrase « Ce n’est qu’après le transfert de la capitale de Sukhothai à Ayutthaya en 1350 que (...)
Au début des années 1970, les enfants apprennent que les groupes ethniques
ayant migré à partir du Laos et du Viêt-nam vers la Thaïlande sont « étrangers »
à celle-ci. Et arriérés, parce qu’ils viennent – seule explication fournie – de pays
communistes. Mais les non-Thaïs sont plus généralement classés en fonction de critères raciaux et entretiennent en conséquence des rapports variables avec
les Thaïs : Indiens, Pakistanais et Arabes sont déclarés consciencieux et appliqués
; les Japonais démontrent leurs capacités dans la grande entreprise ; les
Occidentaux se caractérisent par leur aptitude à l’administration et leurs compétences
en matière de commerce, et sont à l’origine des organisations internationales.
Mais on invite les enfants à se méfier de tous.
Reste en suspens l’épineuse question des Chinois, composante essentielle de
la population, que, à partir de 1967, on ne présente plus comme les « juifs de
l’Orient » ; mais comme assimilés, industrieux et réussissant dans nombre de
domaines.
Le tournant des années 1970
Des manuels plus libéraux sont édités durant la période qui suit le départ, le
14 octobre 1973, des dictateurs militaires Thanom et Praphat. L’enseignement
est profondément réformé et les programmes doivent désormais former à l’analyse
et à la créativité : il s’agit maintenant de mieux comprendre la société et
d’être en mesure d’agir sur le monde. Le nationalisme dur est abandonné, et
même si l’on continue de faire l’apologie des rois-héros nationaux thaïs, l’histoire
des autres États de la région – mouvements et personnages – est évoquée.
Avec certes une réserve : les Thaïs, qui n’ont pas été colonisés, s’intéressent
peu à ce qu’a pu être le colonialisme et les mouvements de libération
nationale ou à la décolonisation avec son cortège d’horreurs. Cela entraîne, sur
le plan historique, un rétrécissement du champ régional. Ce qui s’applique d’autant
à l’Occident, dont l’étude restera confidentielle dans les universités en
raison de l’image négative qu’en a la population.
Régression
Après le coup d’État sanglant des militaires, le 6 octobre 1976, arrive au
pouvoir le très conservateur Thanin Kraivichien (1976-1977). Le ministère
lance deux ans plus tard un plan national pour l’Éducation. Bien que l’on annonce vouloir combattre l’élitisme et rendre l’école accessible à tous, l’objectif
redevient le respect fondamental, des trois piliers et le retour au nationalisme radical.
En 1979, le Department of Curriculum décide de réviser en profondeur Nous
et nos voisins, le manuel rédigé en 1960 pour l’école élémentaire : mais on remarque un retour à un anticommunisme militant et une dénonciation des
« étrangers » issus des pays communistes, qui menacent de saper les « trois
piliers » (la Thaïlande était alors, de fait, confrontée au problème de la guérilla
des intellectuels réfugiés en espace montagneux ). Cette ligne dure dominera
jusqu’en 1981.
L’époque contemporaine
La tradition nationaliste persiste en dépit de la fin de la guerre froide, et les
révisions des programmes de 1978 et de 1981 n’ont pas contrarié cette tendance
de longue durée. Les objectifs des plans nationaux de développement arrêtés ces
mêmes années, qui semblaient traduire la volonté de mettre en place une pédagogie
d’apprentissage autonome de la lecture, une décentralisation administrative
et l’étude de terrain à l’échelon local, n’ont pas modifié l’approche générale
: conscience nationale ; sécurité du pays ; les « trois piliers ».
Les affaires intérieures continuent donc de primer sur les matières touchant à la région ou, a fortiori, au reste du monde.
Le programme de 1990, cependant, innove dans une certaine mesure. En
effet, si l’enseignement de l’histoire thaïe reste ancré dans les considérations des
années 1960, par contre, les manuels en sciences sociales Évoluer et vivre, Notre
monde, Notre continent, Nos voisins, présentent un contenu à double entrée.
D’une part, on y trouve l’information géographique, économique et démographique. D’autre part, on y traite de l’histoire contemporaine de l’Asie du Sud-Est,
qui va de la Seconde Guerre mondiale à nos jours et inclut les mouvements
nationalistes, les transformations politiques et les conflits régionaux durant la
guerre froide.
Ce contenu à double entrée fait lui-même l’objet de deux approches.
L’anticommunisme primaire est dépassé des manuels officiels mais des pays comme le Viêt-nam, le Cambodge et le Laos restant diabolisés.
On explique avec force détails comment ces régimes se sont installés et que, bien
qu’ils se soient ouverts, ils perpétuent le socialisme : la méfiance et l’ironie,
notamment à propos de leur économie absolument inadaptée aux contingences
du monde contemporain, restent donc de mise. Certains manuels, aujourd’hui
encore, recourent à l’argument de la pauvreté et de l’ignorance de la démocratie
chez les leaders pour expliquer l’émergence du communisme ; on ignore
alors délibérément les mouvements de libération et l’adhésion de la population
aux luttes.
La principale cible reste le Viêt-nam, toujours considéré comme responsable
de la déstabilisation régionale avec l’invasion du Cambodge en 1978-1979, dont
elle redoute toujours les velléités expansionnistes et dénonce les ingérences dans les affaires intérieures cambodgiennes et laotiennes.
On trouve également, pour analyser les évolutions et comprendre les enjeux
régionaux, une approche en termes d’« économie mondiale et de la nécessité de
la coopération régionale en matière économique. L’Association des nations du Sud-Est asiatique (ASEAN) fait l’objet d’un développement séparé. Peut-être cela tient-il à la rémanence de l’anticommunisme, dont les effets seront encore longs à se dissiper ? Toujours est-il que les jeunes générations n’ont pas d’idée claire de ce qu’est la formation d’un marché régional.
En conclusion
Le monde extérieur continue d’être perçu à travers le prisme de l’idéologie
nationaliste enseignée à l’école. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le savoir
académique a en définitive peu évolué.
Le Department of Curriculum a bien promu, ces deux dernières décennies, l’élaboration d’ouvrages d’appoint sur l’Asie du Sud-Est, mais leur distribution est restée limitée, rares étant les lycées qui en ont fait l’acquisition.
L’un des effets de ce nationalisme répandu depuis au moins soixante-dix ans
en Thaïlande est que l’«Autre » est ce qui s’écarte des trois « piliers », comme par exemple les Karen montagnards de l’Est ou les musulmans du sud de la
péninsule, dans les provinces de Yala, de Pattani et de Narathiwat, qui ont fait
une entrée fracassante sur la scène internationale en janvier 2004 avec un
cortège de violences que le gouvernement a tenté d’enrayer par l’introduction de manuels scolaires.
« Huit nouveaux manuels ont donc paru en mai de la même année pour renforcer la cohésion nationale à travers l’étude de la langue et de la culture thaïes, mais aussi pour prendre en compte les particularismes locaux. Un comité ad hoc, composé de trente experts, a ainsi autorisé que le yawi, dialecte malais utilisé par les musulmans, serve de base à l’apprentissage par ses locuteurs de la prononciation des mots thaïs ; sera également promu le dialogue entre bouddhistes et musulmans, l’assimilation des Chinois étant donnée pour modèle. »
On ne peut pas dire que cette heureuse initiative a eu le succès escompté. Il est vrai qu’en 2004 et ensuite le gouvernement Thaï n’ pas envoyé que des « manuels » à Pattani.
(Cf. Notre article 12 précédent sur la situation dans le Sud de la Thaïlande )
commenter cet article …