Nous avons vu aussi qu’au-delà de la doctrine du bouddhisme (et de ses différentes écoles), le bouddhisme « réel » était « aménagé » par les différents acteurs de la Société en fonction de leurs « intérêts ». Nous avons « suggéré » que les Isans, (et l’écrivain isan Pira Sudham aussi. Cf. notre article) avaient intégré le bouddhisme « officiel » à leur animisme « fondateur » et surtout attendaient de leurs offrandes « spirituelles » des bienfaits matériels immédiats. De même, on peut se douter que le Pouvoir siamois et thaï (comme autrefois ( ?) en France) a su « utiliser » la religion à d’autres fins que religieuses.
Bref, nous nous proposons de souligner d’autres « usages » du bouddhisme pendant la période de Rama IX (le roi actuel) surtout marqué par le nationalisme et la société moderne (système capitaliste, société majoritairement urbanisée, société de consommation et d’internet…) et la crise que traverse actuellement le bouddhisme thaï que certains attribuent au laxisme de la hiérarchie bouddhique ( le Conseil suprême du Sangha), et à l'incapacité de l'ensemble du clergé à s'adapter à l'émergence rapide d'une société moderne (Cf. article de Gabaude dans « la triple crise du bouddhisme en Thaïlande (1990-1996»), avec de nouvelles problématiques que posent de nombreux bouddhistes éminents, et « engagés ».
La presse évoque d ‘ailleurs régulièrement « La déliquescence du bouddhisme thaïlandais » avec certaines affaires (drogue, viols, vols, scandales financiers et … meurtres) qui ont même amené en 1996, Le chef de la police nationale, le général Pochana Boonyachinda, a déclaré publiquement : «Les pagodes sont devenues des refuges pour les criminels. Beaucoup de bonzes ont un mandat d'arrêt qui les attend...». De nombreux fidèles reconnaissent effectivement une crise morale.
1/ Deux « religions » concurrentes ? ou associées ? : le nationalisme et le consumérisme (avec son système capitaliste, société majoritairement urbanisée, société de consommation et d’internet…)
1.1 L’Etat moderne et le nationalisme
Pour reprendre une analyse de Stephen M. Walt ( Professeur de relations internationales à Harvard, contributeur régulier à Foreign Policy), ce ne sont pas les marchés ou la religion ou encore le progrès qui mènent le monde, mais bien le nationalisme.
« La conviction que l’humanité est formée de nombreuses cultures différentes —c’est-à-dire de groupes partageant une langue, des symboles et une histoire (invariablement gratifiante et pleine de mythes)— et que ces groupes doivent absolument disposer de leur propre État est une force qui, depuis deux siècles, exerce une écrasante puissance. »
« C’est le nationalisme qui a cimenté la plupart des puissances européennes de la période moderne, transformant des États dynastiques en États nations, et c’est la diffusion de l’idéologie nationaliste qui a contribué à l’écroulement des empires britannique, français, ottoman, hollandais, portugais, austro-hongrois, russe et soviétique.. »
« Les nations—parce qu’elles évoluent dans un monde concurrentiel et parfois dangereux—cherchent à préserver leur identité et leurs valeurs culturelles. Dans de nombreux cas, le meilleur moyen pour atteindre ce but consiste à avoir leur propre État, car les groupes ethniques ou nationaux dépourvus d’État propre sont généralement plus vulnérables aux invasions, à l’absorption et à l’assimilation. »
« En bref, dans le monde concurrentiel de la politique internationale, les nations sont incitées à obtenir leur propre État et les États à encourager une identité nationale commune au sein de leurs populations. ».
Mais peut-être oublie-t-il, la « révolution informatique » qui est en train de bouleverser toutes ces « religions » !
Nous avons déjà maintes fois dans ce blog présenté l’importance du nationalisme et de la Thaïness pour comprendre l’Histoire et la Politique de la Thaïlande. On rappelait, entre autres dans notre article 9, que :
« Rama V (1868-1910) a engagé le processus d’unification de la nation thaïlandaise et, en parallèle, la modernisation du royaume sur le modèle occidental. Ce nationalisme thaï s’articule d’une part autour de la notion sinon de « race » du moins d’appartenance ethnique et, d’autre part, sur la fidélité et la soumission au Roi ( …) Cette politique fut intensifiée par son successeur le roi Rama VI (1910-1925) Il donna au nationalisme thaïlandais une dimension culturelle et mis en avant le principe de « Thaï-ness » : modèle culturel issu des caractéristiques communes aux ethnies thaïes censées constituer le nationalisme. Les trois piliers du nationalisme thaï deviennent donc : le roi, la nation et la religion (…) En 1938, le premier ministre et commandant des forces armées, Phibun va donner une nouvelle couleur au nationalisme thaï » (voir les articles.
http://www.alainbernardenthailande.com/article-pour-comprendre-la-crise-actuelle-la-thainess-63516349.html http://www.alainbernardenthailande.com/article-article-13-le-nationalisme-et-l-ecole-68396825.html http://www.alainbernardenthailande.com/article-article-9-vous-avez-dit-nationalisme-thai-66849137.html ) …
Ensuite le dictateur Sarit (maréchal et commandant en chef des armées en 1954. Ministre de la Défense de mars à août 1957, il renverse Phibul en septembre, se proclame dictateur militaire en 1958, et assume, de février 1959 jusqu'à sa mort, la charge de Premier ministre), va, pour légitimer sa dictature, avec l’aide des Américains (qui financeront les images du Roi entre autres), remettre en avant le rôle sacré du Roi que Phibun avait restreint. Il rétablira la pratique de la prosternation avec la tête touchant le sol pour les audiences royales, que le roi Chulalongkorn avait abolie. Il organisera les visites du Roi en Province, les « inaugurations » des projets de développement, les remises de diplômes de l’Université … bref, la propagande royaliste. Le roi était partout, le roi était de nouveau vénéré.
Les 3 piliers, l’Etat (le nationalisme), le roi et le bouddhisme pouvaient de nouveau se soutenir mutuellement, même (et surtout ?) sous une dictature. Et pour revenir à notre sujet, le roi devenait le « commandant des croyants bouddhistes » (le Roi nomme un patriarche pour diriger la Sangha, organisation religieuse fondée par Bouddha. Ce patriarche choisit quarante-cinq moines de haut rang qui nommés à vie forment un conseil qui légifère en matière religieuse. Neuf autres moines assument pour 4 ans l'exécutif.). La religion devait être citée en tête dans les discours nationalistes pour justifier l'existence de l'Etat. Peu à peu, les croyances et « le clergé » bouddhiste étaient considérés comme des subordonnés aux intérêts de la nation.
Mais si, il y a un siècle, le pouvoir de l'Etat était restreint à la capitale et à quelques grandes villes. La centralisation du pouvoir politique se réalisera au détriment de l'autonomie des communautés locales et de leur participation aux affaires des pagodes. Avec l’émergence de l’Etat centralisé et sa volonté de contrôler ses sujets sont apparus deux systèmes hiérarchiques nouveaux : une hiérarchie religieuse et une administration civile obéissant à la logique de l’Etat sous couvert de la logique de la Règle religieuse.
De fait, l'Église bouddhique va perdre progressivement son emprise sur la population laïque. Dans la Thaïlande traditionnelle et agraire, la pagode abritait l'école communale et le marché. L’Etat moderne, nous l’avons dit, va mettre en place une éducation publique, à la fois pour former ses sujets et aussi pour forger la nation thaïe (Cf. notre article sur la problématique de la thaïness).
L’éducation publique
Gabaude indique que la mise ne œuvre du système scolaire public et centralisé de l’Etat a évidemment vidé la voie traditionnelle de la scolarisation qui s’effectuait dans les pagodes et enlever au noviciat le vivier naturel du recrutement. Les pagodes « renommées » étaient alors pour les plus pauvres un moyen d’ascension sociale et de prestige …ainsi que pour les plus aisés.
Les meilleurs y voyaient une source de prestige et la sangha voyaient un renouvellement de ses cadres et comprenaient des membres instruits et disciplinés. « Quand la sangha va, tout va », disait-on.
Les diplômes « prestigieux », la course à l’argent, la société de consommation, les publicités, les médias… bref, les modèles proposés dans la société moderne seront à l’opposé du renoncement proposé par le bouddhisme, et ne pourront que provoquer sinon une crise ,du moins des fortes tensions entre des systèmes de valeurs opposées. Formoso (in Bouddhisme renonçant, capitalisme triomphant), plus nuancé, (nous dit Doryane Kermel-Torrès), évoque « une dialectique entre le sangkha, stricte discipline de vie et conformité aux préceptes bouddhiques, et la sangkhotn, espace social englobant qui admet un certain relâchement des préceptes bouddhiques (les idéaux de renoncement et de non-violence par exemple). Les contradictions entre ces deux sphères se font de plus en plus apparentes sous l'effet, notamment, de l'évolution des mentalités et de la base sociale des communautés de bonzes », et surtout, faudrait-il rajouter de l’appétit consumériste de la jeune génération, dont « les aspirations bouddhistes » sont difficiles à déceler.
1.2 Le matérialisme, le consumériste.
Confrontée aux « valeurs » de la société capitaliste et à l’ « évolution » de la Société, le passage d’une société agraire à une société urbanisée et moderne, les principes du bouddhisme sont sérieusement malmenés par l’expansion économique. Louis Gabaude signale que ce matérialisme a même touché le sangha lui-même, et une communauté de bonzes qui n’est plus toujours à la hauteur de sa mission première d’éducation et de préservation des préceptes du Bouddha.
Il faut donc mettre en parallèle les traditions, la plupart issues du bouddhisme, avec l’évolution des mentalités. Akin Rabibhadana, Paritta Chalermpow Koanantakool ou Thongchai Winichakul réévaluent les séquences historiographiques et analysent les grands tournants qui ont marqué les changements de mentalités. (Cf.Thailander du19 juillet 2011). Phra Phaisan remarque comment la montée de la prospérité matérielle des pagodes a été parallèle à l'expansion de l'économie capitaliste fondée sur l'argent, spécialement depuis le règne de Rama V.
L’ Eglise bouddhiste elle-même est touchée par l’argent.
Nous avions déjà dans notre article 22
http://www.alainbernardenthailande.com/article-22-notre-isan-bouddhiste-ou-animiste-78694708.html, montré que de nombreuses pratiques comme les « Prédictions, astrologie, rituels, pouvoirs surnaturels, croyances, formules magiques, allumettes…. » qui veulent prédire le futur, changer le cours du destin ou « inverser le karma » étaient utilisées dans les pagodes et en enrichissaient beaucoup. Le site « Thaïlander » http://thailande-fr.com/author/bangkoknews proposait en date du 16 mai 2011 un article très intéressant de Loris-Alexandre Oviatto , « La Thaïlande est le pays des amulettes ». où il décrivait comment se crée la valeur spirituelle et commerciale du marché des amulettes. . « Une étude du Kasikorn Research Center en 2008 estime que le marché des amulettes représente 40 milliards de bahts par an. » (…) En effet, l’amulette est une valeur refuge typiquement locale, plus rentable et sécurisé qu’un placement bancaire, qui ne subit pas le cours de l’inflation et des troubles politiques, tout en étant soumise à aucune taxe, autant dire que le marché aux amulettes thaïlandais a de l’avenir » .
De même la presse signale souvent le pouvoir de certains moines de « récolter beaucoup d’argent », comme si leur pouvoir spirituel se mesurait à ce critère ! Elle parle moins de l’enrichissement des pagodes de Bangkok, riche de leur parc foncier, des vénérables qui spéculent dans l'immobilier ou se livrent à des opérations de haute finance à la Bourse de Bangkok. Réfrigérateurs, télévisions couleur, magnétoscopes, climatiseurs font désormais partie de l'équipement ecclésiastique. «Les pagodes étaient pauvres. Arrive le boom immobilier et soudain les bonzes deviennent riches. Simplement, ils ne savent pas quoi faire de l'argent», commente Sulak Sivaeraksa ( fondateur du Réseau international des bouddhistes engagés) (Cf. note).
Que dire de la société « consumériste » ?
Nous sommes ici dans l’évidence d’une société qui ne se distingue plus par son éthique et ses valeurs « bouddhistes », même si l’Eglise bouddhiste joue encore un rôle fondamental dans la vie des Thaïlandais, comme les supermarchés que l’on visite parfois à défaut de pouvoir acheter. Les rêves et les désirs ne vont plus au renoncement, à la recherche d’une vie plus « bouddhiste », mais à l’achat des biens de consommation en suivant la mode, que certains aiment qualifier d’occidentale », venue de « l’extérieur » comme pour se dédouaner. Les jeunes générations sont plus « branchées internet » que sur l’enseignement de bouddha, utilisent davantage leur dernier téléphone, leur « iphone » (et tablettes bientôt) avec leurs copains et copines, que le réseau religieux.
On peut avoir le sentiment que Formoso, que l’on présente souvent comme un des meilleurs spécialistes francophones de la société thaïlandaise, aime l’usage de la litote, quand il reconnait que l’espace social « admet un certain relâchement des préceptes bouddhiques (les idéaux de renoncement et de non-violence par exemple) ».
Vous avez dit « relâchement » ? Nous dirions plutôt « révolution ». La « révolution informatique » change les comportements, offrent de nouveaux objets « désirables », proposent d’autres façons « d’être ensemble », « d’autres liens qui nous unissent » à travers les nouveaux « réseaux sociaux ».
Certes, elles fréquentent encore les pagodes, recherchant plus sa « convivialité », le sentiment d’être ensemble pour « fêter » les moments importants du calendrier « officiel » et de la vie sociale et familiale, que le désir de vivre l’idéal bouddhiste. Certes les pagodes jouent encore un rôle important pour 95 % des Thaïlandais, mais il faudrait renouveler les analyses pour en trouver la « vérité », les vraies raisons. Gabaude s’en approchent-elles ?
2/ La crise du sangha
Louis Gabaude dans « la triple crise du bouddhisme en Thaïlande (1990-1996» nous montre qu’en la fin du XXème siécle, le bouddhisme thaï est « en proie à une crise profonde » , qu’il envisage sous la forme d’une crise morale et d’autorité , « signes d’une plus profonde crise du sens ».
Il nous invite à ne pas nous étonner, ne serait-ce qu’au regard de la progression démographique. En effet, dit-il, la population thaïlandaise comptait en 1911, 8 266 000 habitants et elle vient de dépasser les 60 millions. Il n’a fallu que 90 ans pour accomplir une progression démographique qui a nécessité 2000 ans à la France.
En parallèle, il commente des tableaux statistiques qui prouvent, que contrairement à ce que l’on peut voir (le nombre de pagodes et de robes safrans rencontrés), une forte et régulière baisse d ‘intérêt pour la vie religieuse. « De 1958 à 1994, soit une période de 36 ans seulement, la population totale du pays augmentait de plus de 136,77 % tandis que le nombre de bonzes ne progressait que 79,22 % ».
Ces chiffres « pulvérisent un cliché couramment admis chez beaucoup d’observateurs thaïs selon lesquels c’est la toute récente explosion de la société de consommation qui a précipité le désintérêt pour la vie spirituelle mise en œuvre dans la vie monastique ».
« La chute relative du nombre de moines précède de beaucoup les premiers plans de développement ». Autrefois la prospérité économique de la société étaient « communément interprétés comme des facteurs indispensables à la prospérité du bouddhisme », du sangha. Aujourd’hui, ces « mêmes facteurs apparaissent au contraire comme des facteurs de décomposition » « visibles sous ce qu’on peut appeler : les crises de l ‘autorité et de la morale. »
2.1 La crise de la morale.
2.2 La crise de l’autorité : Une hiérarchie dépassée
Dans le bouddhisme originel, ou dans les sociétés agraires, la communauté locale des bhikkhu, vivait de façon autonome sous l’autorité d’un ancien, qui n’avait aucun mal à identifier et sanctionner les manquements à la discipline. Il était aidé par la deuxième partie du canon bouddhique, le Vinaya-pitaka, un recueil qui lui donnait la Règle à appliquer.
La crise que traverse actuellement le bouddhisme thaï est dûe d'une part au laxisme de la hiérarchie bouddhique, le Conseil suprême de la Sangha, et d'autre part à l'incapacité de l'ensemble du clergé à s'adapter à l'émergence rapide d'une société moderne dans un pays en pleine expansion économique. «Le Conseil suprême se réunit tous les quinze jours, mais rien ne se passe. Absolument rien! Il n'y a aucun comité de travail ou secrétariat pour faire appliquer les règles de la Sangha», raconte Maha Jerm Suvaco, directeur de recherche à l'université bouddhiste Maha Chulalongkorn et chef de file d'un groupe de bonzes réformistes. Selon lui, la loi ecclésiastique de 1962, adoptée sous le régime du dictateur Sarit Thanarat, est à l'origine des problèmes actuels.
Cette loi accorde au Conseil suprême de la Sangha tous les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. « Les patriarches sont nommés à vie, et l'âge moyen dépasse aujourd'hui les 80 ans. Certains seraient devenus peu à peu séniles, incapables de lire ou de comprendre de quoi on leur parle. Mais sans leur accord, rien ne peut se faire... Dans les monastères, le problème se pose autrement. Le bonze supérieur peut ordonner qui bon lui semble et décide seul de la répartition des donations. Bref, il règne en maître absolu sur son temple et ses moines. Et lorsqu'il décide de quitter la Sangha, il peut emporter son pécule, soit une bonne partie des donations. » « La loi ecclésiastique de 1962 fait du bonze supérieur un dictateur en puissance. Le clientélisme et les affaires de pots-de-vin sont notoires dans les temples, mais personne n'en parle par crainte d'être persécuté», explique le vénérable Jerm Suvaco. Et d'ajouter: «Aucune amélioration n'est possible sans une réforme administrative de la Sangha.»
On peut comprendre que dans cette nouvelle situation dite moderne (nationalisme (au début juin 2007, environ 3 000 moines avaient manifesté devant le Parlement, pour obtenir que le parlement déclare le bouddhisme comme la religion de l’Etat de Thaïlande), capitalisme, crises morales et d’autorité, nouvelles valeurs « consuméristes » …) beaucoup sont intervenus, surtout depuis la guerre du Viet Nam (Voir l’article de Gabaude par exemple, Fractures sociales et bouddhisme : le regard de Buddhadasa Bhikkhu, in GAVROCHE , 27/06/2011), pour demander une évolution du bouddhisme thaïlandais.
Le « bouddhisme dit engagé » en a été l’expression « politique » la plus visible. Sulak Sivaraksa en est la voix la plus connue en Thaïlande :
"En rendant le bouddhisme plus proche du monde contemporain, il ne s'agit en aucun cas d'oublier l'essentiel, comme par exemple les principes de l'éthique. Il faut simplement leur redonner un sens dans les sociétés où nous vivons.
Dans les sociétés agraires où le bouddhisme s'est développé, les choses étaient plus simples... On pouvait dire "je ne tue pas, je ne vole pas, je ne commets pas l'adultère, je ne mens pas. Je suis quelqu'un de bien" mais avec la complexification grandissante de nos sociétés, ça ne marche plus comme ça ! (...) S'abstenir de tuer tout être vivant n'est plus aussi simple. Nous devons nous interroger. Pouvons-nous admettre que nos impôts servent à l'armement ? Devons-nous élever des animaux pour les tuer ?
Concernant le deuxième précepte - ne pas voler - il faut aussi s'interroger : même si nous ne dérobons rien directement, pouvons-nous accepter de voir les pays riches exploiter les pays pauvres via le système bancaire international et l'ordre économique mondial ?
En fait, participer à tout le système de consommation c'est déjà risquer, à chaque instant, de violer les trois premiers préceptes ! Quant au quatrième, s'abstenir de paroles mensongères ou incorrectes, c'est particulièrement difficile dans un monde fondé sur la communication publicitaire et la propagande politique...
En fait la souffrance, qui, certes, pouvait être souvent effrayante au temps du Bouddha, était pourtant plus simple à comprendre. L'interdépendance entre les phénomènes est devenue une chose très complexe... Si nous n'adaptons pas la sagesse bouddhiste à la compréhension de la réalité sociale et à la recherche d'une réponse aux questions qu'elle pose, alors le bouddhisme risque de n'être qu'une sorte d'échappatoire aux problèmes de ce monde, à l'usage des classes moyennes." Extraits d'une interview de Sulak Sivaraksa parue dans le magazine américain Turning Wheel (1994, traduction française J.-P. Ribes).
Mais la société civile s’exprime aussi
Toutes ces remises en cause permettent de comprendre comment le pays a fonctionné sur des bases irréelles, comment il s’est leurré dans un modèle et comment ce mensonge est devenu un frein. « Désormais, la société « civile », même si elle est souvent manipulée par des politiciens, des hommes d’affaires et l’armée, s’exprime ; des intellectuels, paysans, régionalistes veulent maintenant prendre la parole et présenter leur vision de l’histoire. « La nécessité d’une histoire des interstices que prônait Thongchai Winichakul (Cf note) en 2002 s’impose. ».
Les « événements politiques » récents avec l’émergence des « rouges » entre autres, inaugurent de nouvelles analyses, font entendre des voix longtemps étouffées, remettent en cause ce qui semblaient aller de soi quant à l’identité, le partage du pouvoir politique, de l’expansion économique. Les normes (respect au chef, thainess, clientélisme, achat de voix, corruption…) que l’on présentaient comme immuables sont aussi remises en cause. La libéralisation aveugle des marchés, l’exploitation du salariat, la mise à l’écart du Nord et de l’Isan n’est plus acceptée comme une évidence. Le mythe du modèle économique des élites thaïlandaises a montré ses limites. Le nationalisme peine à mobiliser (mais est toujours à l’affût) , le roi ne dit plus rien depuis son hôpital, et on n’entend plus le message bouddhiste.
Il est vrai que nous avons montré que la majorité des Thaïlandais ont fait de Bouddha un Dieu et que les Isans ont conservé leur animisme.
Oui, la société thaïlandaise est vraiment en train de changer.
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-Gabaude , « la triple crise du bouddhisme en Thaïlande (1990-1996»), BEFEO 83, p. 241-257.
-Notre référence constante à Gabaude s’explique par l’autorité reconnue de cet auteur dans la connaissance du bouddhisme thaïlandais. Ancien membre de l’Ecole Française d’Extrême Orient, longtemps enseignant à l’Université de Chiang Mai (Thaïlande),
-Voir aussi son article Fractures sociales et bouddhisme : le regard de Buddhadasa Bhikkhu, in GAVROCHE , 27/06/2011.
-FORMOSO, Bernard (2000) Thaïlande. Bouddhisme renonçant, capitalisme triomphant. Paris, La Documentation Française (Coll. « Asie plurielle »), 179 p.
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