Qui est Thaï ? Qui est Thaïlandais ?
Nous avons déjà évoqué maintes fois cette question de la nationalité voire de l’identité, quand par exemple nous avons étudié l’Isan*. Nous avions été surpris d’apprendre que les Thaïs siamois étaient minoritaires en Thaïlande (40%), que les Isan représentaient 31% des 68 millions de la population thaïlandaise et qu’ « ils regroupaient en fait des groupes ethniques très divers, aux origines, traditions, coutumes, langues différentes, dont les 3 principaux étaient les Thaïs Isan, les Thaïs Khmer, et les Thaïs Kouis » (Cf. tableau en note **). Nous avions également appris avec Ivanoff*** que « les Thaïs siamois avaient imposé leur langue, leurs normes et établit une « hiérarchie » avec ces autres peuples, comme avec les Muangs, les Pak Tai, les Khmers, les Chinois, les Khaek, les groupes montagnards (Karens, Hmongs, Akhas …) Ils étaient tous Thaïlandais, mais pas tous des vrais Thaïs ».****
1/ Encore récemment, dans notre article « 10. Origine des Thaïs ? Mais de quels Thaïs parlons-nous ? » nous nous demandions même s’ils en restaient encore de ces Thaïs venus de Chine,*****et de citer les migrations successives volontaires et souvent forcées (prisonniers, esclaves) avec les Laos, les Birmans, les Khmers, les Annamites, les Chinois, les Pégouans, les Môns, les Malais, les Hindous et même les Japonais et les Portugais … Les sources convergent, disions-nous, pour estimer qu’ au début du siècle dernier sur « environ » 6 millions d’habitants, il n’y avait qu’ 1 million et demi de Thaïs !
Alors pourquoi revenir encore sur cette question ?
- Parce que la grande majorité des Thaïs siamois se considèrent encore comme les vrais Thaïs ?
- Parce que les Thaïs siamois n’arrivent pas encore à admettre que la Thaïlande est un pays de mixité, prisonniers qu’ils sont de leur idéologie unitaire de la Thaïness.
- Parce que l’on commence seulement à accepter que du sang chinois coule dans les veines de nombreux dirigeants, que du sang birman coule dans de nombreuses grandes familles du Sud … « On le savait, mais on ne le disait pas ».(Ivanoff, p.482 ******)
- Parce qu’ ils leur faut encore jongler entre la non-reconnaissance ethnique et la nécessité de reconnaître « officiellement » les Thai Isan et les Thai Islam par exemple.
- Parce que, s’il n’y a pas officiellement en Thaïlande de reconnaissance des « minorités ethniques », comme dans les pays voisins (Laos, Vietnam, Chine), même si les Autorités ont néanmoins identifié 9 groupes ethniques relevant des chao khao******* (Lawa, Htin, Khmu, Mlabri, Akha, Lahu, Lisu, Karen, Mien ) et les Moken au Sud,
- et que de nombreux inventaires « officieux » répertorient 30 à 40 groupes ethnolinguistiques et jusqu’ à 74 langues. (Cf. op. cité)
Et pour rester dans notre sujet :
- Parce que de nombreux articles de Thaïlande contemporaine donne des éléments de réponse à la question : Qui sont les Thaïlandais d’aujourd’hui ?****** et permet à chacun d’en discuter.
2/ Stephane Dovert, pour prendre un exemple de sa conclusion, cite l’un des plus brillants anciens premiers ministres et intellectuel « Kukrit Pramoj (mars 1975-avril 1976) (qui) concédait ignorer ce qui fondait l’identité thaïlandaise».(p.257).
Et pourtant, on pourrait citer des dizaines d’auteurs, de nombreuses revues
thaïlandaises qui ont tenté et tentent, inlassablement, de répondre à cette interrogation légitime.
- Nous avons déjà indiqué maintes et maintes fois que les Thaïs siamois avec la Thaïness avaient tenté et réussi en partie (vrai pour l’Isan, faux pour les provinces islamiques du Sud) d’imposer leur idéologie (une langue, respect absolu de la monarchie et du roi, et des traditions bouddhistes) et UNE vision de l’Histoire inculquée à l’école.
- Nous venons de raconter dans « NOTRE » Histoire que les Thaïs sont arrivés tardivement dans ce qui allait devenir le Siam et qu’ils ont dû composer, se mélanger, fusionner, épouser ………. avec les populations déjà présentes comme les Môns, les Khmers, les « Birmans, les Laos, les Malais et autres « ethnies » …
- Mais nous avons montré récemment avec notre lecture de deux films très populaires comme La Légende de Suriyothai et La Légende du Roi Naresuan, du Prince Chatrichalerm Yukol
- que les Thaïs à des moments cruciaux, tiennent à rappeler qu’ils sont fiers « d’être un peuple indépendant et libre » et qu’ils sont « prêt à résister à l’invasion étrangère »… et à « imaginer » leur Histoire.
- Bref, que les contradictions demeurent, qu’il faut distinguer les pratiques et les discours, le passé et le présent, les réponses simplistes et les analyses plus pertinentes qui peuvent par exemple inclure des formes apparemment paradoxales et/ou contradictoires.
3/ Alors qui est Thaï ? qui est Thaïlandais ?
- Un Thai Isan n’est pas un Thaï, mais se sait Thaïlandais. Et encore faudrait-il préciser un Thai isan Lao. Un Kui (Souay) est certes de l’Isan (entendu comme Nord-Est) mais se définit encore d’après sa culture.
- Un Thai Islam sait qu’il doit être Thaïlandais, mais tous ne le veulent pas. « Il existe autant de marqueurs identitaires unificateurs que de marqueurs différenciant l’unité Sud ». (Yves Goudineau et Bernard Vienne, op.cité)
- La question peut encore se poser pour les chao khao*******.
« Les chao khao représentent actuellement un faible pourcentage (moins de 3%) de la population thaïlandaise, mais ils sont près de 50% dans une province comme celle de Mae Hong Son ».
Yves Goudineau et Bernard Vienne, dans un excellent article*******, après avoir rappelé la brève histoire de leur migration et leurs composantes ethniques (Lawa, Htin, Khmu, Mlabri, Akha, Lahu, Lisu, Karen, Mien ), leur évolution, et leur tradition mythique commune, leur mutation « forcée » par l’intervention gouvernementale, posent la question de leur « pluralisme identitaire ». Ils indiquent qu’ils ne sont pas prêt à s’intégrer au « prix d’une perte totale d’identité » ; « Ils revendiquent leur appartenance de droit à la nation thaïlandaise (…), (mais) ils le font en tant que Karen
Hong, Lisu, Akha … ». « A leurs yeux, ils n’y a pas de contradiction ».
- La question se pose aux frontières, et pour les nomades marins (Cf. les travaux d’Ivanoff sur ce sujet)
« Cette double nationalité existe dans la pratique et ce n’est pas une loi qui changera les réseaux de voisinages, familiaux, de clans … » (p. 493), les solidarités traditionnelles et tous les trafics, qui se situent à la marge du licite et de l’illicite, du légal et de l’illégal.
(Cf. notre article 23******** « C’ est vraiment le nouveau quadrangle d’or , qui profite aussi bien aux Etats lao, thaï, chinois et vietnamien , au crime organisé , aux hommes d’affaires thaïs et chinois, aux montagnards , au petit peuple de chaque côté des frontières , et à tous les échelons des « corrompus »» )
- Et la question va se poser encore longtemps avec les migrants birmans travaillant au Sud.
Quand on a une population de presque deux millions de travailleurs dit clandestins, et travaillant « dans l’agriculture, l’industrie du poisson, le bâtiment, les usines de textiles et les emplois domestiques (…) à concurrence de 1,5% du PNB »********, et les flotilles de pêche, on peut imaginer qu’à moyen terme va se poser la question de leur intégration pour une partie d’entre eux.
Finalement, on se rend compte que notre question n’a pas fini d’être posée, car elle est au carrefour de l’Histoire, de la politique, de la culture, de l’idéologie, des intérêts économiques (du pouvoir central, régionaux, des « mafias »), de l’actualité souvent…
Et pour notre modeste blog, « NOTRE » Histoire de la Thaïlande, nous verrons que le plus souvent ( !) l’Histoire officielle de la Thaïlande continue de se raconter que du point de vue des Thaïs siamois.
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*http://www.alainbernardenthailande.com/article-notre-isan-3-les-isan-des-vrais-thais-71449425.html
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**Rappel.
Le tableau ci-dessous est très explicite et a l’avantage de ne pas être contesté :
GROUPE REGION PRINCIPALE
Groupes de langues thaï 83%
Siamois Centre 40 %
Isans (ou Lao-Thaïs) Nord-Est 31 %
Muangs (ou Yuans), Nord, 10%,
Thaïs du Sud (ou Pak Tai), Sud 4 % ;
Thaïs musulmans, Centre et Sud 1 % ;
Autres groupes thaïs (Shan, etc.) Centre et Ouest montagneux 2 %.
Sino-Thaïs et Chinois Régions urbaines (surtout Bangkok) 10 % ;
Groupes austro-asiatiques 2,2 %
Khmers, Est frontalier 1,5 %
Môns Centre 0,2 %
Kuis Nord-Est 0,4 %
Autres (Lahus, Lawas, etc Nord montagneux) 0,1 %
Austronésiens (Malais) Sud frontalier 3 % Groupes montagnards 1 %
Karens (tibéto-birman) Nord et Ouest montagneux 0,6 % Hmongs et Yaos Nord montagneux 0,2 % Autres (Akhas, etc.) Nord montagneux 0,2 %
Groupes immigrants 0,3 %
Vietnamiens, Régions urbaines et Nord-Est 0,2 % ,
Indiens et autres Régions urbaines 0,1 %
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***Jacques Ivanoff, Construction ethnique et ethnorégionalisme en Thaïlande, Carnet de l’IRASEC n° 13
****Cette hiérarchie a longtemps été acceptée, et cela jusqu’à l’apparition des Rouges qui englobent désormais plus que les simples paysans mécontents. Remarquons que certaines dénominations sont officielles, comme le Thai-islam qui reconnaît la religion comme une variable de l’ethnicité thaïe. Les Thai Isan sont, quant à eux, une catégorie acceptée qui se définie d’abord géographiquement (le Nord-Est), puis linguistiquement (le phasa isan bien qu’il en existe beaucoup de variantes) et enfin ethniquement (les Isan sont des Thaïlandais d’origine laotienne mais aux caractéristiques différentes depuis leur inclusion dans les frontières thaïlandaises.
******Thaïlande contemporaine, sous la direction de Stéphane Dovert et Jacques Ivanoff, IRASEC, Les Indes savantes, 2011.
*******Yves Goudineau et Bernard Vienne, L’Etat et les minorités ethniques. La place des populations montagnardes » (chao khao) dans l’espace national. (Op. cité .)
Danielle Tan : Du Triangle d’or au Quadrangle économique, Acteurs, enjeux et défis des flux illicites transfrontaliers dans le Nord-Laos, Sciences Po/CERI, IRASEC, Note de recherche n° 6
http://www.alainbernardenthailande.com/article-les-trafics-du-triangle-d-or-71317371.html
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Thaïlander Lire aussi Thaïlande : le calvaire des travailleurs birmans - thailande-fr.com
D’après les agences de l’ONU les immigrés birmans sont plus d’1,4 million à gagner leur vie en Thaïlande, mais seulement 490000 d’entre eux sont enregistrés avec un permis de travail. La plupart travaillent donc clandestinement dans l’agriculture, l’industrie du poisson, le bâtiment, les usines de textiles et les emplois domestiques.
Ils occupent surtout les emplois généralement délaissées par les Thaïlandais et qualifiés de «3D» : « dangerous » (dangereux), « dirty » (sale) et « difficult » (difficile). Les « petites mains » birmanes sont aujourd’hui devenues indispensables à l’économie du royaume : d’après un rapport de l’Institut de recherche thaïlandais pour le développement, les migrants –parmi lesquels 80% de Birmans- ont permis d’augmenter le PIB thaïlandais d’1,25% en 2007. […] Souvent dénigrés par la population thaïlandaise et ne maîtrisant pas la langue thaïe, ils restent vulnérables aux rackets de la police et à l’exploitation de leurs employeurs. A Mae Sot, un Birman salarié du textile touche environ 70 bahts par jour (moins de 2 euros), soit moins de la moitié du salaire minimum thaïlandais. Marie Normand.
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