Nous avons consacré un précédent article aux chants des rameurs sur les barges royales écrits par le Prince Itsarasunthon, futur Rama II (1).
Cette œuvre comprend trois hymnes, nous n’avons parlé que du premier consacré à la cuisine salée. Les deux suivants, objet de cet article, concernent les fruits et les pâtisseries. Le précèdent hymne consacré par le Prince à ses piroguiers concernait l’hommage aux plats salés cuisinés par sa cousine, tout à la fois un chant d’amour et de gourmandise.
Le texte de ces chants se trouve en « V.O » sur le site de la Bibliothèque nationale Vajirayana (2). On les trouve toutefois sur de nombreux sites Internet
Ils ont pour la première fois été traduits en français de remarquable façon par Émilie Testard, maître de conférence à l’Inalco (les « langues-O »), le texte est numérisé sur le site de l’Institut (3). Ne revenons pas sur ce que nous avons dit dans notre premier article concernant les difficultés de traduction de la poésie thaïe.
Nous connaissons ainsi ce qu’était la cuisine des « grands » : Le Prince écrivait à la fin du XVIIIe siècle. Un siècle auparavant, La Loubère nous apprend que la nourriture des gens du peuple n’était « pas somptueuse » : « Leur nourriture ordinaire est le riz et le poisson » (tome I page 129). Lorsque Monseigneur Pallegoix écrit en 1854 quelques dizaines d’années plus tard, rien n’a changé «... il suffit d’un peu de kapi avec du riz pour faire son repas ». Le prélat nous donne la recette de cette sauce fétide à base de crevettes pourries (กะปิ). Il est singulier d’ailleurs que ces sauces à base de crevettes ou de poissons fermentés et plus encore ne sont pas l’apanage des cuisines du sud-est asiatique, kapi, nampla (นำปลา) moins agressif ou plara spécifique au nord-est et pire encore (ปลาร้า). Elles étaient connues dès notre antiquité gréco-romaine et au garum des romains correspond le pissalat qui passe toujours pour être l’un des sommets de la gastronomie du pays niçois (4).
Il y avait donc un gouffre entre la cuisine du palais et celle du peuple, qui nous rappelle étrangement ce que La Bruyère écrivait en 1688 « L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes ; ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau et de racine : ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé » (5)
Point de ces sauces puantes dans la gastronomie princière. Il est permis de penser qu’elles sont parfaitement incompatibles avec le bon déroulement d’un repas d’amoureux en tête à tête. Les mets salés toutefois comportent plat ou ingrédients qui passent pour ne pas être sans effets sur la vie amoureuse :
Le cumin (ยี่หร่ารศฉุน) aurait des vertus amoureuses dont nous avons parlé. Le galanga (ข่า – kha), une racine similaire au gingembre, a d’incontestables vertus aphrodisiaques. Il est d’ailleurs à la base du lao-ou (เหล้าอุ) une mixture spécifique à l’Isan à base d’alcool de riz mélangé essentiellement à du galanga. Les Polonais dont la sobriété est légendaire font des décoctions de galanga dans la vodka (6). Quant aux nids de martinets (รังนก), ni bons ni mauvais mais parfaitement insipides, on peut penser que le couple princier ne le consommait pas pour ses vertus gastronomiques qui sont inexistantes mais pour ses vertus amoureuses.
Après les mets salés, le Prince passe donc aux douceurs, les fruits d’abord, les pâtisseries ensuite avec une connotation amoureuse plus marquée.
Notons que – pas plus que dans le texte précédent (1) – il n’est fait la moindre allusion à ces voyages sur l’eau pourtant fort poétiques immortalisés par Lamartine.
Nous vous donnons une version « musicale » accompagné, pour vous permettre de la suivre, d’une version romanisée ce texte.
Nous terminerons par quelques explications et illustrations sur les plats chantés par le prince, la cuisine thaïe raffinée est souvent un plaisir pour les yeux tout autant que pour le palais.
LA POÈSIE PSALMODIÉE :
On le trouve en particulier sur la chaine YouTube à de nombreuses reprises. Le lien vidéo que nous donne Émilie Testard nous a semblé l’un des meilleurs. Le texte thaï est écrit avec de très belles fontes et joliment illustré. Ecoutez donc cette psalmodie au vu du texte romanisé, un peu comme vous regarderiez une vidéo de Karaoké.
https://www.youtube.com/watch?v=vFXjj3D_b8A&ab_channel=korrgodCamping
phomchit
Phonchitchae-im-o __________ Emchai
Homchuenkluenwannai __________ Okchu
Ruenruenrotromdai __________ Ruedut Nimae
Wanloetluearuru __________ Taenueanongphan
Phonchitchae-im-op __________ Homtraloplamlueawan
Rotnaimaipriappan __________ Wanluealaeokaeokloichai
talacho
Talachomochaiching __________ Rotyenyingyingyenchai
Khitkhwamyamphitsamai __________ Maimueanchingyingyakhen
phonchak
Phonchakchaoloikaeo __________ Bokkhwamlaeochakchampen
Chakchamnamtakraden __________ Penthukthananuantaeng
makprang
Makprangnangpoklaeo __________ Saithokaeophraeophraisaeng
Yamchuenruenroiraeng __________ Prang-im-apsapnasa
mamuang
Huanhuangmuangmonthong __________ Ik-okrongrot-ocha
Khitkhwamyamnitthra __________ Uranaep-aebok-on
litchi
Linchimikhrunkhrun __________ Riaksomchunchainamkon
Huanthawinlinlomngon __________ Cha-onthoiroikrabuan
phlatchin
Phlapchinchakduaimit __________ Thampranitnamtankuan
Khit-ot-onyimyuan __________ Yonyingphlapyapyapphan
noina
Noinanammalet-ok __________ Plonplueakpokpen-atsachonraya
Muekhrainaichakthan __________ Thiapthiamthifimuenang
phonket
Phonketphisetsot __________ Ocharotlamloetpang
Khamnuengthueng-eobang __________ Sangketsenkhonmensoi
thapthin
Thapthimphrimtatru __________ Saichandudutmetphloi
Suksaengdaengchakyoi __________ Yangwaenkoikaeotachai
thurian
Thurianchiantongpu __________ Nueadiduluearueangphrai
Mueansichawikai __________ Saisawatphithikhukhit
langsat
Langsatsawaengnueahom __________ Phonngomngomrotwansanit
Kluenphlangthangphengphit __________ Khityamsatyattrama
ngo
Phonngomai-ngamngae __________ Malonmaletlaelueapanya
Huanhenchenrotchana __________ Chachao-ngophrohenngam
sala
Salasamlaengphon __________ Khitlamtonnaennanam
Thathimpimpuenkam __________ Namsalamalametta
LES FRUITS CHANTÉS PAR LE PRINCE (ผลไม้)
phomchit (ผลชิด),
Le premier du chant princier est le phomchit (ผลชิด), une sorte de date, le fruit du taochat (ตาวจัด), une espèce de palmier à sucre (Arenga pinata) dont le fruit, pas encore mur, est confit après ébullition dans un sirop de sucre. Sa consistance est gélatineuse. Très doux sinon douceâtre comme nos fruits confits, le prince en apprécie toutefois cette douceur qu’il compare à celle de la peau de sa bien-aimée.
talacho (ตาลเฉาะ) ou talatanot (ตาลโตนด)
Ce sont des noix de coco également confites qui raniment les ardeurs du prince.
phonchak (ผลจาก)
est le fruit tenant de la prune, du chak, encore une espèce de palmier (Eugeissona) souvent préparé en confit dans le sirop de sucre.
maprang (มะปราง)
L’arbre est de la famille des palmiers, une espèce de plante à fleurs (Anacardiaceae), comme la mangue ou la noix de cajou. Les fruits - gandaras - ressemblant à une mangue et ont une saveur similaire. Ils sont consommés crus tout comme la mangue ou confits ou en sirop.
mamuang (มะม่วง)
Voilà la mangue bien connue maintenant en Europe. En raison de son merveilleux goût sucré, le prince pense au moment où il pourra s’allonger aux côtés de sa bien-aimée.
litchi (ลิ้นจี่) ou lychee, il est tout aussi connu en Europe que la mangue et se cultive sans difficultés dans les climats méditerranéens.
phlatchin (พลับจีน)
est notre kaki, fruit du plaqueminier. Il est bien domestique en Europe. Son fruit, très astringent, doit être consommé quand il est « avancé » et son contenu prend une consistance crémeuse dont la douceur rappelle au prince celle des lèvres de sa bien-aimée.
noina (น้อยหน่า)
est notre pomme cannelle. Pas plus l’arbre ne ressemble à un pommier, le fruit ne ressemble à une pomme. La chair du fruit est couverte d’écailles et la chair blanche à l’intérieur, très sucrée et au goût de cannelle est parsemée de pépins noirs. Le prince est subjugué par l’adresse de sa bien-aimée à les retirer.
phonket (ผลเกด)
C’est le fruit du ket (Manilkara hexandra) est un arbre venu de la province de Prachuap Khiri Khan. Généralement mou. Le fruit est rond, ovale, de petite taille. Sa chair jaune est molle et extrêmement sucrée.
thapthin (ทับทิม).
Voilà bien sûr la grenade chère aux méridionaux, ce sont surtout les enfants qui consomment ces petites graines rouges, leur mère préférant en faire du sirop de grenadine. La couleur des graines rappelle au prince celle du rubis qui orne le petit doigt de sa bien-aimée.
thurian (ทุเรียน),
Voilà le fameux durian dont nous ne saurions dire trop de bien ou trop de mal. La couleur de sa chair rappelle au prince celle de la peau de sa bien-aimée, il ne parle ni de son goût ni de son odeur !
langsat (ลางสาด)
Le fruit du langsat (Lansium domesticum) peut être elliptique, ovale ou rond, mesurant 2 à 7 centimètres sur 1,5 à 5 centimètres de large. Ils ressemblent à de petites pommes de terre portées en grappes comme des raisins. Le fruit au goût doux-amer rappelant le raisin et le pamplemousse contient une pulpe très sucrée et juteuse.
ngo (เงาะ)
C’est le fruit du ramboutan (Nephelium lappaceum) dont « la beauté est cachées ».
Il est au cœur de la légende de la princesse Rotchana (รจนา) qui choisit comme mari entre plusieurs le plus laid, le seigneur Ngo, à la honte de sa famille. Toutefois son intérieur était en or et le Dieu Indra lui donna la forme d’un prince à l’aspect fascinant. Une belle légende, un peu celle de la belle et la bête !
Si le fruit est affreux, l’intérieur est délicieusement sucré, la princesse l’avait deviné ! C’est probablement ce caractère symbolique qui l’a fait choisir par le prince ? Nous avons rencontré la tribu des Négritos dont l’apparence extérieure est un peu celle du ramboutan sans que l’on sache si le fruit a donné son nom à l’homme ou vice-versa (7).
S’ils n’ont peut-être pas disparu des jungles du sud, ils se terrent et fuient tout contact. Il est probable que s’ils survivent, c’est sur l’île de Nord-Sentinelle dans l’archipel des Andaman. L’accès en est strictement interdit par les autorités indiennes. Eux-mêmes tuent tous ceux qui tentent de s’en approcher. Un touriste américain en a fait l’expérience en novembre 2018 (8).
sala (สละ)
C’est le fruit du salak, un petit palmier épineux (Salacca zalacca). Le fruit à noyaux, nommé également salak, pousse en petites grappes à la base de l'arbre. Il est recouvert de dures écailles brunes rappelant la peau d'un serpent. Sa chair blanche et ferme et sa saveur est douce et acidulée avec un parfum proche de la fraise et de l’ananas.
Ce sont probablement les épines qui ont déterminé le choix poétique du Prince, les épines qui blessent lorsque sa bien-aimée l’abandonne. Il faut peut-être y voir le rappel des difficultés que connu le couple en raison de l’hostilité du Roi Rama Ier à cette liaison entre son fils et sa nièce et qui les contraignit à une séparation temporaire ?
Tout comme les plats cuisinés confectionnés par la future reine pour son Prince ne sont pas de la cuisine ordinaire, de même encore nos amoureux ne consomment pas seulement des fruits non apprêtés et cueillis sur l’arbre comme les gens ordinaires. Certaines de ces recettes tiennent plus des fruits confits ou des bonbons dont la confection notamment dans la cuisson du sucre nécessite une grande habilité. Nous le verrons plus encore dans le dernier de cette série d’articles qui sera consacré aux pâtisseries chantées par le Prince
NOTES
(1) Voir notre article A 424 – บทเห่ยพระนิพนธ์เจ้าฟ้าธรรมธิเบศร - LE CHANT DES RAMEURS SUR LES BARGES ROYALES PAR LE PRINCE ITSARASUNTHON, FUTUR RAMA II – AMOUR ET GASTRONOMIE
(2) https://vajirayana.org/ประชุมกาพย์เห่เรือ/พระราชนิพนธ์รัชกาลที่-๒
(4) Voir notre article A 339 - LE « PLA RA » (ปลาร้า) DE L’ISAN, UN CONDIMENT VENU DE L’ANTIQUITÉ GRÉCO-ROMAINE ?
(5) In « Caractères - De l'homme » XI, n°128.
(6) Voir notre article : Notre Isan 28 : Un aphrodisiaque pour femmes de Thaïlande !
(7) Voir notre article INSOLITE 9 - LES NÉGRITOS DE THAÏLANDE, DERNIERS REPRÉSENTANTS DES HOMMES DU PALÉOLITHIQUE.
https://www.alainbernardenthailande.com/2016/12/insolite-9-les-negritos-de-thailande-derniers-representants-des-hommes-du-paleolithique.html
(8) Voir notre article INSOLITE 26 - L’ÎLE DE NORD-SENTINEL, DERNIER REFUGE DES NÉGRITOS DE LA PÉNINSULE DANS L'ARCHIPEL DES ANDAMAN