Nous avons consacré plusieurs articles à l’architecture religieuse de « notre » Isan (1) en insistant en particulier sur l’orientation du lieu le plus sacré des temples, la chapelle d’ordination dont l’orientation est en général dirigée ou devrait l’être vers l’Est, les huit points cardinaux étant marqués par des « bornes sacrées ». La porte principale s’ouvre donc vers le soleil levant qui illumine la statue de Bouddha dressée à l’intérieur. Point n’est besoin de chercher des raisons ésotériques, c’est de l’Est que nait la lumière, tout simplement. Nous avons constaté la réalité de cette orientation au cours de multiples visites des temples de notre province sans avoir l’outrecuidance de prétendre les avoir tous visité puisqu’il y a – sauf erreur – 670 temples bouddhistes dans la province de Kalasin, 76 dans le district de l’un d’entre nous (Kamalasai) et 27 dans l’autre (Huaymek). Par ailleurs, nous avons constaté lors d’un parcours rapide de nombreux édifices religieux que nous ont laissé les Khmers lors de leur occupation du Siam, dont ceux de l’Isan, que l’entrée principale était presque systématiquement dirigée en direction du soleil levant.
Chapelle d'ordination du Wat Klang de Huaymek au lever du soleil :
Nous avons toutefois été interpelés par un article récent concernant l’orientation des temples khmers en Thaïlande publié en 2011 dans le très docte journal de la Siam Society sur un sujet qui semble avoir été fort peu exploré (2). Il porte la signature de six érudits japonais tous spécialistes du géomagnétisme, la science qui étudie l'ensemble des phénomènes liés au champ magnétique de la Terre (3). Cet impressionnant panel d’érudits nous a conduit à effectuer quelques investigations complémentaires sur l’orientation de ces temples khmers, étant précisé que nous ne nous intéresserons qu’au seul Isan et que, sans mettre en doute les compétences de ces très estimables nippons, nous ne partagerons pas totalement leurs conclusions.
Les temples khmers de l’Isan, un bref rappel :
C’est essentiellement dans le Sud que l’on a retrouvé de nombreux vestiges qui témoignent de la présence pluriséculaire de la culture khmer au Siam même si on en trouve dans des provinces plus septentrionales (Khonkaen – Sakon Nakhon – That Phanom).
Carte de Jacques Gaucher in Bulletin de l'école française d'extrème orient (1992) :
A l’époque de son apogée, entre 1113 et 1279, l’empire khmer s’étendait de l’Est de la Birmanie à Viang Chan (Vientiane au Laos) et à la vallée du Mékong; il englobait d’importantes parties du territoire de l’actuelle Thaïlande, où l’on a retrouvé les restes de nombreux prasat (temples) khmer.
L’intérêt pour l’archéologie khmer présente au Siam ne se manifesta qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle marqué par la présence française au Cambodge qui ne se manifesta pas par ses seuls tirailleurs annamites mais par celle de nombreux érudits, archéologues en particulier.
A ce jour, les plus anciennes traces des origines de l’empire khmer ont été découvertes sur le site du temple de Sadok Kok Thom (ปราสาทสด๊กก๊อกธม) dans la province de Sa Kaeo. Une stèle, datée de 1052, actuellement au Musée national de Bangkok, énonce la chronologie d’une dynastie de brahmanes et d’anciens souverains khmers depuis l’accession au trône de Jayavarman II, fondateur de l’empire en 802 de notre ère, jusqu’à Udayadityavarman II (1050-1066). Encore et toujours mal connue, l’histoire de l’empire khmer en Thaïlande est surtout liée aux noms de quatre rois conquérants, Indravarman Ier (887-889), Suryavarman Ier (1002-1050), Suryavarman II (1113-1150) et Jayavarman VII (1181-1219).
Indravarman Ier déjà, qui règne de 870 à 890, conquit le plateau de Khorat, au Nord de la chaîne des Dangrek, au préjudice des cités Dvaravati, fait attesté par une inscription datée de 886 découverte près d’Ubon Ratchathani. Suryavarman Ier conquit la vallée du Chao Phraya, dans la Thaïlande centrale. Le temple de Preah Vihar fut construit sous son règne. Suryavarman II, grand conquérant et bâtisseur d’Angkor Vat, étendit l’influence khmère au détriment des Môns et poussa de vaines attaques contre l’Etat môn de Hariphunchai (actuellement Lamphun). Une inscription de 1022-25 confirme l’emprise de Suryavarman II sur cette région. Sur le plateau de Khorat, cette époque a laissé en particulier les prasat de Phimai et de Phanom Rung. La construction de Phimai précéda de peu celle d’Angkor Vat et il est possible que ses tours aient inspiré celles de la capitale khmer. A la mort de Suryavarman II, vers 1150, les révoltes et luttes de pouvoir reprirent et amorcèrent le déclin de l’empire. Les provinces d’outre-Dangrek semblent s’être alors plus ou moins affranchies de la tutelle d’Angkor. Le déclin de l’Empire fut retardé par l’arrivée de Jayavarman VII (1125–1218) dernier grand roi khmer qui généralisa dans son empire le bouddhisme mahayana. Au cours de son règne de 37 ans, de 1181 jusqu’à sa mort, il fut un immense bâtisseur notamment sur le plateau de Khorat. Son empire, qui ne lui survécut pas, s’étendait jusqu’à Vientiane au Nord, à la frontière birmane (près des actuelles Kanchanaburi et Phetchaburi) à l’Ouest et une partie de la presqu’île malaise au Sud.
En 1238, nous entrons dans l’histoire siamoise, deux princes vassaux des Khmers proclamèrent leur indépendance. Dans la vallée du Chao Phraya, les seigneurs Sri Intharathit et Pha Muang fondèrent respectivement les royaumes siamois de Sukhothai et Sri Satchanalai, signant par-là la fin de l’influence khmer dans la plaine Centrale. Plus tard, Sukhothai et Si Satchanalai furent absorbés par le royaume siamois d’Ayutthaya, situé plus au Sud. Après avoir consolidé leur pouvoir, les rois siamois commencèrent à harceler les Khmers : Ayutthaya aurait conquis Angkor en 1352 et 1394, et mis la ville à sac en 1431; à cette occasion, le roi khmer fut tué et la cité vraisemblablement abandonnée. A partir du XIIIe siècle, le plateau de Khorat fut dominé par le royaume laotien de Lan Xang. Au XIXe siècle, la région fut conquise par le Siam de Bangkok et les traités franco-siamois de 1893, 1904 et 1907 fixèrent les frontières entre le royaume du Siam et l’Indochine française.
L’héritage khmer sur près de quatre siècles d’occupation a laissé en Isan de nombreuses traces architecturales. Les prasat édifiés dans un but religieux, étaient construits en matériaux durables (brique, gré, latérite et limonite). Mais les superstructures en bois, charpentes, planchers, plafonds et les revêtements intérieurs et extérieurs n’ont pas résisté aux moussons et aux outrages du temps. Il en fut de même des bâtiments civils et des palais royaux également bâtis en bois dont il ne subsiste pas le moindre vestige. Les prasat construits jusqu’au XIIIe siècle étaient consacrés au culte hindouiste et à partir du XIIe siècle, sous Jayavarman VII, au culte bouddhiste mahayana déjà introduit sur le plateau de Khorat avant son règne.
Henri Mouhot fut l’un des premiers français à s’intéresser aux monuments khmers (4),
... mais il avait été précédé par Doudart de Lagrée (5).
En 1901, Etienne Aymonier va nous livrer une étude plus circonstanciée des temples khmers de l’Isan (6).
Mais la source majeure reste Etienne Lunet de La Jonquière qui fut investi de la mission officielle de faire l’inventaire des monuments du Cambodge. Le deuxième volume du résultat de ses investigations, publié en 1907 (7) est une source précieuse pour l’étude des temples khmers de l’Isan.
Pour ne parler que de l’Isan, il a repéré, le plus souvent visité et toujours décrit au vu de renseignements souvent donnés par des missionnaires, temples ou sites, parfois de simples tertres, des tas de pierre éboulées en milieu d’une végétation étouffante, dans la région de Chayaphum, 6 sites, 34 dans la région de Khorat, 20 dans celle de Buriram, 28 dans la région de Surin, 4 dans celle de Sisaket, 11 dans celle de Suwannaphum, 2 dans celle de Roiét, 2 dans celle de Yasothon, 3 dans celle d’Ubon et 4 dans celle d’Udon, ce qui sauf erreur fait un total de 114 édifices religieux ou de vestiges d’édifices religieux.
Un grand nombre sont totalement ignorés des guides ou des circuits touristiques :
Nous avons pu collationner tout ce que la superbe carte « Thinknet » en sa version informatisée qui descend à l’échelle du 1/1000e mentionne comme édifices khmers, que ce soient des prasat, des prang ou des ku (ปราสาท – ปรางค์ – กู่). Cette carte détaillée situe systématiquement TOUS les temples du pays ;
Et il faut bien évidemment saluer le travail de notre capitaine si l’on connait les difficultés matérielles considérables qu’il y avait à joindre Phimai, le plus connu des temples khmers du pays il y a à peine 100 ans… 11 jours A.R de train et de char à bœufs… hors saison des pluies (8).
Ces investigations portent sur ce qu’on appelait alors les monthon, recouvrant les provinces ou districts actuels de Udon, Kalasin, Kamalasaï, Roiet, Yasothon, Mahasarakham, Ubonrachathani, Suvannaphum, Sisaket, Surin, Khonkaen, Sakon nakhon, Nakhon Phanom, Khorat et Buriram. Nous avons remarqué qu’il inclut dans la région de Sisaket des temples situés sur la chaine des Dangrek qui se trouvent actuellement du côté cambodgien, la délimitation frontalière de 1907 n’avait pas été effectuée lorsqu’il les visita.
La comparaison de la carte actuelle avec la description qu’en fait Lunet n’est pas toujours facile, la transcription en caractères romains des noms de village est fantaisiste, certains ont pu changer de nom depuis lors (« thaïcisation » des noms propres du maréchal Phibun, les noms cambodgiens utilisés par Lunet sont devenus des noms thaïs), d’autres ont pu purement et simplement disparaître. Les localisations ne sont pas toujours précises (« à environ 25 km N – NO »). Lorsqu’il fait référence à Aymonier, celui-ci donne des coordonnées qui sont rarement exactes : un temple situé dans la région de Nakonphanom, que nous avons bien situé, se trouve à une latitude et une longitude qui le situeraient à la frontière birmane !
Il nous a été en outre impossible de situer un certain nombre de vestiges modestes qui ont probablement purement et simplement disparu depuis un siècle, envahis par la jungle ou les pillages des khmers rouges et de la guérilla des khmers séreï (libres) dans la zone frontalière, qui ont perduré jusqu’au milieu des années 60. Mais son travail reste inestimable dans la mesure où il décrit des monuments dont les vestiges subsistaient encore et d’autres qui sont actuellement dans un total état d’abandon. Peut-être y –a-t-il des omissions, il est difficile de lui en faire grief (9).
Contentons-nous de préciser que les investigations – au demeurant fort intéressantes – de nos scientifiques nippons, portent sur neuf temples dont trois seulement sont en Isan.
Mais que savons-nous de l’orientation de ces édifices ?
Pour Doudart de Lagrée (5) « DISPOSITIONS GÉNÉRALES DES ÉDIFICES. La façade principale regarde l’est ».
Lunet de la Jonquères est plus précis « La règle est toujours que la façade soit tournée vers l'Est et elle est assez rigoureusement observée dans les temples de moindre développement. Les exceptions se rencontrent surtout dans les grands temples, comme le Preah Vihear (Prasat Phrawihan ปราสาทพระวิหาร) actuellement à l’extrême sud de la province de Surin à la frontière du Cambodge exactement orienté nord-sud, ou encore Phimai (พิมาย) et le Prasat Ta Mean Thom (ปราสาทตาเมือนธม), dans la province de Surin à 1.500 mètres au nord de la frontière cambodgienne, qui sont orientés aussi vers le Sud vers la grande plaine du TonleSap où s'élevait Angkor Thom, la merveilleuse capitale du royaume » (7).
La description de Lunet, parfois assortie de plans mais malheureusement pas toujours, fait systématiquement état d’une entrée principale dirigée vers l’Est.
« Les édifices ne comprenaient qu'une seule salle cubique éclairée uniquement par la porte toujours ouverte vers l'Est, et qui était quelquefois précédée d‘un avant-corps sombre, ce qui rendait encore plus obscur le mystérieux sanctuaire »(10).
Or, nos savants venus du « pays du soleil levant » émettant quelques doutes sur cette généralisation, nous avons tout de même cherché à savoir ce que pesaient des dizaines de constatations sur le site avec une étude portant sur 9 sites sur beaucoup plus de 100 en Isan.
Le Commandant Lunet de la Jonquères restait probablement à cette date l’érudit qui avait étudié la plus grande quantités de sites des anciens Khmers au Cambodge ou au Siam (11).
L’orientation
La question se pose bien évidemment de la manière dont ces temples étaient orientés. On peut penser que le lieu choisi pour les édifier faisait l’objet de cérémonies rituelles brahmanistes puis bouddhistes comme on le fait toujours en Isan pour la construction de la plus modeste des maisons. Les anciens khmers connaissaient bien évidement la direction dans laquelle le soleil surgissait au matin et celle où il disparaissait le soir, c’est déjà une première approximation qui nécessite toutefois une vue bien dégagée sur une ligne d’horizon, c’est une procédure sommaire mais qui peut ne pas être possible au milieu de la forêt.
Que sait-on de leurs connaissances astronomiques ? D’un passé brillant, ce peuple n'a pu conserver aucun document authentique et ce qu’on en connait est tiré de l’histoire d’autres pays d’Asie, la Chine en particulier. Ce que nous savons est qu’ils connaissaient l’étoile polaire, qui marque le Nord et les points cardinaux (12). La détermination de l’Est est alors moins précaire, le regard fixé vers l’étoile polaire, l’observateur tend les deux bras à l’horizontale, le soleil va surgir de la direction indiquée par le bras droit.
Les Khmers ont-ils utilisés des procédés moins empiriques ?
C’est sur ce point que les observations de nos savants japonais sont précieuses et inédites :
Selon eux le climat entrainant une humidité permanente de l’atmosphère et la hauteur de l’étoile polaire dans le ciel sous nos latitudes rend extrêmement difficile ce procédé d’observation. Il leur semble alors certain que l’orientation était effectuée à la boussole, la question étant bien évidemment de savoir s’ils connaissaient la boussole !
Quand et comment la boussole magnétique a-t-elle ou aurait-elle été introduite au Siam ? Pour eux, s’il est fréquemment admis qu’elle aurait été introduite pour la navigation au début du 14e siècle, elle aurait été en fait introduite plus tôt, non par la voie maritime mais par voie de terre accompagnant la migration des Taï du sud de la Chine du milieu du 8e au 9e siècle.
Mais l’utilisation de la boussole pose à son tour un problème, celui de la déclinaison géomagnétique.
Qu’est-ce à dire ? Tout simplement, le Nord géographique (indiqué par l’étoile polaire avec une bonne précision) et le Nord magnétique (indiqué par la boussole), ne coïncident pas, c’est ce qu’on appelle la déclinaison géomagnétique, l'angle entre le nord astronomique et le nord géomagnétique.
Il n’est pas certain qu’il eut été connu des anciens chinois ? Elle ne fut probablement connue en Occident que par Christophe Colomb ? Elle fut pendant des siècles le plus délicat problème à régler par les navigateurs.
Or, l’existence de ce phénomène peut à lui seul expliquer les discordances plus ou moins importantes que l’on peut observer entre l’orientation du monument et l’Est véritable.
Mais, nouvelle difficulté, sur un site particulier, la déclinaison qui est en général de 0,15° d’angle par an, ce qui est insensible, varie non seulement en fonction du lieu mais en fonction des années pouvant entraîner des discordances sur plusieurs centaines d’années de quelques dizaines de degrés ce qui, là, n’est plus du tout insensible. Le décalage le plus important constaté en France à Bordeaux par 45° fut de 21,80° vers l’ouest alors qu’elle était en 2015 de 0,27° et qu’elle était en 1600 de 9,25° (13). Il est plus difficile d’étudier ce phénomène dans les zones tropicales en l’absence de documents ou d’études précises sur plusieurs centaines d’années en arrière. Nos auteurs nous donnent toutefois un graphique (avec références) assez significations pour la Thaïlande, 15 ° vers l’Est en l’an 300, un peu plus de 15° vers l’Ouest en l’an 600, encore 15 ° vers l’est en l’an 1300 et insensible aujourd’hui.
Malheureusement, dans les zones tropicales, ces données – qui ont fait l’objet des relevés attentifs des astronomes occidentaux dès le XVIe siècle - restent aléatoires faute de documents. S’il en était autrement et en admettant, bien sûr, que l’alignement ait été effectué à la boussole, cette orientation pourrait permettre au vu de la déclinaison de déterminer à contrario la date à laquelle le temple a été construit.
Trois cas « pathologiques »
Le commandant Lunet de la Jonquères en cite deux, Phimai (พิมาย) et le Prasat Ta Mean Thom (ปราสาทตาเมือนธม), dont il nous dit que situés « dans la province de Surin à 1.500 mètres au nord de la frontière cambodgienne, qui sont orientés aussi vers le Sud vers la grande plaine du TonleSap où s'élevait Angkor Thom, la merveilleuse capitale du royaume ». N’éludons pas la difficulté et ajoutons-y une autre pour le temple de Phreah Vihear (Phra Vihan - พระวิหาร) que nous persistons contre vents et marées à considérer comme siamois (14).
Phimai est assurément le plus spectaculaire des temples khmers de tout le pays. Il est effectivement orienté de 20° en direction du Sud-est.
Le croquis de nos Japonais :
Si l’emplacement, comme il est permis de le supposer, a été déterminé par des devins, des chamans ou des brahmanes selon des cérémonies et des rites depuis des siècles perdus, il se situe le long de la rivière et c’est le long de la rivière qu’il a été édifié en suivant la direction de la rivière. C’est donc l’emplacement qui a très certainement déterminé son plan.
Capture d'écran Google earth :
Regarde-t-il vraiment « en direction d’Angkor » - qui est à environ 250 kilomètres à vol d’oiseau en direction du Sud-est – comme on le lit trop souvent et malheureusement sous la plume de Lunet de la Jonquères qui ne disposait pas de Google earth ? La direction n’est plus de 20° mais au moins de quarante ! Il est donc certain qu’il ne « regarde » pas Angkor.
Capture d'écran Google earth :
Vise-t-il alors le « grand lac » ? Pourquoi pas puisque celui-ci s’étend sur plus de 150 kilomètres de largeur, il est donc difficile de le manquer en tirant un trait depuis Phimai, ce qui n’a rien de significatif.
Prasat Ta Mean Thom est construit sur une butte rocheuse des Danrek et orienté vers le sud. Ce serait encore la topographie et des considérations stratégiques qui auraient déterminé sa construction et son emplacement.
Plan Lunet de la Jonquères montrant l'orientation nord-sud en bord de falaise :
Phra Vihan, donnons-lui son nom thaï, c’est de toute évidence la topographie qui a déterminé sa construction et son orientation du nord au sud. Construit sur une étroite butte rocheuse qui descend vers la nord en pente douce vers la Thaïlande à travers la jungle et vers le sud par une falaise abrupte vers le Cambodge, il est facile de constater que, vu sa taille, la construction de l’ouverture principale vers le soleil levant aurait posé d’insurmontable difficultés.
Capture d'écran Google earth :
Ce dessin de Lunet de la Jonquères est significatif :
On a souvent l’impression en lisant tout ce qui s’écrit sur ces civilisations mal connues, qu’au contraire de ce que pensait Descartes, le bon sens est la chose du monde la moins bien partagée.
Des explications ésotériques délirantes
Toute civilisation mal connue génère toute une « littérature à mystère » qui, à défaut de sérieux, a le seul mérite de frapper l’imagination.
Nous avons appris que le grand mystère de la quadrature du cercle qui a remué l’imagination des géomètres pendant 3.500 ans avait été résolu par les anciens khmers.
Point n’est besoin d’être un géomètre de profession pour trouver en utilisant un modeste décamètre dans un temple tout en lignes droites et en angles droits une proportion de 22/7. C’est donc le nombre
N’en restons évidemment pas là, toujours en farfouillant un peu avec notre double décamètre, nous trouverons sans difficultés la proportion de 1 / 1,6, proportion non point magique mais tout simplement agréable à l’œil. Toujours évident, il s’agit du fameux « nombre d’or » connu depuis la nuit des temps comme la proportion sinon idéale du moins harmonieuse (16).
Le nombre d’or et le nombre
Il fait bien évidemment assaisonner ce salmigondis d’un langage ésotérique qui n’impressionnera que les nigauds bien qu’il soit aussi clair que du jus de chique, donnons un bref exemple « …. nos ancêtres maîtrisaient des connaissances scientifiques et ésotériques. Scientifiques car ils connaissaient les énergies cosmotelluriques. Ésotériques car ils maîtrisaient l'art de mettre en valeur ces énergies subtiles réservées qu'a ceux qui sont disposés à les recevoir. Un lieu, tel que Angkor Vat, ou le Bayon, a une diffusion qui lui est propre, qui rayonne sur notre mental. On sait que l'organisme humain, (entres-autres) est capable d'enregistrer l'ultrason, bien que celui-ci ne soit pas perceptible, il enregistre également ces énergies. L'être humain a d'innombrables facultés de perception, bien au-delà des cinq sens… ». Evident, non ? Continuons : « Comme pour tous les lieux sacrés à travers le monde, Angkor Vat et le Bayon ont été construit sur des vortex, et ils servent d'amplificateurs rayonnants une énergie considérable en leur centre et en certains points de la construction ». Restons-en là !
Il faut bien naturellement ne pas oublier ce grand classique, l’éternel complot, « on nous cache la vérité » :
« Et surtout ouvrons notre cœur et notre esprit pour comprendre ce merveilleux message transmis par les ancêtres Khmers, qui utilisèrent la pierre pour nous révéler les secrets de l'univers et de l'humanité ! Car malheureusement, au fil des siècles, nous avons occulté énormément d'informations, probablement gênantes pour certaines religions, pouvant remettre en cause les fondements même de leur doctrine... ». Qui est ce « on » mystérieux »,
... quel message, quels secrets gênant quelles religions ? Contrairement à notre habitude, nous ne donnerons pas de sources pour nous épargner un hommage à des sites Internet qui ne le méritent pas.
Une étude scientifique
Si nous quittons la pseudo science, nous allons trouver encore un vrai scientifique qui s’est livré à de vraies et sérieuses études qui ne contredisent pas nos précédentes conclusions. Le professeur Giulio Magli est un jeune astrophysicien qui enseigne à la prestigieuse Ecole polytechnique de Milan et qui s’est spécialisé dans l’archéologie astronomique.
Il est l’auteur d’une étude « Archaeoastronomy in the Khmer Heartland » (« Archéoastronomie au cœur du pays khmer ») publié en février 2017 sur le site de l’Université Cornell . Nous voilà loin des fariboles du genre « Da Vinci code », même si elle fut diffusée (en résumé mais non traduite) en France sous le titre peut-être un peu trop volontairement accrocheur de « Le génie astrologique des temples d’Angkor enfin révélé ». Son étude porte sur 31 monuments, dont malheureusement aucun n’est situé en Isan (19). 19 d’entre eux sont orientés vers l’Est mais pas parfaitement puisqu’il relève des erreurs de 1 ou 2°. Pour lui, compte tenu de l’extrême précision des constructeurs khmers, cette déviation ne résulte pas d’une erreur mais serait volontaire ?
Mais elle serait aussi parfaitement compréhensible si, comme l’indiquent nos Japonais, l’orientation s’effectuait à la boussole et résulterait de la déviation magnétique ? Quels moyens auraient utilisé les anciens khmers pour obtenir une précision à 1°, cela reste évidemment à découvrir.
Pour Magli en tous cas, la méthode utilisée pour trouver les directions cardinales était probablement basée sur le soleil. Déviations résultant d’une petite erreur de mesure ou déviation délibérée ?
Son étude repose sur des considérations très techniques dont il faut avouer qu’elles nous dépassent quelque peu. Disons pour en terminer, que Magli est particulièrement sceptique sur les allusions (des pseudo-scientifiques) prétendant que les temples servaient d’observatoires astronomiques et déclare qu’il n’a pas vu la preuve de lignes « d’interconnexion, presque ésotérique » entre les temples.
La construction de ces temples s’étant étalée sur plusieurs siècles, de toute évidence les procédures utilisées pour leur orientation, soleil, lune ou boussole ont pu varier dans le temps.
Quant au but même de cette orientation, faute d’études plus poussées qui devraient porter non pas sur quelques unités ou quelques dizaines de construction mais sur les centaines connues à ce jour compte tenu des découvertes quotidiennes qui permettent actuellement les procédés d’investigation du sous-sol.
Elle saute aux yeux du visiteur émerveillé mais attentif, au moins pour nos temples de l’Isan et, nous le verrons, pour ceux d’Angkor. Les Khmers étaient de merveilleux sculpteurs dont les œuvres tiennent à la perfection (20).
Scène du Ramayana au Musée Guilmet :
De même encore les techniques qui ont présidé à la composition des temples, plans carrés ou rectangulaires et angles parfaitement droits remarquablement symétriques de part et d’autre d’un axe central et dans l’espace ; la superposition des volumes dans une perspective d’élévation dénotent assurément de soldes connaissances géométriques et ce jusque dans les plus modestes. Ne parlons pas de leur orientation, c’est chose faite.
Plan de Lunet de la Jonquères (Phanom Rung) :
Paradoxalement ces temples magnifiques et souvent grandioses sont d’une facture technique médiocre. Les blocs utilisés sont irréguliers et ne s’emboitent plus ou moins parfaitement que par frottement sur ceux de l’assise sous-jacente. Les blocs des murs ne sont pas solidaires et mal jointoyés entrainant des glissements de pans de murs (21).
Cela tient probablement aussi à une insuffisance des fondations malgré le poids énorme qu’elles doivent supporter (22).
Le chedi de That Phanom, dirigé vers l'Est, était incontestablement et partiellenent de facture khmère :
Construit sur des fondations insuffisantes, il s'est effondré en 1975 :
Il a été reconstruit depuis :
Roland Dorgelès a bien été frappé, après l’émerveillement de sa première vision d’Angkor, par cette dichotomie : « Dans tous les temples d'Angkor, sur un ensemble amoncelé des blocs de grès sur des hectares, dressé des murs, multiplié les terrasses en gradins, et quand on est parvenu au cœur du monument on trouve un couloir si étroit que les deux murs se touchent à la fois des mains, une salle au plafond bas où vingt hommes ne pourraient s'assembler, un sanctuaire à la voûte si mal agencée que le poids seul des pierres suffire à l'affaisser. Ces artistes de génie ne savaient pas construire » (23).
L’écrivain suisse spécialiste de l’histoire de l’architecture, Henri Stierlin écrit plus sobrement «... l'architecture khmère s'est contentée d'un appareillage dont la cohésion est purement statique et ne se fonde que sur l'inertie. Cette particularité est certainement l’une des causes de l’absence de vastes espaces internes » (24).
Cette absence pratiquement systématique d’espaces intérieurs reste – tout au moins pour nos esprits occidentaux – un épais mystère.
Nous n’irons pas comme Paul Claudel à n’y voir que des « tourelles flanquées d’ananas maléfiques » (25) !
NOTES
(1) En particulier :
http://www.alainbernardenthailande.com/2016/05/a-214-2-l-architecture-religieuse-siamoise-et-son-histoire-ii-les-chapelles-d-ordination.html
(2) « Geomagnetism and the Orientation of Temples in Thailand », Journal of the Siam society, n° 99 de 2011.
(3) Toshihiko Iyemori est docteur de l’Université de Kyoto où il enseigne le géomagnétisme, Michio Hashizume enseigne la géologie à la même université et à la faculté de sciences de l’Université Chulalongkorn, Akinori Saito est docteur de l’Université de Kyoto où il enseigne les sciences de la terre et de la planète, Masahito Nose est lui docteur de l’Université de Kyoto où il enseigne le géomagnétisme, Nithiwatthn Choosakul, titulaire du même doctorat enseigne la physique à la Faculté des sciences et de technologie à l’Université Rajamangala de Thanyaburi, Toshitaka Tsuda est chercheur en énergies durables à l’Université de Kyoto et Yoko Odagi enfin enseigne le géomagnétisme à l’Université de Kyoto.
(4) « Etudes archéologiques faites dans le Cambodge de 1863 à 1866 - Monuments khmers - Archéologie du Cambodge » 1883.
(5) « Exploration et missions de Doudart de Lagrée,... Extraits de ses manuscrits, mis en ordre par M. A.-B. de Villemereuil » 1883.
(6) « Le Cambodge II – les provinces siamoises » est de 1901. Son « Voyage dans le Laos – I » de 1895 débordait alors largement sur ce que l’on appelait le « Laos Siamois ».
(7) « INVENTAIRE ARCHEOLOGIQUE DE L'INDO – CHINE – I - MONUMENTS DU CAMBODGE TOME DEUXIEME ».
(8) Voir notre article sur le voyage à Phimai du Major Seidenfaden : http://www.alainbernardenthailande.com/2017/01/insolite-15-une-excursion-a-phimai-il-y-a-un-siecle.html.
(9) Par exemple deux temples situés dans la proximité de Khonkaen, Ku Puaynoy (กู่เปือยน้อย)
et Ku Praphachaï (กู่ประภาชัย).
(10) Conférence faite le 3 février 1906 à la Société archéologique de Bordeaux, in Bulletin, tome XXVIII de 1906.
(11) Le premier volume de son « Inventaire descriptif des monuments du Cambodge » porte sur 290 sites anciens situés dans l’actuel Cambodge. Le second volume (7) en concerne 470 dont 114 seulement concernent l’Isan. Il ne néglige pas le moindre tertre ou les moindres vestiges enfouis dans la jungle. Notre ami Loris Curtenaz nous a adressé une liste mise à jour (en thaï) des temples khmers de l’Isan, peut-être incomplète, qui en comprend 130.
Carte communiquée par Loris Curtenaz :
(12) Félix Gaspard Faraut « Astronomie cambodgienne », 1910.
(13) http://www.geomag.nrcan.gc.ca/mag_fld/sec-fr.php
(14) Sur ces trois temples, voir « Thai-cambodian culture – relations ship through arts » par Charuwan Phungtian, thèse de l’Université Magadh (aux Indes), 2000, numérisée
http://www.buddhanet.net/pdf_file/thai_cambodian_art.pdf
(15) Le problème posé est simple à poser ; comment à l’aide des seuls instruments de la géométrie, une équerre et un compas, construire un cercle dont la superficie soit égale à celle d’un carré. Il est géométriquement insoluble et il faut faire intervenir le nombre
(16) Les mathématiciens grecs s’étaient aperçu que cette proportion qui peut retrouver dans la nature et que l’on peut construire sans difficultés avec des procédés géométriques correspond à l’équation (1 +
Théorème de Pythagore : dans un triangle rectangle, la somme des carrés des deux côtés est égale au carré de l'hypothénuse. Il suffit de dessiner un triangle dont les côtés de l'angle droit sont respectivement 2 et 1, dont la somme des carrés est 5. L'hypothénuse représente donc notre racine de 5.:
(17) https:doi.org/10.14434/sdh.v1i1.22846
(18) Cette prestigieuse Université américaine se flatte d’avoir dans eu dans ses rangs 50 lauréats du prix Nobel, 1 médaille Fields (équivalent du prix Nobel en mathématiques), 18 Prix Pulitzer, 5 chefs d'Etats, 21 médaillés olympiques et 8 astronautes de la NASA .
(19) Rappelons tout de même que Lunet de la Jonquères a inventorié un total de 760 monuments ou vestiges de monuments khmers dont 114 en Isan.
(20) Voir le Musée de Phimai qui regroupe de merveilleuses sculptures provenant du Prasat proprement dit et de Phanomrung.
(21) Quelques points du Prasat de Phimai sont interdits d’accès et en cours de consolidation.
(22) Les vestiges situés à une vingtaine de kilomètres de Yasothon de Muang Toei (เมืองเตย) actuellement dans un lamentable état d’abandonm soit dit en passant remarquablement orientés sur l’axe Est-Ouest, semble bien démontrer par une singulière absence d’horizontalité et une sensible inclinaison vers le sud l’insuffisance des fondations.
(23) « Sur la route Mandarine » 1925.
(24) « Angkor » 1970.
(25) Dans son « journal » cahier IV de 1921.