Nous vous avons parlé (1) de ces temples aux chapelles d’ordination dont les murs peints recèlent des trésors méconnus, des fresques murales sur lesquelles les renseignements sont pratiquement inexistants. Ils sont spécifiques à l’Isan, région du Nord-Est de la Thaïlande.
Wat Phra Buddha Sayaram (Sakon Nakhon) :
Certains ont été inventoriés, mais il est probable qu’il en est beaucoup d’autres comportant ces fresques, à l’écart de tout circuit touristique, méconnus des proches voisins eux-mêmes, moribonds, occupés par de vieux moines sans ressources financières. Ces peintures murales ne présentent malheureusement aucune garantie de durée, soumises à l’humidité et aux pluies torrentielles des tropiques. Beaucoup prennent un aspect ruiné et misérable qui fait peine à voir. Ce sont le plus souvent de petits bâtiments aux côtés desquels (lorsqu’ils n’ont pas été détruits ou laissés à l’abandon) ont été construits de nouveaux bâtiments, de vastes Viharn (ou Vihara วิหารท la salle de réunion où ont lieu les prêches) en béton et à l’arrogante verticalité, surmontées de toitures télescopiques aux acrotères crochues aux standards des autorités religieuses nationales dans la droite ligne des tentatives gouvernementales du 19ème et du 20ème siècle d'éradiquer les cultures locales, les traditions, les langues et les écritures pour imposer la mode de Bangkok selon le standard du Département des affaires religieuses (กรมการศาสนา kromkansatsana).
Wat Klang - Huaymek (Kalasin) : l'ancienne chapelle (1957) et la nouvelle (2011) :
D’où provenaient-elles ? Faute de connaissance en géologie, il ne nous semble pas qu’il ait eu en Isan des carrières de grès rouge ou de latérite. S’il en était, elles sont à retrouver mais ne semblent pas à cette heure avoir fait l’objet de la moindre recherche ? Les bois fossilisés abondent par contre, coïncidant avec la présence des dinosaures par exemple sur le site de Phu faek (Phu faek forest park วนอุทยานภูแฝก) oú subsistent des empreintes très visibles de pattes de dinosaures (4).
Ces pierres sont parfois restées brutes (des menhirs) mais ont parfois été sculptées et magnifiquement sculptées. Tous les érudits qui les ont étudiées se rejoignent pour dire que ces sculptures datent sans conteste de l’époque de l’empire Dvaravati (ทวารวดี). Nous savons en réalité peu de choses sur l’histoire de l’ancien royaume-État de Dvaravati implanté sur l’ensemble du territoire actuel et sur la civilisation mône qui se développa du VIème aux XIème-XIIIème siècles. Son rayonnement considérable s’étendit sur un territoire couvrant principalement les plaines centrales de la Thaïlande actuelle, tout le nord et le sud de la Birmanie. Royaume unifié ou fédération de cités plus ou moins indépendantes entre elles ? Mais finalement, nul ne sait vraiment si cette société comptait une dynastie, une ou plusieurs capitales, une armée puissante ou de grandes richesses matérielles issues d’une économie florissante. Excepté quelques citations dans des textes d’ambassadeurs ou de pèlerins chinois (VIIème siècle), le royaume môn de Dvaravati ne semblait avoir laissé aucune trace physique : peu bavard, ce premier jalon du bouddhisme en Thaïlande a laissé de rares monuments et vestiges.
Nous n’avons pas vocation à éditer un guide touristique, il y a 670 temples dans la province de Kalasin, 76 dans le seul amphoe de Kamalasaï, 34 dans celui de Sahatsakhan. L’inventaire des temples dont la chapelle est cernée par des bornes sacrées n’a probablement pas été fait.
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Mais un paragraphe du catalogue de l’exposition nous a interpelé : « Autre particularisme développé par le mystérieux royaume : des mégalithes perpétuant les cultes animistes prébouddhiques (sema)… » (7).
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Voilà l’objet de nos modestes recherches d’autant que la ville ancienne de Fa Daed Song Yang est située à proximité de nos villages à quelques kilomètres du centre de Kamalasai. Elle fut l’un des centres de l’empire Dvaravati, probablement une capitale importante mais le site à l’inverse d’autres fouillés par Coédès, ne l’a jamais été sérieusement. Nous allons voir qu’il y apparaissait encore en 1938 environ 2000 mégalithes dont les fonctions à l’origine n’étaient pas religieuses. Il ne subsiste plus sur place que le djedi (เจดีย์) Phrathatyaku (พระธาตุยาคู) entouré de ses huit bornes – phrathat, c’est un reliquaire – qui reste un lieu de culte.
Que savons-nous de cette ancienne capitale ? Le site est alors inconnu du commandant Lunet de Lajonquière dans son « Inventaire descriptif des monuments du Cambodge », tome II de 1907 concernant le Laos siamois c’est-à-dire l’Isan.
Le premier à en avoir signalé l’existence sans le visiter est Erik Seidenfaden en 1922 (8).
Il nous dit simplement « Amphoe de Kamalasai - Ban Muang Sung Yang. — En ce point, situé à 15-16 km. à l'Ouest du chef-lieu de l'amphoe, doit exister un sanctuaire en briques avec sculptures en pierre ». Cet infatigable gendarme danois au service du Siam et surtout savant érudit a effectué d’innombrables recherches sur le Siam ancien et a visité un nombre incalculable de sites anciens, plus de 200, tant ceux décrits par Lunet de Lajonquière que ceux qu’il avait découvert. Le site proprement dit a fait l’objet de premières investigations en 1938 par Phra Phabirath Phibun qui en a pris des photographies que nous n’avons malheureusement pas pu trouver. Nous savons simplement qu’un très grand nombre de pierres étaient alignées en rangées dans un champ adjacent à l'ancien site et que les habitants des villages en avaient utilisés en nombre pour les placer autour de leurs temples modernes. Ces propos ont été rapportés en 1957 par Quaritch Wales (9) qui a alors établi un plan dont les pointillés sembleraient correspondre à ces rangées ou ce qu’il en restait lors de sa visite ?
Il est aussi permis de supposer que nombre des 2000 monolithes qui étaient encore en place en 1938, pour ceux tout au moins qui ne comportaient pas de motifs religieux, donc sacrés, ont été utilisés par les habitants à des fins profanes, bornes de délimitation de territoires ou de propriétés, soubassements de constructions voire même piège à tigres ? N’oublions pas que des pans entiers des pyramides ont été utilisés pour servir aux constructions dans la ville du Caire.
Mais c’est au même Erik Seidenfaden que nous devons la première étude sérieuse sur ce site qu’il considère comme présentant un intérêt historique et artistique majeur (10). La cité ancienne ne s’appelait pas alors muang Fa Daet Song Yang mais Kanok Nakhon « la Ville d’or » (กนกนคร).
L’assimilation à cette cité légendaire est confortée par l’opinion de Georges Coédès recueillie par Seidenfaden qui était son ami. Indépendamment de sa visite des lieux, il avait recueilli les observations et éléments recueillis par Sir Francis Henry Giles, ou Phraya Indra Montri Sri Chandra Kumara dont nous avons déjà parlé comme un observateur attentif des vieilles coutumes siamoises et pendant de nombreuses années le distingué président de la Siam Society.
Les éléments recueillis par Giles provenaient des recherches effectués par l‘un de ses subordonnés, Phra Pahirath Phibun, agents des impôts de Nakhon Rachasima qui a effectua des enquêtes sur la vieille ville selon ses instructions et qui séjourna dans la région quelque temps au cours de l'année de 19З8. Si notre agent du fisc donne des dimensions difficiles à comprendre, Giles conclut tout de même que la ville entourée de douves avait un « aspect trapézoïdal curieux » et surtout une superficie de 3/4 de mile carré soit environ 195 hectares, 1,95 km2. Les fossés n’étaient alors que partiellement remplis d'eau qui, dans les endroits les plus profonds ne dépassait pas deux mètres. En ce qui concerne les murs de la ville, Phra Phahirath indique qu'ils avaient une épaisseur de seulement 9 mètres et que leur hauteur était à l'origine d'environ 5 mètres, mais qu’en raison de l'usure de l’âge, atteignaient alors 3 mètres au plus mais qu’en certains endroits, il ne restait rien des anciens remparts de la ville, probablement en terre. Il n’y avait plus aucune trace des portes, même pas de leur emplacement. Il subsistait toutefois le djedi toujours en place, en ruine près du mur nord dont la base est de 30 wa ou 60 mètres de circonférence, tandis que les restes du stupa ne s’élevaient pas à plus de 1,50 mètres. Mais le plan de la cité établi par Seidenfaden ....
... ne ressemble que de loin à celui qu’établira ultérieurement Quaritch Wales plus proche de la vue aérienne actuelle.
Pra Phahirat ne mentionne pas de monuments « dignes d'intérêt » à l'intérieur des murs de la ville. Les « baï semas », qui sont pour Pra Phahirat des pierres d'embrasures, c’est-à-dire des merlons destinés à créneler les murailles n’étaient plus fixés sur le dessus des murs de la ville, mais placés en rangées dans un champ adjacent au bord de la jungle, tout près de l'ancien site de la ville. Les habitants en avaient rassemblés plus d'une centaine pour former une enceinte pour le wat du village en 1935 ou 19З6. Phra Phahirath estimait le nombre total à environ 2.000 pièces sur lesquelles les sculptures n’étaient plus très distinctes eu égard aux ravages du temps. Si ces calculs nous conduisent à évaluer le périmètre de la cité à 5 ou 6 kilomètres, la présence d’au moins 2.000 solides pierres verticales (combien avaient déjà disparu en 1938 ? Il y en avait probablement beaucoup plus) pour créneler les murailles (une tous les deux mètres au moins) dans une forteresse mégalithique est une hypothèse parfaitement plausible. Un très bel article du « Bangkok Post » évalue les dimensions de la cité à 1 km de largeur et environ 2 km de longueur (11). Elle était baucoup plus vaste que le village actuel.
Phra Phahirath, à une époque où la tradition orale était encore vivace, a recueilli auprès des habitants l’histoire de la ville, elle correspond à un mythe qui contient probablement une once de vérité. Elle s’appelait alors Kanok Nakhon, fondée en l'an 1164 de l’ère bouddhiste correspondant à l’année 621 de notre ère ce qui correspond à la date de la montée en puissance des royaumes môns du Dvaravati (milieu du VIIème siècle).
Elle correspond au règne du roi Içanavarman du Cambodge au moment où la partie de l'ancien royaume qui se trouvait au nord de la chaine des Dangrek a formé un état indépendant appelé Tchenla.
Elle fut fondée par un certain Chao Fa Rangum qui la gouvernait comme un souverain indépendant mais dont la puissance était limitée à la ville elle-même et quelques avant-postes détenus à des fins défensives. Le fut-elle sur un ancien site occupé dès l’époque préhistorique ou proto historique ? Elle fut abandonnée par ses habitants « 1300 ans auparavant » ce qui nous conduit à l’année 638 de notre ère.
« Pour l'amour des yeux d'une belle Hélène ».
La cause de cette désertion naquit d’une querelle à propos de la fille du prince. Son nom était Nang Fa Yat, « Princesse du ciel humide de rosée ». Elle était courtisée par le chao de Muang Chiang Som, une ancienne ville fortifiée qui aurait été située dans la région de Sahatsakhan et que nous n’avons pas réussi à situer. Son père y était hostile et la guerre éclata entre les deux princes qui furent tous deux tués dans la bataille. La ville de Kanok Nakhon fut alors désertée. Chao Fa Rangum était le cadet du Chao Fa de Muang Nong Han (หนองหาน) à l'heure actuelle un district de Udonthani ou se situe le site de Ban Chiang. Mais celui-ci, jaloux de son cadet, ne voulut pas l’accueillir et lui donna ordre d’aller fonder une ville nouvelle et de se débrouiller tout seul. Chao Fâ Rangum ne put retourner dans sa ville dont la construction n’avait pas été achevée lorsque la guerre avait éclaté et les baï sema n’avaient pas encore été mis en place sur les murailles. On ne sait ce qu’il advint de lui ? Pour Phra Phahirath, les habitants de la ville actuelle ne sont pas les descendants du peuple de la ville de Muang Fâ Det Song Yang mais des Laos exilés après la destruction de Vientiane en 1827. Pour Seidenfaden, nos émigrants auraient échoué dans une autre Muang Nong Hân Kao situé près de Khumpawapi (nous n’en avons pas trouvé trace) dont les remparts auraient été fortifiés à l’aide de baï séma lors de l’’invasion birmane ? Il nous dit – au passage – ne pas avoir visité la vieille ville de Nong Han dont il apprit l’existence en 1910 lors d’un passage à Udon. « Il serait peut-être la peine d'explorer ce vieux site ». S’il l’avait fait, peut-être aurait-il découvert le premier la vieille civilisation de Ban Chiang ?
Les photographies prises par Phra Phahirath sont pratiquement inutilisables. Notre gendarme conclut, - nous sommes en 1951 et son souhait n’a pas été réalisé en 2016 - : « Il est à désirer que le Service archéologique du Département des Beaux-Arts de Bangkok prenne les mesures nécessaires pour que cet ancien site soit correctement et soigneusement exploré le plus tôt possible. Un plan exact de la vieille ville devrait être établi et de bonnes et claires photographies prises de toutes les pierres sculptées. Dans le cas où les photographier ne soit pas possible, un artiste familier avec l'iconographie bouddhique (ce qui ne doit pas être difficile à trouver parmi les artistes siamois) pourrait les copier à l'encre et au crayon. Espérons que cela sera réalisé dans un avenir proche ! »
Nous n’avons toutefois guère avancé dans notre recherche sur l’origine mégalithique de ces pierres, provenant d’une civilisation de l’âge du bronze ou du fer ayant précédé celle du Dvaravati qui utilisa alors celles taillées en forme de feuilles probablement partie pour consolider les fortifications de terre de ses cités et en faire sculpter d’autres par ses artistes à des fins religieuses. Il est un paramètre évident, c’est que l'activité agricole a augmenté de façon spectaculaire ces 100 dernières années, la plupart des pierres ne sont probablement plus in situ depuis longtemps compte tenu de l’abandon du site par ses habitants pendant des siècles, d’une utilisation plus terre-à-terre des pierres et aussi la cupidité de quelques collectionneurs. C’était déjà le cas à Muang Fâ Det Song Yang en 1938. Mais l’origine mégalithique de ces menhirs ne repose pas sur des affirmations de fantaisie même si le site n’a jamais été fouillé de façon méthodique et méticuleuse. Il existe toutefois pour notre site une étude (en thaï) effectuée en 1992 sur des échantillons de charbon de bois et d'escargots prélevés dans on ne sait quelles conditions dans l’enceinte de la ville (12). Les résultats sont donnés en « années BP » (« before present »). Certains échantillons ont été datés de 1010 années (marge d’erreur, plus ou moins 60, ce qui nous les date de 1992 – 1010 = année 982 et d’autres, les plus anciens, de 2240 (marge d’erreur, plus ou moins 60) ce qui nous les date de 1992 – 2240 = 248 avant Jésus Christ. Nous ne pouvons rien en déduire sinon que dès avant le développement de la civilisation Dvaravati dans la ville et pendant 1000 ans (et d’ailleurs toujours aujourd’hui) les habitants cuisinaient des escargots grillés au feu de bois. La belle affaire !
L’hypothèse de monuments mégalithiques détournés ultérieurement de leur fonction première a été soutenue par le grand savant Horace Geoffrey Wales (14) dans son œuvre maitresse sur la civilisation Dvaravati. Pour Wales, les deux sites Dvaravati les plus importants de la région nord-est sont Muang Fadaed et Mueng Sema (dans la province de Khorat). A Muang Fadaed, nous dit-il, les sema étaient utilisés à l’époque Dvaravati comme délimitation des espaces religieux, utilisation confirmée par des fouilles effectuées en 1991 sur le site par le Phasook Indrawooth de l’Université Silpakorn. Mais il émet aussi l’hypothèse que ces baï sémas ont évolué à partir de mégalithes. Il utilise un argument – nous semble-t-il – de simple bon sens : Ces pierres étaient en trop grand nombre pour n’avoir été utilisées que comme bornes de délimitation des espaces religieux. N’oublions pas qu’il en restait encore lors des investigations conduites en 1938 environ 2000. Par ailleurs, la présence de mégalithes organisés en cercle aurait été constatée dans un rapport du département des Beaux-Arts de Bangkok en 1959. Il en conclut évidemment à la nécessité d’effectuer des enquêtes systématiques dans tout le plateau de Khorat.
Une origine mégalithique ? Oui, mais quelle était l’utilisation de ces pierres levées ? Nous retrouvons l’hypothèse mégalithique dans un article de Phairot Phetsanghan, Songkoon Chantachon et Boonsom Yodmalee (15). Ceux-ci ont trouvé trace de trois anciens cercles de pierre dont ils déduisent qu’ils démontrent l’existence d’une culture mégalithique (mais un peu hâtivement qu’elle serait venue de l'Europe occidentale) jusque dans le nord de la Thaïlande. L’un de ces cercles se situe dans la province de Chiangmaï dans le district de Hot (ฮอด), le second dans l’amphoe de Mae Sariang (แม่สะเรียง) dans la province de Maehongson (แม่ฮ่องสอน) et le troisième plus proche de chez nous dans un village, Ban Nong Hin Tang (บ้านหนองหินตั้ง) de l’amphoe de Sung Noen (สูงเนิน) littéralement « les hautes collines » dans la province de Khorat.
Un début d’explication ? Pour eux, ces pierres ont été disposées en cercles pour marquer les lieux de sépulture, lieux sacrés. Par la suite, leur utilisation et leur but ont changé, elles sont devenues la marque des limites des sites et édifices religieux, pierre funéraires simplement taillées en forme de feuille et réutilisées en baï sema, souvent améliorées des sculptures caractéristiques de l’art du Dvaravati. Ce sont d’ailleurs ces sculptures qui permettent à nos érudits d’attribuer à ces baï séma une date en fonction de la scène représentée correspondant à telle ou telle époque du Bouddhisme, de ses diverses écoles et de son évolution dans le temps. Mais en ce qui concerne Muang Fa Daet, s’il existait encore 2000 pierres en 1938, des recherches effectuées sur le terrain entre 1985 et 1987 n’ont permis de ne situer que 432 pierres provenant du site actuellement identifiées et enregistrées par le Département des Beaux-Arts et ce après analyse approfondie auprès d’informateurs locaux, 150 habitants, des abbés de temples ruraux et celui de temple royal officiel de Kalasin. Mais tout reste à faire en ce qui concerne leur nombre exact, leur histoire et surtout leur emplacement d’origine dont la fouille permettrait éventuellement de déterminer si elles avaient une utilisation funéraire.
Mais peut-être allons-nous trouver un élément de réponse dans la thèse monumentale du professeur Stephen A. Murphy, le grand spécialiste anglais des arts asiatiques, consacrée aux bornes sacrées bouddhistes du « plateau de Khorat » c’est-à-dire de l’Isan (16) ? Il a étudié 400 des 1291 pierres actuellement enregistrées provenant pour partie d'autre sites de l'Isan. Sa parfaite connaissance du Siam ancien, du Dvaravati et du bouddhisme, de ses écoles et de leur évolution lui permet de donner les dates auxquelles ces pierres ont été sculptées à l’aide d’ailleurs de certaines qui comportent des inscriptions utilisant l’alphabet des Môns (17). Murphy aborde la question de l’origine de ces pierres dont certains pensent que la culture sema du Plateau Khorat a évolué à partir d'une culture mégalithique préexistante pour placer cette théorie dans le contexte approprié (et contesté). Cette théorie, avons-nous vu, fut introduite en 1969 par Quaritch Wales : La « sema-culture » qui a évolué sur le plateau de Khorat est-elle le résultat de la transformation d'un culte funéraire mégalithique par l'introduction du bouddhisme ? Murphy critique vertement la théorie « colonialiste » de Wales qui fait provenir (sans la moindre preuve autrement que son orgueil et sa forfanterie de britannique gallois) cette culture mégalithique d’une diffusion depuis les cultures mégalithiques européennes. Mais peut-être nous donne-t-il un embryon de réponse. On peut effectivement difficilement penser que les constructeurs de mégalithes de Stonehenge ou des alignements de Carnac aient diffusé leur culture jusqu’en Asie-du-sud-est.
Mais la réponse, si réponse il y a, c’est dans le haut-Laos que nous allons peut-être la trouver. Une culture mégalithique authentique se trouve dans les montagnes du Laos. Ceux-ci comprennent (ou comprenaient) 150 « pierres debout » dans la province de Hua Phan (18), étudiées méticuleusement par Madame Colani qui estimaient qu'elles étaient antérieures aux urnes funéraires de la plaine des Jarres et les datait de 300 ans avant Jésus-Christ (19) (20), âge du bronze pour les menhirs, âge du fer pour les jarres. En ce qui concerne ces menhirs, Madame Colani les situe avec incertitude sur la base d’une carte au 500.000ème. Elle s’est d’ailleurs heurtée à la même difficulté que pour nos baï séma, beaucoup sont tombés sur le sol, ont été cassés, piétinés ou disparus. En outre, une partie des sites de pierres levées qu’elle a étudiés sont présentement introuvables, erreur de référence au vu d’une mauvaise carte ou probablement aussi ravages des bombardements américains. Son travail n’en est que plus précieux.
Elle a, sous la direction de Georges Coédés, passé trois ans dans le haut-Laos, effectué des centaines de relevés et pris des milliers de croquis.
Dans le premier volume de sa thèse, elle décrit les champs de menhirs de Hua Pan, de Kéo Hin Tan, Donc Mut et bien d’autres. Tous surmontaient des fosses funéraires dont la plupart avaient été pillées mais les pierres levées étaient en place. Elle y a trouvé quelques objets funéraires, de la céramique, des ossements, des dents ou des débris d’urnes contenant des cendres. Il y a une certitude, toutes ces pierres levées marquent soit l’emplacement d’une tombe, soit, installées en cercle, entourent une tombe.
Les objets découverts dans ces sépultures démontrent par ailleurs à suffisance qu’il existait à cette époque des routes d’échanges commerciaux sur lesquelles on ne sait pratiquement … sinon qu’elles existaient (21).
Murphy est réticent devant l’idée d’une origine mégalithique de ces pierres dressées et notamment d’un lien entre les menhirs du haut-Laos et le développement de la culture des sema dans le plateau Khorat et essentiellement dans la province de Kalasin.
C’est oublier un peu - trop - vite que le fleuve frontière entre le Laos et le Siam, le Mékong, n’a jamais constitué une barrière véritable, que le Lao de la rive gauche et la siamois de la rive droite sont des frères. Échanges commerciaux probables ? Madame Colani parle à juste titre du sel, essentiel à l’alimentation, dont il existe de nombreuses mines dans notre région mais pas dans le nord du Laos. L’argument de l’obstacle de l‘éloignement n’en est pas un. Par ailleurs, le travail de bénédictin auquel s’est livré sur le site Madame Colani au Laos sous administration alors française n’a jamais été effectué en Thaïlande où l’archéologie n’a pas plus de 100 ans. Par ailleurs, le déplacement des pierres de leur site d’origine rend difficile sinon impossible toute recherche archéologique méticuleuse comme celle qu’a pu effectuer Madame Colani. Contester au site de Ban Nong Hin tang le caractère d’un cercle mégalithique certes, mais que dire avant que le site n’ait été méticuleusement exploré ? Nous nous inclinons devant les encyclopédiques connaissances des érudits et savants dont nous avons compulsé les écrits mais sommes parfois conduits à nous demander si le bon sens est vraiment la chose la mieux partagée du monde ? S’interrogeant sur les rites funéraires jusqu’à l’époque Dvaravati, certains (14) s’étonnent de trouver à la fois de simples inhumations et parfois des incinérations, des urnes placées au milieu d’un cercle de pierres levées et des cadavres simplement mis en terre avec une pierre dressée pour en marquer le lieu ?
Madame Colani, elle, ne s’en étonne pas ! Il y a dans le monde des riches et des pauvres, les pauvres étaient alors simplement mis dans la terre où ils revenaient poussière, les riches étaient incinérés. La raison en est d’une simplicité biblique : La crémation d’un cadavre, ne rentrons pas dans des détails morbides, nécessite quelques centaines de kilos de bois, au moins un demi-stère chez nous et probablement beaucoup plus en pays tropical où le bois est gorgé d’humidité. Le bois était alors un produit de luxe destiné essentiellement à la construction, l’incinération était donc réservée aux riches.
Il y a encore beaucoup de travail en perspective pour la toute jeune archéologie siamoise.
NOTES
(1) Notre article A 196 – « LES PEINTURES MURALES, L’ÂME DES TEMPLES DU COEUR DE L’ISAN ».
(2) L’orientation symbolique des temples thaïs vers l’est d’où surgit la lumière – tout comme les églises catholiques sont ou devraient être orientées vers Jérusalem et les mosquées vers La Mecque a fait l’objet d’une vaste étude de Toshihiko Iyemori, Michio Hashizume, Akinori Saito, Masahito Nose, Nithiwatthn Choosakul, Toshitaka Tsuda et Yoko Odagi « Geomagnetism and the Orientation of Temples in Thailand » in Journal de la Siam Society, n° 99 de 2011.
(3) Voir le dictionnaire Pali-Anglais « The Pali Text Society’s » publié à Londres en 1922 page 715.
(4) Le site est situé dans l’amphoe de Huay Phung (ห้วยผึ้ง), province de Kalasin (103° 56’ 20’’ et 16° 41’ 25’’)
(5) « Dvâravatî : aux sources du bouddhisme en Thaïlande », 11 février - 22 juin 2009.
(6) Le musée de Khonkaen comporte dans une galerie extérieure en sus des plus belles pièces qui sont à l’intérieur une collection de baï séma en grès rouge ou gris présentée de façon malheureusement un peu anarchique à laquelle le guide vert Michelin attribué une triple étoile « vaut la visite » et la mention « admirable illustration des artistes du Dvaravati ». Elles proviennent essentiellement du site de Fa Daed Song Yang.
(8) « Complément à l'Inventaire descriptif des monuments du Cambodge pour les quatre provinces du Siam Oriental ». In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 22, 1922. pp. 55-99.
(9) Journal de la Siam society volume 45-1 de 1957 « An Early Buddhist Civilization in Eastern Siam ».
(10) « Kanôk Nakhon, an ancient Mon Settlement in Northeast Siam (Thailand) and its treasures of art ». In : Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 44 N°2, 1951. pp. 643-648.
(11) « The ancient culture was not limited to the Central Region of Thailand, but spread to the present-day Northeast, where Fa Daed Song Yang in Kalasin is an outstanding example » du 18 avril 2013.
(12) « Carbon-14 dating of archaeological sample from Muang Fa Daed Song Yang » par Manit Sonsuk et Navarat Wantanapan - Chemistry Division – avril 1992 - OFFICE OF ATOMIC ENERGY FOR PEACE - MINISTRY OF SCIENCE, TECHNOLOGY AND ENVIRONMENT.
(13) Pimchanok Pongkasetkan « Burial rites from late prehistory to the Dvaravati period : new evidence from Dong Mae Nang Muang » sur le site http://www.muangboranjournal.com/ ou encore Stephen A. Murphy et Pimchanok Pongkasetkan « Fifty Years of Archaeological Research at Dong Mae Nang Muang, an Ancient Gateway to the Upper Chao Phraya Basin » in : Journal of the Siam Society, Vol. 98, 2010.
(14) « Dvaravati: The Earliest Kingdom of Siam (6th to 11th century A.D.) » publié à Londres en 1969. Né en 1900 et mort en 1981, Wales est entré au service du Gouvernement siamois, il s’est ensuite consacré à l’étude de l’ancien Siam et est l’auteur de nombreuses communications dans le journal de la Siam society.
(15) « Sema Hin Isan, the Origin of the Temple Boundary Stones in Northeast Thailand » in « The social sciences » Volume 4 de juillet 2009.
(16) « THE BUDDHIST BOUNDARY MARKERS OF NORTHEAST THAILAND AND CENTRAL LAOS, 7TH-12TH CENTURIES CE: TOWARDS AN UNDERSTANDING OF THE ARCHAEOLOGICAL, RELIGIOUS AND ARTISTIC LANDSCAPES OF THE KHORAT PLATEAU », Thesis Submitted to the School of Oriental and African Studies, for the Degree of Doctor of Philosophy University of London - September 2010
(17) Ceux-ci utilisaient une forme tardive de l’alphabet Pallava, une écriture développée sous la dynastie des Pallava dans l'Inde du Sud autour du 6ème siècle après J.C, probablement venue avec les premiers missionnaires Bouddhistes.
(18) La province de Hua-Pan est située au nord-est du Laos à la frontière du Viet-nam.
(19) Madeleine Colani, religieuse protestante née à Strasbourg en 1866 et morte à Hanoï en 1943 était surtout archéologue, géologue et ethnologue. Elle soutint sa thèse sur les mégalithes du Haut-Laos à 54 ans. C’est à cette heure un ouvrage fondamental et inégalé sur ces mégalithes. Avec sa sœur Eléanor elle parcourut pendant des années l’Indochine française pour étudier les sites pré ou protohistoriques.
(20) Un premier article de Madeleine Colani « Note sur les Mégalithes du Haut-Laos (Montagnes du Tran-Ninh et des Hua Pan) » a été publié dans le Bulletin de la Société préhistorique de France, tome 31, n°7-8, 1934. pp. 335-352. Sa thèse proprement dite (« Mégalithes du haut-Laos ») a été publié l’année suivante par l’Ecole française d’Extrême-Orient en deux épais volumes.
(21) Voir à ce sujet : Pimchanok Pongkasetkan : « Ship’s Cargo beyond the sea : New Evidence from Dong Mae Nang Muang, Nakorn Sawan Province, Central Thailand ».
AUTRES SOURCES UTILISÉES
Nicolas Revire « Pierre Dupont’s L’archéologie mône de Dvāravatī and Its English Translation by Joyanto K. Sen, In Relation with Continuing Research » Journal of the Siam Society, Vol. 99, 2011
Wesley Clarke « The Skeletons of Phong Tuek: Human Remains in Dvāravatī Ritual Contexts » in
Noel Hidalgo Tan « Rock Art Research in Southeast Asia: A Synthesis Archaeology and Natural History, School of Culture, History and Language », College of Asia and the Pacific, The Australian National University, Canberra, ACT 0200, Australia;
Phasook Indrazooth « The practise of burial in the mun and the chi valleys ». Faculty of archaeology, Silipakorn University, Bankok, 201..
Dagens Bruno « Recherches archéologiques franco-thaï dans la Thaïlande du Nord-Est. Les fouilles de Muang-Champasi » In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 138ᵉ année, N° 1, 1994. pp. 43-67.
Sarah Talbot et Chutima Janthed « Northeast Thailand before Angkor : Evidence from an Archaeological Excavation at the Prasat Hin Phimai »
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