6 mois dans un village d’Isan ?
Il y a 6 mois j’avais proposé un article intitulé « S’installer dans un village d’Isan à la retraite », comme si cela était une aventure. Je m’étais même senti obligé de donner les raisons de ce choix de vie, de me justifier, tant les craintes étaient grandes chez mes amis installés à Pattaya et à Udon Thani … je ne parle pas de ceux de France.
Je leur avais dit que « je n’allais quand même pas chez les Bororo, les Nambikwara, ou les Tupi- kawahib,même si l’inquiétude des « amis » semblaient le faire accroire ». Je leur avais dit aussi qu’il ne s’agissait pas de vivre de façon plus authentique, de vivre dans la « vraie » Thaïlande*, connaître enfin les Thaïlandais, mais plus simplement de « laisser un milieu francophone dont les us et coutumes n’étaient pas à la hauteur de mes « attentes », de découvrir un autre « environnement », et surtout de permettre à ma femme de « vivre », de retrouver pleinement sa vie : aider la mère, assurer l’éducation des deux enfants d’un frère décédé, et de participer aux activités de la famille et du village, de vivre au plus près de sa culture traditionnelle Isan. ».
Il pouvait être intéressant de savoir ce qu’il en était après 6 mois, de savoir ce que j’avais vu, entendu, retenu, ce qui m’avait intéressé, étonné, choqué … à Ban Sawang, dans ce village d’Isan, au milieu des rizières, situé vers Kalasin.
Votre installation au village vous renvoie tout d’abord à votre position de farang. Vous ne pouvez pas l’oublier, quand vous êtes le seul farang du village et quand tous les jours, les gosses vous interpellent avec un sourire gêné : « Farang, farang ! », qu’ils transforment en rire quand vous leur répondez. Ils semblent « soulager », avoir remporté une victoire. Les adultes réagissent, c’est selon … l’ âge, le lieu, l’heure (pour les éméchés), leur individualité (là comme ailleurs, il y a des intro et des extra-vertis) les relations qu’ils entretiennent avec notre famille… Quoi qu’il arrive, vous serez toujours le farang.
Il faut assumer. Mais ils ne savent pas que je me vois effectivement comme un farang, mais comme un farang ……… français, qui les « appréhende » avec sa culture, son « expérience », son « passé »… un farang curieux, intéressé par leur mode de vie séculaire et la « modernité » qui transforme peu à peu ces villages d’Isan.
J’arrivais donc, il y a six mois, avec déjà un travail de recherche sur ce que pouvait « représenter » l’Isan (Cf. dans ce blog, une quarantaine d’articles sur l’Isan avec mon ami Bernard), des lectures d’écrivains thaïlandais, comme Pira Sudham**, le grand écrivain de l’Isan, à qui nous avions confié le soin « de nous « initier » à la vie d’un village d’ Isan des années 60, (avec) ses dures conditions de vie, « le travail des rizières, le monde des esprits, le temple, les rites, ses valeurs, sa « culture », mais aussi la pauvreté, l’ignorance et la corruption … et les transformations qu’il observait … sentant qu’« à la frontière, un autre changement, brutal, soudain, est en attente ».
Il fallait ici ne rester qu’au stade du « vécu », de quelques notes prises au hasard. Plus tard viendra peut-être le temps des analyses. Il me fallait quand même un ordre de présentation pour que cela demeure lisible. Ainsi je retenais :
- Une riche vie sociale. La vie au village.
- La confirmation du temple comme centre religieux et social du village.
-
- Le travail des rizières. Tradition et modernité. La pauvreté et l’aide des enfants.
- Le rite de mon quotidien.
- Un autre monde, sa culture, ses valeurs …
J’ai vraiment été étonné par la « vie » du village, rythmé par le rite du quotidien (l’école, le travail, le temple), les célébrations royales et religieuses nationales, et les « événements » du village qui ne manquent pas ( les mariages,
les funérailles, le temple, les « fêtes », les divers festivals des villages et petites villes environnantes), et cette année les terribles inondations qui ont aussi marqué le village …Oui, une vie sociale intense et « festive » !
1/Une vie sociale intense.
Beaucoup sont pauvres, et doivent se bouger pour survivre, et/ou compter sur les enfants qui ont « réussi », mais ils ne s’ennuient pas. Le village a son rituel du quotidien, avec le lever, la préparation du riz gluant, le repas pris en commun, les manifestations bruyantes des coqs, des chiens, les annonces du haut-parleur (publiques et religieuses), le passage des moines avec leur « bath » sur le ventre pour recevoir les offrandes, le départ des enfants à l’école, les quelques vaches et buffles qui passent devant chez vous,
le départ des « travailleurs » vers leurs différentes activités (quand ils en ont). Les matins de 6h à 8h sont très animés.
Et il y a le défilé bruyant des marchands ambulants tout au long de la journée; une occasion de discuter pour ceux qui sont restés au village, d’examiner les produits du jour, de faire une affaire… et il y a le retour des enfants de l’école … les visites chez les copains … les retours des champs … Le soir tombant : les allées et venues des ados, leurs « loisirs »… Après le « travail », les adultes bricolent parfois et/ou vont voir un ami, il y a toujours un petit coup à boire, un plat à réchauffer, un petit plat à emporter, des histoires du village à raconter …
Evidemment le samedi et dimanche seront différents, avec les enfants restés au village. L’animation sera assurée.
Et puis, il y a toujours un « événement » individuel et/ou collectif : une préparation très matinale si on a décidé de faire ce jour-là une offrande aux moines, ou bien un mariage, des funérailles, une fête à l’école, une cérémonie au temple, une fête nationale à fêter, un festival,
une grande manifestation politique dans la ville voisine, une visite de la famille lors des jours fériés, ou bien même une monk party (organisé à l’occasion d’une future retraite bouddhiste d’un membre du village par exemple)…
toujours une occasion de se réunir , de partager, de prier, de manger et de boire ensemble, de se réjouir…ou bien un conflit à résoudre avec le voisin, ou un membre de la famille, une discussion à avoir à propos du dit conflit avec d’autres….
Et bien sûr les moments forts des semis et des moissons.
Et parfois, une catastrophe à « gérer ».comme la terrible inondation du pays fin 2011.
Bref, on ne peut pas s’ennuyer.
On est toujours, c’est selon, dans un réseau de don, de contre-don, de solidarité ou de compétition ou de rivalité … d’admiration et de jalousie, de haine parfois. Mais toujours dans un formidable sens du partage. Si on n’a pas été convié au mariage ou aux funérailles,
on aura donné quelques baths quand même, et on recevra d’une voisine invitée, un petit encas en retour. Si vous venez offrir un petit surplus du jardin ou d’ailleurs, vous repartirez souvent avec un autre petit sac plastique (Ah ! les sacs plastiques)…
Nota. Le farang qui a peur d’être volé, qu’on en veut à son argent, doit savoir que c’est ici, une source de prestige qui s’applique à tous. Si on a, on doit donner, partager. Et si on veut monter qu’on a réussi, on a des obligations, un statut à assumer. J’y reviendrais.
Mais ce qui donne sens, ce qui relie le village a son Histoire, a son « sacré », est son temple.
2/ Le temple. Centre religieux et social de la vie du village.
Ban Sawang est un petit village au milieu des rizières, avec 1000 habitants environ, qui habitent dans un petit carré avec le temple « au centre de la vie du village » comme le décrit Chart Korbjiti dans son roman « La chute du Fak ». En effet, notre villageois va vivre individuellement et collectivement au rythme sacré du temple.
Chaque matin, on voit quatre, cinq moines passés devant chez nous, en ligne, silencieux. On donnera en fonction d’un événement particulier de la famille (anniversaire, demande, remerciement…) ou évidemment s’il y a une fête « officielle » ou du village. Alors, la mère et ma femme auront prévu des achats la veille et se seront levés tôt pour préparer l’offrande.
Ainsi, pour la fin du carême d’Asanha Bucha (la retraite de la saison des pluies), ai-je vu tout le monde se rendre au temple, pour offrir ses multiples plats préparés (on n’oublie pas les « douceurs ») aux moines. Il est de bon ton que les plus riches offrent davantage. Ils ont un statut à défendre, même ici (surtout ici ?). Mais, je fus surpris de constater que cette offrande se transformait en partage, en redistribution. Chacun repartant avec un petit plat savoureux préparé par un autre et mis dans un sac plastique. (Ah ! les sacs plastiques !)
Que dire de la cérémonie agraire du 12 septembre pour obtenir une bonne récolte, honorer les défunts et demander la protection des Phis, comme me l’a expliqué simplement ma femme. Ce jour-là tout me monde était au temple et ensuite s’est rendu dans sa rizière.
Evidemment, je pourrais expliquer ce rite si important dans toutes les sociétés agraires, mais il s’agissait ce jour-là pour moi, d’observer, de suivre ma femme dans ce rituel : la voir préparer ce fameux pala ( l’Isan se lêche les babines , rien qu’en disant son nom), le beef, le riz, les bananes cueillies la veille à la rizière …aller au temple … les prières … l’offrande aux moines …les prières … l’eau, la nourriture à bénir… et puis ma petite famille allant à la rizière… la prière, le waï, l’offrande jetée à différents endroits de la rizière, le waï, et puis le choix d’un arbre et l’eau bénite déposée à sa base… la pensée pour les défunts…la protection demandée aux Phis du coin …le waï……. Et le retour.
Je pourrais m’attarder, revenir à mes pensées de ce jour, mais le mois suivant, le 12 octobre, on devait de nouveau fêter le AUK PHANSA ; La sortie du carême bouddhique et la fête des Eaux pour le dire simplement, qui clôturait la retraite de trois mois des bonzes, commencé lors du Khao Phansa («Auk »signifie «Sortir» comme «Khao » veut dire «entrer »).C’est une fête importante dans tout le royaume et elle peut prendre des formes différentes. (Cf. nos articles).
Ici, je retrouvais ma famille qui la veille préparait de nouveau les plats.
La mère passait beaucoup de temps pour préparer une gâterie (khao-tom ( ?) : patatoes, coconut, sucre enroulé dans une feuille de bananier (fameux. Il fallait bien que je goûte). Je n’étais pas allé au temple cette fois-ci, mais ma femme m’a raconté la scène qui ressemblait à celle que j’avais vue le mois précédent, avec cette offrande/partage de nourriture. (Ah ! la nourriture pour les Isan !).
On avait dû aussi en profiter pour faire des demandes « privées » (santé, argent, good luck).
Il avait fallu attendre trois semaines pour la fête des eaux, qui se manifestait au village voisin, Non-si-la-Long, par une course de pirogues (Elles sont organisées en l'honneur des naga et des génies tutélaires pour qu'ils accordent aux habitants santé, bonheur et prospérité). Une course spectaculaire où quatre pirogues effilées de 40 rameurs représentaient quatre villages.
Vous pouvez imaginer l’ambiance. (C’est toujours l’occasion de partager la bonne humeur certes, l’alcool aidant parfois, mais aussi les plats des marchands ambulants).
Depuis plus d’un mois, ils s’entraînaient. Je les voyais le matin en faisant ma promenade matinale avec mon chien. Ils se donnaient rendez-vous le matin à 6 heures à 50m de chez moi. Parfois, je les suivais. J’ajoute cela, car le plus souvent, on apprécie davantage ces moments partagés, inattendus, dans la relative fraîcheur et belles couleurs du soleil levant.
ET il y en a des « fêtes » religieuses, et des mariages, et des funérailles (eh oui, beaucoup de vieux au village ! ) … cela mériterait un article spécifique.
Je pouvais constater que leur culture était vraiment imprégnée par Bouddha (enfin « leur » Bouddha et leur animisme) et les Phis (dont on parle constamment) et qu’ils avaient toujours besoin de faire les actes qu’il fallait pour conjurer la chance. Que de fois à une demande d’explication, ma femme me répond : « c’est pour good luck » En disant cela, elle pense « argent » ou « santé ». Eh oui, on pense au karma (parfois) mais toujours au profit immédiat que l’on espère.
Les villageois se rendent au temple à tous les moments importants de leur vie et aussi bien sûr et surtout lors des cérémonies officielles dédiées à la vie de Bouddha et ses enseignements et aux fêtes traditionnelles du cru. Mais on se rend au temple pour toutes sortes de raisons. Il y a déjà la « maternelle » pour les petits, deux mini-marchés dans la semaine … le temple sert aussi d’aire de jeu aux enfants …
Bref, le vrai centre religieux et social de la vie du village
3/ Le travail.
Le village est au milieu des rizières.
Vous pouvez vous douter que je suis impressionné par le travail des rizières, l’observation des gestes, la poussée des épis au jour le jour, la beauté et le jeu des lumières sur ces étendues vertes, le vol des aigrettes au petit matin ! Il y a là une véritable émotion esthétique ressentie. Je vois souvent des villageois venir jeter aussi un petit coup d’œil. Ils regardent sûrement si tout va bien. Je ne peux m’empêcher de penser qu’ils viennent aussi prendre la « force » de cette Terre; Elle est celle qui donne sens à leur vie. Ma belle-mère qui n’a plus besoin de travailler est heureuse de partir chaque matin faire son potager, ses préparations de poisson séché, sa cueillette, le tissage d’une natte parfois et de revenir à la nuit tombée. C’est sa « vie ».
Si chaque famille a sa rizière, elle n’est pour beaucoup, pas suffisante pour en vivre. On a besoin de trouver un autre job et/ou d’espérer une aide des enfants. Ainsi pour aménager notre maison, mon beau-frère avait « engagé » quatre habitants du village, devenus carreleurs et maçons pour l’occasion. J’étais presque honteux de verser leur salaire : 200 baths/jour (5 euros). C’était le prix. Heureusement, je pouvais partager des bières, le travail quotidien fini, et aussi l’humour de mes hôtes. L’Isan aime rire et apprécie l’humour.
J’ai été étonné par la mécanisation.
On sème au vent à la main et on récolte désormais avec des moissonneuses-batteuses. C’est un moment fort que de voir ces véritables ballets de moissonneuses et leur redoutable efficacité. Plus personne ne le fait ici à la faux. L’époque de Pira Sudham est désormais du passé. On se rend ensuite à la coopérative qui achète le riz selon des prix fixes et selon la qualité (ici, on était de 12 à 15 baths/kilo). Ensuite vient ce moment fabuleux où on met le feu aux foins restants des rizières. Vous pouvez imaginer le spectacle grandiose. Mais c’est aussi parfois des drames. Eh oui, le vent peut se lever, le feu sauter la route …
Le rêve est désormais d’avoir sa propre moissonneuse-batteuse. Le monde change, le village aussi. Leurs enfants veulent un téléphone portable, les plus grands un ordinateur. On a eu ce « problème » à régler au sein de notre famille. C’est ce qui m’a étonné : ce mélange du coutumier et de « modernité ». On vit avec les Phis, mais ils devront aussi s’adapter.
Je viens d’apprendre que le gouvernement a commandé 860 000 tablettes pour équiper les écoles. Le petit village voisin a déjà son petit cybercafé devant l’école (il a été installé par un instituteur à la retraite). Notre village a accès à internet. Les villageois ne se doutent pas encore que cela va révolutionner aussi la vie du village à moyen terme.
Mais il est un « travail », venu du fond des âges, un savoir millénaire qui demeure et qui constitue un apport fondamental dans la vie de chaque famille : la cueillette.
La cueillette.
J’ai déjà évoqué la mère revenant chaque soir avec la cueillette du jour. C’est à la fois un art, un savoir, une expérience, une nécessité pour les familles pauvres. C’est aussi un plaisir partagé. La Nature est généreuse pour qui la connaît, et les Isans la connaissent bien. Certains ont planté des arbres fruitiers, mais partout on trouve le tamarin, des plantes qui parfument les soupes, des petits potagers aux légumes nourrissants (sada-o, ki-lei, ka-tin…), des mares d’eau sauvage qui apporteront un appoint de poissons, des escargots …
les hommes se réserveront la chasse de rats (pour certains), oiseaux, sorte de lézards ( kin-kaa ?)…
J’aime évidemment goûter certains fruits et légumes que je ne connaissais pas. J’en avais déjà vu certains, mais ici, offerts, on ne peut résister.
De plus, c’est aussi l’occasion de partager avec les voisins, la famille. C’est incroyable ce sens du partage. C’est, je l’ai déjà dit, une valeur essentielle.
L’art de la cueillette, cette connaissance de la nature, mais aussi la précarité, a développé aussi des aptitudes que l’on qualifie aujourd’hui d’ « écologiques ». Rien ne se perd ici, tout se transforme ou se vend, comme mes bouteilles de bières par exemple, que l’on va vendre.
L’aide des enfants.
On est surpris par l’âge des habitants. Il manque les jeunes adultes et on voit beaucoup de vieux et les jeunes. La plupart des adultes ont dû aller chercher un travail à Bangkok et dans les villes. Certaines filles « chasser » le farang … on en parle ici. Lors des grandes fêtes fériées, ils reviennent, plein de cadeaux. Il faut montrer la réussite. Jusqu’au bout, on cachera la réalité si celle-ci est mauvaise. Mais le signe de prestige sera toujours la maison, la « belle maison » que l’on fera construire (une dizaine dans le village). Mais tous mettront leur « honneur » à envoyer chaque mois ou chaque trimestre un peu d’argent à la famille (5 000-10 000 baths). Il faut aussi contribuer aux frais du jeune enfant laissé parfois (souvent ?) aux grands parents. Nous avons une « économie rurale » mais sous la dépendance des envois d’argent « irréguliers » des enfants partis travailler à l’extérieur.
Là encore le farang doit donc savoir que l’argent demandé par sa femme pour la famille du village n’est pas une « extorsion » réservé au farang, mais un signe « naturel » d’aide et de partage.
FIn de la 1ère partie