15. Notre Isan : les bases US en Isan, les Américains en Isan !
Nous avons appris au cours de notre enquête, comment la terre d’Isan a, au cours de l’ Histoire, vu les dinosaures, connu l’une des premières civilisations de l’humanité (Ban Chiang), les invasions successives de Dvâravati, de l’Empire kmer, puis les royaumes thaïs de Sukkothaï, d’ Ayuttaya, des royaumes laos du Lan Xang et de Vientiane, du royaume du Siam , pour devenir une province de la Thaïlande au XX ème siècle et … en 1961 voir « débarquer » les Américains !
Il est nécessaire de resituer dans quel contexte va s’effectuer le « débarquement » américain en Isan.
1. La guerre froide est le concept essentiel pour comprendre la situation .
La guerre froide est la période de tensions et de confrontations idéologiques et politiques entre les deux super puissances ,les Etats-Unis et l’URSS et leurs alliés entre 1947 et 1991, année de l'implosion de l'URSS et de la dissolution du pacte de Varsovie.
Ainsi la guerre froide s’ « exprimera» dans de nombreux conflits, comme la crise irano-soviétique, la première crise de Berlin (1948-1949), la guerre de Corée (1950-1953) , dans le cadre de la « Coexistence pacifique » avec les nouvelles crises (1953-1962) comme l’insurrection de Budapest (1956), la crise de Suez (1956), la deuxième crise de Berlin (1961), le conflit Indonésie/Pays-Bas (1962), la crise des missiles cubains (1962) et…. la guerre du Vietnam.
Il faut savoir que « l'appui militaire et économique des Etats-Unis, de par son ampleur, a constitué l'équivalent d'un plan Marshall pour l'Asie. La croissance dans les années 1950-70 a été soutenue par l'aide extérieure américaine qui crevait tous les plafonds imaginables (elle n'est dépassée, en terme relatifs, que par l'aide reçue par Israël, pour des raisons stratégiques analogues). De 1945 à 1978, la Corée du Sud a reçu quelques 13 milliards de dollars, soit 600 par tête, et Taiwan 5,6 milliards, soit 425 par tête. Entre 1953 et 1960, l'aide étrangère contribue pour environ 90 % à la formation du capital fixe de la Corée du Sud. L'aide fournie par les Etats-Unis atteignait 14 % du PNB. en 1957. A Taiwan entre 1951 et 1965, l'aide « civile » américaine s'élevait à 6 % du PNB. et l'aide militaire à 10 % ».
2. La Thaïlande dans le camp occidental – les conséquences sur le royaume.
En 1948, le maréchal Pibul Songgram, revient au pouvoir à la faveur d’un coup d’Etat. La constitution est suspendue. Il va promouvoir une politique proaméricaine, et anti-communiste. La Thaïlande va participer, aux côtés des Américains, à la force multinationale des Nations Unies lors de la guerre de Corée (1950-1953. Contre la Corée du Nord communiste soutenue par la Chine et l’Union soviétique).
En 1954, la Thaïlande devient un allié officiel des Etats-Unis avec la signature de l’Organisation du traité de l’Asie du Sud-Est (OTASE, SEATO dans son sigle anglais). L'OTASE a été créée à l'initiative des Etats-Unis, dans le contexte de la guerre froide. L'organisation devient l'une des dimensions de la politique de « containment » face au développement du communisme en Asie du Sud suite à la guerre d’Indochine. Le siège de l'OTASE sera même à Bangkok.
La Thaïlande, a ainsi pu bénéficier d’un appui considérable des Américains pour son économie et soutenir un processus d’industrialisation accélérée avec de nombreux déséquilibres cependant. Si les entreprises d’Etat ou privés étaient dirigés par des sino-Thaïs, les généraux, participant aux conseils d’administration bénéficiaient de larges « redistributions ». (Le général Phin, vice-1er ministre de Phibun, sera considéré comme l’homme le plus riche d’Asie du Sud-Est à sa mort). En 1957, le général Sarit prend le pouvoir, dissout le parlement et interdit toute opposition.
La Thaïlande passe un accord secret avec les Etats-Unis en 1961. Toutefois, Sarit utilisera l’aide américaine pour un grand programme d’infrastructures (routes, électricité, irrigation). Près de 3 milliards de dollars seront investis chaque année, pour atteindre jusqu’à 8 % du PNB au moment où plus de 40 000 soldats américains sont sur le sol thaïlandais.
La politique libérale choisie et l’aide américaine vont initier une nouvelle croissance industrielle et le pays va connaître une profonde mutation socio-économique
« Entre 1963 et 1996, la Thaïlande connut une croissance industrielle de 13% en moyenne, avec une forte activité dans le secteur manufacturier. La Thaïlande devint l’atelier des Dragons qui délocalisaient leurs usines vers des pays avec des coûts de production inférieurs. Ce mouvement fut encouragé par le gouvernement qui mis de l’avant des politiques fortement libérales afin d’ouvrir le pays à la mondialisation et faciliter l’entrée d’investissements étrangers. » (« L’adaptation de l’économie thaïlandaise au marché mondial », par Aurélien Clément, juillet 2008)
La ville de Bangkok s’occidentalisa. On y construisit des hôtels internationaux, de grands centres commerciaux, sans oublier les activités liées au tourisme sexuel, avec l’arrivée des bars de nuit, des discothèques et des salons de massage. L’usage de la langue anglaise se développa considérablement.
3. La guerre du Viêt Nam (aussi appelée la deuxième guerre d’Indochine) va opposer de 1964 à 1975 , d' une part la République démocratique du Viêt Nam (ou Nord-Vietnam) et son armée populaire vietnamienne — soutenue matériellement par le bloc de l'Est et la Chine — et le Front national pour la libération du Sud Viêt Nam (ou Viet Cong), face à, d'autre part, la République du Viêt Nam (ou Sud-Vietnam), militairement soutenue par l'armée des États-Unis appuyée par plusieurs alliés (Australie, Corée du Sud, Thaïlande, Philippines).
La guerre du Viêt Nam aura aussi un impact décisif sur la guerre civile laotienne et la guerre civile cambodgienne.
4. La place de la Thaïlande dans la guerre du Viet Nam
L’installation des bases américaines
La Thaïlande donc, alliée « officielle »des Etats-Unis depuis la Guerre de Corée, membre de l’OTASE en 1954, pour contrer le développement du communisme en Asie du Sud-Est, recevant une aide économique importante du gouvernement américain, ne pouvait pas refuser en 1961 l’autorisation d’installer des bases militaires « américaines » et des troupes US sur son sol.
Surtout que, dès décembre 1960, le gouvernement thaïlandais avait commencé des missions de reconnaissance photos sur le Laos, et qu’en avril 1961, un détachement précurseur de l'US Air Force tactique 6010e (TAC) était arrivé à l’aéroport de Don Muang.
Le gouvernement autorise donc l'établissement de 8 bases américaines dont Khorat, Nakhom Phanom, Udon Thani et Ubon en Isan.
En 1969, on comptera quelque 49 000 soldats américains en Thaïlande (510 000 au Sud Viet Nam), dont 36 000 dans l’aviation, 10 000 dans l’armée de terre et près de 1000 conseillers militaires. Près de 11 000 soldats thaïlandais participeront aux combats avec les Américains et leurs alliés sur le terrain (1965).
La participation aux opérations de guerre.
Le 2 mars 1965, le premier raid aérien sur le Nord-Vietnam fut lancé par les USA dans le cadre de l'opération "Rolling Thunder" : 40 chasseurs F100 (basés à Da Nang), 40 chasseurs F105 (basés en Thaïlande) et 20 bombardiers B17 (basés à Saïgon) convergèrent sur le dépôt de munitions de Xom Bang, situé à une soixantaine de kilomètres au nord de la zone démilitarisée. 120 tonnes de bombes furent larguées sur la cible mais au prix fort : 6 appareils US furent abattus.
La stratégie américaine visant à économiser la vie des soldats américains s’appuiera donc surtout sur le bombardement des territoires « ennemis ». De 1967 à 1972 : plus de 13 millions de tonnes de bombes sont lâchés, soit 5 fois le total allié de la Seconde guerre mondiale. 80% de toutes les frappes aériennes de l’ US Air Force sur le Vietnam du Nord proviendront des bases US aériennes de Thaïlande.
Patrick D., le blogueurd’Udon Thani, nous signale que :
« L’Udorn Royal Thaï Air Force Base » a joué un rôle de premier plan dans la réalisation des objectifs et dans l'accomplissement de la politique des Etats-Unis en Asie du Sud.. L' « US Air Force » était installé à Udorn de 1964 à 1976 mais les premiers hélicoptères sont arrivés en mars 1961. La base comprenait par ailleurs le siège d’Air America, compagnie aérienne cargo secrètement détenue et exploitée par la CIA. Air America a été en fait impliquée dans des dispositions visant à assurer le soutien des opérations secrètes en Asie du S-E au Laos.
Bien avant Air America, le CAT (transport aérien civil) a commencé ses opérations à partir d’Udorn le 11 septembre 1955 avec trois C-46 dans la livraison de nourriture et d’aide d’urgence en Indochine. Plus de 200 missions ont été effectuées pour livrer 1000 tonnes de nourriture d’urgence. Pendant la guerre au Laos, Air America a été appelé à effectuer des tâches de paramilitaires présentant de grands risques pour les équipages concernés »
. 5/ L’ Isan et les Américains ?
L’aide économique massive américaine, les 8 bases US, les milliers d’américains présents sur le sol thaï pendant plus de 10 ans, les milliers de soldats thaïs travaillant avec les américains et luttant à leur côté jusqu’au Sud Viet-Nam, les milliers de rencontres tarifées ou non avec les femmes thaïes, les milliers de couples mixtes… ont bouleversé, non seulement l’Isan, mais toute la société thaïlandaise.
Les bases US et la rébellion communiste :
Bien que les bases fussent destinées à bombarder le Laos, le Cambodge et le Vietnam, les infrastructures créées et les moyens en place ont eu un effet indirect sur le développement de la Province et la lutte contre les communistes de l’Isan.
Nous disposons de peu de données sur cette lutte et la menace qu’ont pu présenter les insurgés communistes dans cette région.
Un secret défense pèse sur ces informations. Une grande partie n'est toujours pas disponible, et est toujours considérée comme sensible par le gouvernement thaïlandais. Toutefois, l’histoire même de l’Isan, la politique gouvernementale ouvertement anti- communiste, l’éloignement avec Bangkok, la pauvreté, la proximité avec le Laos…la base US d’Udon Thani … laissent présager une répression conséquente contre les « opposants » politiques.
L’étude de Monsieur Pierre Fistié, in Communisme et indépendance nationale : le cas thaïlandais (1928-1968), In: Revue française de science politique, 18e année, n°4, 1968. pp. 685-714, montre bien la réalité de cette « menace » :
« On peut en juger sur pièce par le texte en six points donné par Pékin Information du 15 février 1965 sous le titre « L'appel du Front patriotique thailandais »
L'appel proprement dit qui accompagnait le programme du Front,
justifiait sa création en faisant vibrer la corde nationaliste :
« Au cours de ces dernières années, particulièrement sous le régime
de Sarit et de Thanom, l'impérialisme américain a aggravé son
emprise sur la Thaïlande dans les domaines économique, politique,
militaire et culturel et l'a totalement réduite à l'état de colonie amér
icaine de type nouveau 34... La situation actuelle exige que tous les
patriotes s'unissent comme un seul homme pour former une puissante
organisation unifiée et mener une lutte radicale contre les ennemis
en vue de sauvegarder l'indépendance nationale et d'améliorer le
niveau de vie du peuple ... C'est seulement quand tous nos compat
riotes, toutes les communautés, tous les groupes et partis politiques
s'uniront, conjugueront leurs efforts et, sous des formes diverses, lutte
ront sans relâche contre nos ennemis que nous pourrons chasser de
Thaïlande l'impérialisme américain, renverser le gouvernement fan
toche de trahison et de dictature impopulaire et que naîtra une Thaï
lande indépendante, démocratique, pacifique, neutre et prospère. »
II est clair que le Front patriotique entendait mettre à profit la pré
sence américaine en Thaïlande pour exciter contre les Américains et
le gouvernement le sentiment nationaliste et obtenir ainsi à son profit
le dépassement de l'opposition particulariste qui se manifestait dans le
Nord-Est depuis 1949, et sur laquelle il lui fallait s'appuyer au départ 35.
Comment ces intentions allaient-elles se traduire sur le terrain ?
Tout d'abord on allait assister à une évolution rapide de la situa
tion dans le Nord-Est. Bien entendu, la base même de l'activité « sub
versive » restait la même. Les noms qui reviennent toujours étaient
ceux des provinces de Nakhon Phanom et de Sakon Nakhon qui, de
1950 à 1963, réapparaissaient périodiquement dans les communiqués
officiels relatifs aux complots « autonomistes ». Cette permanence
s'explique par la nature du terrain et, en particulier, par la proximité
des monts Phu-pan, zones de collines ne dépassant pas de plus de quel
ques centaines de mètres le niveau du plateau, mais couvertes de jungle
et truffées de grottes qui constituent autant de repaires possibles pour
des groupes de hors-la-loi. Le recrutement se faisait, avant tout, sur
place par un mélange de persuasion et d'intimidation d'autant plus
efficace que les agriculteurs lao de la région avaient souvent été les
victimes de la corruption et des abus de l'administration.
L'activité de ces guérillas allait d'abord consister dans une inten
sification des attentats contre les instituteurs ou les chefs de village
récalcitrants et contre les « informateurs de la police . Mais c'est le
7 août 1965, dans la province de Nakhon Phanom, qu'une embuscade
allait pour la première fois être montée contre une patrouille de la
police, faisant un tué et un blessé. C'est officiellement le premier coup
de feu de la lutte armée proprement dite . Depuis lors, le cycle de la
guérilla et des « opérations de nettoyage » entreprises par les forces
gouvernementales s'est élargi et, au cours des années 1966 et 1967… ».
Frank Vonder Wide (Sunday, 11 May 2008) ayant eu connaissance de documents déclassifiés nous dit aussi que les forces communistes ont effectué 5 attaques dont 4 attaques contre la base d’Udon Thani : la 1 ère le 26 juillet 1968 (environ 25 assaillants à partir de quatre endroits ont ouvert le feu avec des armes automatiques) , puis le 28 juillet 1969, le 13 janvier 1970, et le 4 juin 1972 et une attaque de la base d’ Utapao RTNAF le 10 janvier 1972.
Nous avons pu lire aussi que 2 assaillants ont échangés des tirs d’armes automatiques et lancé des grenades contre les forces de sécurité thaïlandaise dans les premières heures du 3 Octobre, 1972. ? Mais il nous faut avouer que nous n’avons pas encore eu accès à des sources fiables et suffisamment informées.
Les conséquences sur le développement de la région
La présence américaine a sûrement facilité une meilleure intégration de l’Isan au reste du Pays. Elle a investi des sommes conséquentes dans l'économie de la région, mais nous ne sommes pas (encore ?) en mesure de les chiffrer.
La « construction » des bases US a entrainé le développement des infrastructures nécessaires comme par exemple les routes et les transports. Le plus important furent les Mitraphap Thanon ou "autoroutes de l'Amitié", qui reliaient les principales villes de la région l'un avec l'autre, à Bangkok et avec la côte Est. Le gouvernement thaïlandais fit construire aussi des routes secondaires qui ont désenclavé de nombreux villages ruraux.
Des petites entreprises locales ont bénéficié de petits contrats et de nouveaux savoir-faire. Un nouveau prolétariat prenait naissance. L’ « industrie » du sexe se développa. De nombreuses liaisons et mariages créèrent de nouvelles relations et développèrent une nouvelle économie. Le Farang américain devenait une valeur, un modèle à suivre. L’élite de l’Isan allait envoyer ses meilleurs rejetons suivre des études aux USA. L’anglo-américain devenait la 1ère langue étudiée dans les lycées et les nouvelles universités.
Un nouveau modèle de société venait bousculer les modèles traditionnels. L’Isan entrait dans la modernité, même si la société traditionnelle dominait encore dans les villages. Deux sociétés coexistaient désormais.
Le prince Kukrit Pramoj exigeait en 1976 l'arrêt immédiat de toute activité militaire dans les bases américaines du royaume et leur démantèlement complet, ainsi que le retrait total des troupes américaines de Thaïlande.
Fallait-il y voir comme un appel à résister à la nouvelle « invasion » ?
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