Nous vous avons par deux fois présenté l’infatigable Jean-Michel Strobino, à l’occasion de deux de ses articles que nous avons publié sur notre blog avec son aimable autorisation (1).
Dans la revue « Philao – bulletin de l’association internationale des collectionneurs de timbre-poste du Laos » (A.I.C.T.P.L) numéro 100 du troisième trimestre 2015, il nous fait découvrir l’un de ces pionniers méconnu (2), nous reproduisons cet article avec son aimable autorisation et celle des responsables de la revue. Qu’ils en soient remerciés.
L’exploration du Mékong et l’étude de sa navigabilité ont été un défi majeur pour tous les officiers de marine et scientifiques français qui ont sillonné le fleuve pendant près de 50 ans, depuis la première mission de reconnaissance dirigée par Doudart de Lagrée (1866-1868) jusqu’aux ultimes tentatives de franchissement des rapides du haut-Laos dans les premières années du XXème siècle.
L’histoire de cette exploration a été marquée, en particulier dans sa partie laotienne, par une succession d’exploits humains et de prouesses techniques inimaginables, mais aussi d’accidents dramatiques. En effet, malgré les compétences et le courage des hommes engagés dans ces missions à risque, les dangers du Mékong ont fait de nombreuses victimes.
Si certaines personnalités disparues tragiquement sont toujours présentes dans nos mémoires grâce aux articles, monuments funéraires ou plaques commémoratives qui leur ont été consacrés et qui existent toujours (Général de Beylié, Docteur Rouffiandis, Henri Mouhot, Capitaine Quilichini), d’autres n’ont pas eu cette chance posthume et restent totalement oubliés, bien que leurs exploits n’en soient pas moins dignes.
C’est le cas du commandant Diacre dont j’ai retrouvé par hasard la trace il y a quelques années grâce à une ancienne carte de la région des chutes de Khone, publiée dans le volume Indochine du Sud de la série des Guides Madrolle, que je m’étais procurée dans le cadre des recherches que je mène sur l’histoire de l’exploration du Mékong.
« Carte des chutes du Mé-Khong à Khone », extraite du volume Indochine du Sud de la série des Guides Madrolle, Paris, Hachette, 1928 :
Sur cette carte, un détail à peine visible avait attiré mon attention : un petit symbole cruciforme était représenté sur la berge sud-ouest de l’île de Sadam (Don Sadam), accompagné de la mention « Mont. Diacre » (fig. 2).
Agrandissement de la carte sur la zone mentionnant « Mont. Diacre » :
Comme l’abréviation le laissait supposer, il devait certainement s’agir d’un monument, mais j’étais curieux de savoir pourquoi il était situé à cet endroit, quelle était sa fonction précise et que signifiait le mot « Diacre ».
J’ai d’abord imaginé que c’était un édifice utilisé par un diacre local pour célébrer sur place des offices religieux. Mais cela semblait bien peu probable car le lieu n’a jamais été beaucoup peuplé et encore moins par des chrétiens. Puis, la majuscule à « Diacre » m’a mis sur la piste d’un nom de famille. Après des recherches dans les dossiers personnels des officiers de marine ayant servi au Laos et grâce au fichier des anciens élèves de l’Ecole navale, j’ai enfin trouvé l’explication à cette annotation mystérieuse : il s’agissait d’un monument funéraire érigé à la mémoire du capitaine de frégate Jules Diacre, chevalier de la Légion d’Honneur, disparu tragiquement le 6 août 1903 à l’âge de 39 ans lors du naufrage de sa pirogue dans le Hou Sadam, une des nombreuses passes parmi les rapides de Khone.
Une victime de plus qui vient se rajouter à la longue liste des marins morts accidentellement dans le Mékong dans l’accomplissement de leur devoir ! En présentant cette courte biographie, je suis heureux de faire revivre le souvenir de ce brillant officier de marine tombé malheureusement dans l’oubli depuis longtemps. Jules, Louis, Marie, Joseph Diacre est né le 10 mars 1864 à Chevilly (Loiret) où son père était instituteur. Il manifeste très tôt des goûts prononcés pour la marine et entre à l’Ecole navale en 1880. Dès sa sortie de l’école d’application en 1883, l’aspirant Diacre est envoyé au sein du corps expéditionnaire de Chine, à l’escadre d’Extrême-Orient commandée par l’amiral Courbet.
Il est embarqué à bord du Bayard puis rejoint l’équipage du cuirassé La Triomphante, sous les ordres du lieutenant de vaisseau Pierre Dehorter. Il participe à la guerre franco-chinoise (août 1884 – avril 1885) en particulier aux combats de Fou-Tchéou (23 août 1884) et de la rivière Min (26-29 août 1884), à l’attaque de Formose et à la prise de Keelung (1er octobre 1884). Le 8 octobre 1884 il est grièvement blessé au bras lors de la bataille de Tamsui où il se distingue par son courage en protégeant, malgré sa blessure et le feu nourri des Chinois en supériorité numérique, la retraite de ses camarades et du commandant Dehorter, mortellement touché.
La bataille de Tamsui (8 octobre 1884) :
Les navires français bombardent Tamsui (de gauche à droite : Vipère, La Triomphante, d’Estaing, La Galissonnière) :
Gravure du lieutenant de vaisseau Pierre Dehorter :
Il est décoré pour cet acte de bravoure à l’âge de vingt ans, avant d’être promu enseigne de vaisseau le 10 décembre 1884. Il conservera de la grave blessure contractée à Tamsui (son bras droit a été traversé par une balle) une certaine faiblesse au niveau du membre qui le fera souffrir toute sa vie et lui sera probablement fatale lors de l’accident du Mékong.
En 1886 Diacre est affecté à la division navale de l’Océan Indien à bord du croiseur Limier qui participe à la campagne de Madagascar. Le 25 août 1889, il est promu lieutenant de vaisseau et part rejoindre à nouveau l’escadre de Chine, à bord de La Triomphante. De retour en France, il suit la formation de torpilleur à l’Ecole des torpilles dont il ressort officier breveté en 1896, commandant le Torpilleur 97 de la Défense Mobile de la Corse. Le 11 juillet 1896, il est nommé chevalier de la Légion d’Honneur.
Brevet de Chevalier de la Légion d’Honneur de Jules Diacre :
En 1898 il est attaché au ministère de la Marine à Paris, à la 4ème section de l’Etat-major général.
Le 6 juin 1899 il quitte la France pour prendre le commandement de l’aviso La Caravane, un transport de munitions de 3ème classe faisant partie de l’escadre d’Extrême-Orient.
La Caravane au mouillage de Shan-Hai-Kouan (photographie prise 10 jours avant l’abordage) :
Dans la nuit du 22 au 23 octobre 1900, lors d’une mission de routine le long des côtes du Japon, le bâtiment est percuté accidentellement par un vapeur japonais qui le traverse de part en part, alors qu’il navigue sur la mer intérieure entre Kobé et Takou. La Caravane coule en moins de sept minutes, faisant deux victimes parmi l’équipage, un officier et un quartier-maître. Le bilan aurait pu être plus élevé sans la conduite exemplaire et la bravoure des officiers et la discipline de l’équipage.
En vertu des règlements de la marine française qui exigent que le commandant de tout bâtiment de guerre disparu soit traduit devant un conseil de guerre qui juge sa conduite, Diacre comparaît en 1901 devant le 1er conseil de guerre maritime de Toulon présidé par le capitaine de vaisseau Compristo. Mais le réquisitoire du commissaire du Gouvernement est entièrement à l’éloge du commandant de La Caravane et le conseil rend un jugement acquittant, à l’unanimité, le lieutenant de vaisseau. Son président va même jusqu’à le féliciter pour le sang-froid et le courage dont il a fait preuve avec son équipage dans les terribles circonstances qu’il a traversées et le propose au tableau d’avancement pour le grade de capitaine de frégate (3).
Après son acquittement, il est envoyé en Angleterre pour négocier, en remplacement du transport perdu, l’achat d’un navire affecté au Service du littoral, auquel il donne le nom de Loiret et dont on lui confie le commandement.
Promu au grade de capitaine de frégate le 1er avril 1902, il est envoyé à Saïgon comme second à bord du cuirassé Redoutable qui appartient à la division de réserve de l’escadre d’Extrême-Orient commandée par le capitaine Charles Duroch.
Cuirassé Le Redoutable :
Durant son séjour en Indochine, il se passionne pour la navigation sur le Mékong et les améliorations qui peuvent être apportées au service des transports, en particulier sur le bief laotien du fleuve. Ayant appris qu’une des passes au milieu des rapides de Khone, le Hou Sadam, était fréquemment traversée par les pirogues de commerçants indigènes ou de colons, il élabore le projet de la parcourir d’amont en aval pour en faire la reconnaissance.
Après avoir obtenu l’autorisation du chef de la division navale de réserve, il s’embarque le 6 août 1903 à l’entrée nord du chenal à bord d’une pirogue spécialement aménagée, en compagnie du lieutenant de vaisseau Georges Eugène Simon, directeur des Messageries fluviales de Cochinchine et pionnier de l’exploration des chutes de Khone, de Monsieur Demay, commis de l’Agence des Messageries, et de quatre bateliers.
Le lieutenant de vaisseau Georges Eugène Simon :
A un tournant du fleuve, l’embarcation chavire à cause des lames très fortes et tout l’équipage se retrouve à l’eau. Un moment les hommes arrivent à se maintenir à la surface, accrochés à la pirogue emportée par un courant impétueux. Mais bientôt, par suite d’une manœuvre des bateliers essayant de redresser le bateau, tout le monde se retrouve plongé sous l’eau. Le commandant Diacre, sans doute gêné par sa vieille blessure de guerre, n’arrive pas à remonter à la surface et est englouti par le tourbillon des eaux, en même temps qu’un des piroguiers. Non sans peine, le capitaine Simon et M. Demay rejoignent la berge où ils retrouvent les trois bateliers rescapés du naufrage. Durant deux jours Monsieur Simon entreprend d’intenses recherches le long des berges pour tenter de retrouver l’infortuné officier. En vain ; malgré tous les efforts possibles, le corps du commandant Diacre ne sera jamais retrouvé.
Faute de pouvoir le porter en terre dans une sépulture décente, un petit monument sera élevé à proximité du lieu du naufrage, le long de l’île de Sadam, afin de rappeler la mémoire de ce courageux officier de marine victime de l’amour de son métier et de son désir d’en étendre la connaissance et l’expérience.
La berge sud-ouest de Don Sadam (photo J.M. Strobino - Mars 2012) :
A cet endroit peu fréquenté, le monument au commandant Diacre va tomber dans l’oubli et faute d’entretien, il se détériore rapidement, victime des crues successives du fleuve à la saison des hautes eaux.
De passage dans la région de Khone en mars 2012, je me suis rendu en pirogue à moteur jusqu’au village de Ban Sadam sur l’île du même nom afin d’obtenir quelques renseignements sur le sujet. Les habitants m’ont conduit auprès d’un vieux Laotien qui se souvenait de l’édifice à la mémoire d’un farang. Il a bien voulu me conduire le long de la berge du Mékong sur le terrain d’un jeune propriétaire local. Nous avons traversé plusieurs de ses champs et à un endroit précis, au beau milieu de cultures potagères, le vieil homme s’est arrêté et m’a désigné de la main le lieu où se trouvait le monument à l’époque.
J’ai pu vérifier que l’emplacement correspondait précisément à celui indiqué sur ma vieille carte Madrolle ! Par contre, je n’ai retrouvé aucun reste du monument…
Site où était érigé le monument à Diacre (photo J.M. Strobino - Mars 2012) :
N.B. : Je recherche tout document (ouvrage, photo, carte postale, gravure) relatif au commandant Diacre et à son monument. Merci par avance à tous ceux qui pourront me fournir des renseignements à ce sujet afin de me permettre de compléter mes recherches (4).
Notes
(1) Références : article du 30 mai 2015 : « Invité 1- LAOS : LE CHEMIN DE FER DES CANONNIÈRES. Un article de Jean-Michel STROBINO » et article du 11 juillet 2015 « INVITÉ 2 - HISTOIRE DE LA SÉPULTURE D’HENRI MOUHOT ET DE SON MONUMENT FUNÉRAIRE 1861-1990 »
(2) Le Bulletin de l’Association Internationale des Collectionneurs de Timbres-poste du Laos (A.I.C.T.P.L), paraît tous les trimestres. PHILAO a pour objectifs de « faire parler » les timbres, cartes postales … et de permettre aux membres de l’association d’échanger leurs connaissances et leurs informations sur le Laos. Le contenu du bulletin va bien au-delà de simples considérations de « timbromanie », l’article de J.M. Strobino en est la preuve !
(3) Cette affaire a eu un certain retentissement « médiatique » à l’époque puisque nous en trouvons en particulier des traces dans « Le Figaro », « La Presse », « L’Aurore », « L’Ouest-éclair » et « Le matin ».
Que savons-nous des circonstances de l’abordage ? Il est constant que « lorsque deux navires viennent en collision, chacun d’eux est tenu de manœuvrer de façon à rester à proximité de l’autre jusqu’à ce que les capitaines, ayant jugé l’importance des avaries de leurs navires puissent en décider soit l’évacuation immédiate, soit la direction sur la côté la plus rapprochée…Lors du naufrage du transport Caravane survenu en 1900 dans les mers de Chine, le paquebot japonais abordeur faisait en arrière pour se dégager ; le commandant de la Caravane lui demanda au contraire de faire en avant à petite vitesse pour soutenir sur son étrave le navire défoncé. Grâce à cette manœuvre, presque tout l’équipage de la Caravane put passer sur le japonais » (« L’Ouest-éclair » du 3 juillet 1903).
Le conseil de guerre chargé de juger le commandant était composé de du capitaine de vaisseau Compristo, président, et des officiers MM. Pelletier de Raviguières, Parry, Tracoa, Hurdin et Atge. Le capitaine de frégate de Marliave, remplit les fonctions de commissaire du gouvernement.
Ce compte rendu est extrait de « l’Ouest-éclair » du 12 février 1901 :
Nous savons par ailleurs (divers numéros de « l’Ouest-éclair ») que le gouvernement japonais versa une indemnité de 200.000 francs pour indemniser les victimes, la veuve de l’enseigne Capitaine obtint 90.000 francs. La famille du matelot L’Hyver (décédé) toucha 24.000 francs, la même somme pour celle de Guérin, (blessé gravement ?), 12.000 pour un matelot blessé et de petites sommes pour une quinzaine d’autres. Si l’on en croit le site de l’Insee, un franc de 1901 valait environ 20 francs à la date de l’introduction de l’euro (2000) c’est-à-dire un peu plus de 3 euros, somme qu’il nous faut réévaluer d’au moins 25 pour cent en 2015. Le total représente donc 700.000 euros. Ces comparaisons valent ce qu’elles valent.
(4) Vous pouvez à cette fin nous contacter, nous nous ferons un plaisir de transmettre vos informations à J.M. Strobino.
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