Il ne s’agit pas ici d’être original mais de profiter d’un chapitre du livre d’Alain Forest « Les missionnaires français au Tonkin et au Siam. XVIIe- XVIIIe siècles », pour faire le point sur ce que pouvait représenter le commerce du royaume du Siam à la fin du XVII ème siècle.* Nous y avons découvert un scoop : des données « quantitatives » sur le mouvement des bateaux qui relativisent quelque peu l’importance de ce commerce siamois.
Alain Forest note que l’énorme majorité des relations officielles et des témoignages remarque, comme un « leitmotiv », que les Européens qui arrivent à Ayutthaya sont étonnés à la fois par « l’accueil reçu par les autorités siamoises, de la tolérance, et de la curiosité dont elles font preuve envers les étrangers », et par la multiplicité et la diversité des nations qui y font commerce. Ils attestent tous que le Siam est un des carrefours importants de l’Asie entre 1660 et 1680.
Il est expliqué que l’importance de ce commerce est dû non seulement à la politique d’ouverture du roi Naraï mais à une longue tradition des souverains siamois. Nous avons largement évoqué ces relations avec les Perses, le « commerce musulman »,
et ensuite comment les différents rois ont su s’adapter à l’arrivée des Portugais, Hollandais, Anglais et Français. (Cf. nos derniers articles relatant ambassades, traités, installations, conflits…)
Mieux, de nombreux rois ont su utiliser les compétences militaires, commerciales et administratives des « étrangers » et n’ont pas hésité à les intégrer aux différents niveaux du Pouvoir siamois. (Là aussi, nous avons donné de nombreux exemples et articles). Ainsi Alain Forest nous apprend que le roi Naraï a été formé par des Perses et aidé par des Perses pendant la majeure partie de son règne. (Alors que les études françaises n’évoquent le plus souvent que le grec Phaulkon).
1/ Quoi qu’il en soit, le roi est le premier marchand du royaume.
Il est le maître de la terre de Siam, dispose de milliers d’esclaves corvéables 6 mois par an, a ses propres plantations, s’arroge le monopole sur les produits « rentables », a le pouvoir de taxer les bateaux et les produits du Siam, et dispose de toute une administration dirigé par le ministre, le phra klang, le barcalon, chargé entre autre, des magasins royaux, des ports et des étrangers … sans oublier les « étrangers » qu’il a su intégrer dans la bureaucratie royale. (Forest cite les phra klang persans comme Abdur Razzaq (1657), Aqua Muhammad Astarabali (1660-1679), le grec Phaulkon … d’autres sont nommés gouverneurs (les gouvernements de Tenasserim et de Mergui seront confiés pendant de nombreuses années à des « Mores », puis on se souvient de l’épisode anglais avec Barnaby et White (1683-1685), du Portugais de Coehlo, gouverneur en 1675 de Phitsalunok, d’un turc gouverneur de Bangkok dans les années 1680-1685), des Français nommés par Phaulkon comme René Charboneau, gouverneur de Thientong en 1683, de Phuket en 1684 (?) Jean Rival à Bangary (Phangna)….. bref, la liste est longue. )
Ainsi le roi a donc le revenu procuré par les taxes, avec des prélèvements en nature sur des produits comme le paddy et l’arec par exemple. « Le roi vend tous les ans pour 70 000 écus de bétel, pour 100 000 écus d’arec vert et pour 50 000 écus d’arec sec » (Forest cite l’abbé de Choisy). Le roi a également « le monopole sur l’étain, le plomb, le salpêtre, les éléphants et leurs ivoires, l’arec, différentes sortes de bois appréciées à l’étranger (aigle, sapan, calamba), et le cuivre que ses bateaux vont chercher au Japon ». Il bénéficie également des taxes douanières, des loyers sur les magasins … sans compter les prises de guerre et de piratage.
Mais d’après Forest, cela ne veut pas dire que le Siam puisse être considéré comme un « Etat commercial ».
En effet, les entreprises commerciales bénéficient essentiellement à l’entreprise royale, même si certaines autorités siamoises en bénéficient à la marge par le truchement des étrangers qui en gère le quotidien ; les Siamois sont surtout impliqués dans les tâches subalternes et manuelles comme les « chasseurs, récolteurs, agriculteurs, charretiers, piroguiers, gardiens et hommes de peine (…) esclaves pour dettes ».
« Les autorités siamoises sont beaucoup plus portées vers l’investissement de leurs richesses en « capital religieux », en « mérites » pour les vies à venir, par la construction de monastères, par la dédicace de statues ou par le don aux moines, que vers le commerce ».
2/ Les produits échangés et un "scoop " sur les volumes échangés.
Vous pourrez trouver facilement les produits importés et exportés du Siam, mais c’est la première fois que nous découvrons ce que pouvait représenter le volume de ces échanges.
Arrivent au Siam :
« - d’Inde et d’Orient, des tissus et habits divers dont « la mousseline jaune destinée à confectionner l’habit des moines » et qui forment le gros des livraisons ; des tapis,
des pierres précieuses taillées, des aromates et produits pour la pharmacopée – dont l’opium qui est alors une médecine.
Il y aussi régulière importation d’esclaves par cette voie ». (Une note signale un trafic régulier au XVIII ème siècle et donne un exemple d’un navire du prince de Siam pillé par des Anglais en 1696 qui contenait une centaine d’esclaves).
- « Du Japon : l’argent, ainsi que les navires hollandais apportent jusqu’en 1668, date à laquelle son exportation est interdite par les autorités japonaises ; le cuivre que vont chercher des bateaux royaux et quelques particuliers ainsi que des produits d’artisanat, de luxe et semi-luxe : sabres,
porcelaines, boîtes laquées, paravents, articles d’argenterie … »
- De Chine, des porcelaines,
soieries et brocarts, tapis et un peu d’or, ainsi du papier, des « confitures » (fruits et légumes confits, des médecines et du thé, boisson dont, selon La Loubère, « l’usage » se répand à Ayutthaya dans les années 1680 ;
- De Batavia, des pièces d’argent hollandaises après 1668,
ainsi que quelques produits des Indes ».
Alain Forest cite ensuite d’autres produits provenant du Laos, du Cambodge, de Cochinchine, du Tonkin et des Philippines.
« Les Chinois assurent bien sûr avec leurs « sommes » (jonques)
l’essentiel des échanges avec les pays d’extrême Orient, notamment le Sud de la Chine et le Japon où ils sont les seuls admis avec les Hollandais » ; les Chinois, quant à eux, retirent du Siam essentiellement des produits de ravitaillement pour le sud troublé de la Chine (riz, salpêtre, sel, plomb, étain, ivoires, médecines) et quelques produits de luxe venus d’ailleurs du continent indien.
Mais ces inventaires « hétéroclites », s’ils nous renseignent sur les besoins des uns et des autres ne nous disent rien sur les quantités importées et exportées, qui de plus varient selon les périodes.
Forest cite Gervaise ** qui écrit que 15 à 20 jonques chinoises viennent tous les ans dans les années 1660-1680, « en presque aussi grand nombre que les Mores ».
Ce qui, vous l’avouerez, fait bien peu pour un pays qu’on qualifie de carrefour commercial important pour l’Asie.
Et ce commerce sera même jugé trop concurrentiel pour les Hollandais qui abandonneront leurs importations de tissus et de vêtements, ainsi que la plus grosse part de « certaines exportations : benjoin, bois précieux, pharmacopées, ivoires, or et produits de Chine, cuivre ». Ou plutôt les Hollandais se concentreront « sur l’achat de peaux, dont le monopole leur a été renouvelé en 1664, pour les exporter au Japon ; ainsi que sur l’achat de bois de sapan et d’étain de la région de Ligor (Nakhon Si Thammarat), étain dont ils disposent depuis 1671 du droit d’acquisition, une fois prélevés le tribut et ce qui est nécessaire aux besoins du roi. Le bois de sapan et l’étain constituent alors les trois quarts de ce qu’ils exportent du Siam vers les Indes et l’Europe. »
Forest suggère que cette impression de forte activité doit être due au grand nombre de petits bateaux privés mores.
En effet, parmi les autres « commerçants » actifs de ce commerce inter-asiatique figure bien sûr le roi du Siam, mais qui jusqu’à 1685 envoyait annuellement un ou deux bateaux au Japon, « un ou deux vers la côte chinoise ou à Macao, peut-être deux ou trois font-ils la ligne entre la côte de Coromandel et Mergui, et de même entre Ayutthaya et Batavia et plus épisodiquement , un bateau est envoyé aux Philippines ou ,à l’opposé jusque vers le golfe persique » (Forest citant le rapport de G. White (1678), in John Anderson ). Même si Phaulkon, à partir de 1682, va donner une impulsion à ce commerce et fera « plus de négoce que tout le reste des marchands particuliers ensemble », en 1685, « au temps de sa plus grande splendeur, (il) dispose(ra que) de 5 à 6 vaisseaux qui lui appartiennent » (de Choisy), on ne peut pas dire que cela constitue une flotte importante.
Forest, fort de sa lecture attentive des courriers missionnaires, tentera de compter les passages des navires au Siam, et encore précisera-t-il honnêtement, que ce n’est que de « l’à peu près » :
« annuellement : trois ou quatre vaisseaux hollandais,
un ou deux vaisseaux anglais, une vingtaine de jonques chinoises, peut-être autant de bateaux de Mores qui arrivent à Mergui, deux ou trois barques cochinchinoises dont certaines faites « sans clous ni cordes mais de vingt-cinq planches et deux perches pour servir de mât, et douze rotes […] de hauban avec une pierre pour nacre », une dizaine de bateaux armés par le roi et des autorités marchandes du Siam. Occasionnellement : un vaisseau des Philippines ou de Macao, un vaisseau de la Compagnie ou de particuliers français, une barque tonkinoise … »
Et Forest de reconnaître : « Je ne sais s’il faut déduire de cette énumération à la Prévert, qui ne signifie pas grand-chose en l’absence de toute indication de tonnage ou de valeur des marchandises transportées, que le Siam est une formidable place de commerce dans les années 1660-1680 ».
Entre « l’à peu près « » et le « signifie pas grand-chose » Forest transforme toutes les relations, tous les témoignages de l’époque, en un vaste cliché que tout le monde reprendra, jusqu’à la grande majorité des études contemporaines. C’est cela que nous avons appelé un scoop.
Le commerce avec le Siam était donc très limité au regard du commerce international de l’époque. À la fin du XVIIe siècle, par exemple, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales
entretenait à la fin du XVII ème siècle 100 à 160 navires selon les estimations et 107 bateaux en 1680, 88 en 1689 au commerce d’Inde en Inde. (*** Cf. wikipédia).
Aussi faut-il se demander pourquoi l’impression des témoins était différente.
Forest livre quelques clés possibles :
- La population du Siam était concentrée « presque toute entière le long de la Menam Chao Phraya ».
- « Tous les déplacements et transports s’effectuent par pirogues et barques, chaque famille disposant d’une embarcation ».
- « La saison de la venue des marchands est restreinte : elle dure cinq mois ; de février à juin. ». Cela est dû évidemment au climat, aux saisons, aux pluies, aux vents de mousson (vents du sud-ouest de mai à octobre, vent du nord-est de fin novembre à mars) , les contraintes de la route de Mergui … Ainsi les Mores « arrivent massivement en fin janvier et février à Ayutthaya » ; les Chinois à partir de mars, les Hollandais et les Malais vers mai ; 4-5 mois de fièvre « mais vents et pluies commandent : à la troisième semaine de juillet tout le monde est reparti. La capitale se vide ».
D’ailleurs, précise Forest, les responsables du comptoir anglais et de la Compagnie française réalisent qu’un comptoir à Ayutthaya n’est pas rentable, si on ne dispose pas comme les Hollandais d’un relais (Batavia et Malacca) entre l’Inde et Ayutthaya, non seulement pour les raisons déjà évoquées, mais aussi à cause de la faiblesse du marché intérieur. On se souvient du chevalier de Forbin disant à Louis XIV : « Sire, le royaume de Siam ne produit rien, et ne consomme rien ». « Hors la Cour et quelques grands, la demande siamoise est plus que modeste ». », précise Forest.
Les Anglais ferment leur comptoir en 1682. En 1680, François Martin qui avait créé le comptoir français de Pondichery (1673)
avait jugé sans intérêt la création d’un comptoir français à Mergui et Tenasserim. Le responsable de la Cie française, Deslandes- Boureau, constatant qu’il n’y a aucun commerce à faire au Siam, quitte le pays au début de 1684 ».
Le golfe du Bengale et l’Inde deviennent le nouvel enjeu des Compagnies française et anglaise et le golfe du Siam est marginalisé, avec de plus, une piraterie chinoise importante jusqu’aux années 1710. « A la fin de 1682, des pirates remontent même le Mékong saccageant Banam, Phnom Penh puis la capitale Oudong, dont ils brûlent le palais royal » (Forest citant M. Joret). Le commerce avec la Chine s’ouvre de nouveau.
De plus, la politique commerciale menée par Phaulkon à parti de 1682, avec la construction d’une petite flotte pour le roi et pour son propre compte, la nouvelle alliance avec les Français en 1685, va bouleverser les réseaux établis et s’ajoutant aux raisons déjà évoquées, va entraîner le Siam vers sa mise à l’écart par rapport au monde extrême oriental et le repousser » « comme le reste de la péninsule Indochinoise, en marge des grands courants commerciaux du XVII ème siècle. »
La mort de Naraï, la « révolution » de 1688 et la prise du pouvoir par Petracha, sa décision de chasser les étrangers « européens », marqueront la fin d’une époque.
Après le temps de l’ouverture viendra le temps du repliement. Nous y reviendrons.
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*Alain Forest,
Les missionnaires français au Tonkin et au Siam. XVIIe- XVIIIe siècles, Analyse comparée d’un relatif succès et d’un total échec, préface de Georges Condominas, Livre 1, Histoires du Siam, L’ Harmattan, 1998.
Les trois livres sont la reprise d’une thèse d’Etat et sont, comme le titre l’indique, consacrés aux missionnaires français au Siam et au Tonkin du 17ème au 18ème siècle.
Le préfacier si renommé G. Condominas, estime que « l’énorme dépouillement des sources missionnaires » lui a permis « de tirer de celles-ci, d’interpréter et d’ordonner toutes les indications susceptibles d’aider à une meilleure connaissance des histoires (politique, administration, économie, société et, bien sûr, religion du Siam et du Tonkin […] Ainsi la contribution d’A. Forest à la compréhension des systèmes de pouvoir et de gouvernement, dans leur fonctionnement concret et dans leurs dysfonctionnements, s’avère-t-elle, désormais essentielle ».
Nous ne nous servirons ici que du chapitre 4 :
Du carrefour à l’écart (1660-1688), pp. 83-104.
- Un « Etat commercial » ?
1/ Pouvoir et commerce 2/ Produits et principaux marchands. 3/ Illusions d’optiques et handicaps.
- Du carrefour à l’écart (1680-1700). 1/ Renversements et tendances. 2/ Fin d’époque.
** « Histoire politique et naturelle du Royaume de Siam », Paris, Cl. Barbin, 1688.
*** Wikipédia :
« À la fin du XVIIe siècle, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales entretenait déjà de 100 à 160 navires selon les estimations, ce qui signifierait qu’elle dispose au moins de 8 000 marins, auxquels s’ajoutent des garnisons de soldats composées de nationalités diverses. Si on ajoute les employés de la compagnie qui se dédient à l’organisation de son commerce, à la production de ses marchandises, on arrive à des estimations beaucoup moins précises, mais qui donnent une idée de l’importance de la compagnie. Les sources de l’époque parlent de 80 000 personnes (en 1735) voire de 150 000 employés (en 1788).
Le commerce d’Inde en Inde
Le commerce d’Inde en Inde a pour objet de lier entre eux les différentes régions de l’économie-monde asiatique, chacune ayant ses ressources et ses besoins auxquels le cabotage de longue distance peut répondre. La mise en place de ce commerce permet d’accumuler les métaux précieux nécessaires aux dépenses locales de la compagnie sans rendre nécessaire de les importer en excès depuis la métropole européenne.
Les Néerlandais disposaient en Extrême-Orient de deux monopoles, celui de l’accès au marché japonais et celui des épices fines : macis, noix de muscade, clous de girofle et cannelle. Chacun de ces monopoles était étroitement contrôlé par la compagnie qui confinait la production sur un territoire insulaire restreint et s’assurait qu’aucun autre territoire ne venait contester le monopole. Au besoin, les Hollandais payaient les souverains locaux pour qu’ils arrachent leurs cultures ou s’assuraient par l’invasion militaire que telle région ne produirait pas telle épice.
Pour les Hollandais, le contrôle des épices fines permit l’accès à de nombreux marchés d’Asie. Mais la compagnie se livre aussi à de simples activités d’intermédiaire des échanges, achetant pour échanger plus loin et ainsi de suite. Par exemple, la compagnie exporte de la côte de Surate du textile vers Ceylan et Batavia. Toujours à Surate, elle achète d’énormes volumes de textiles indiens, et elle les échange ensuite à Sumatra contre du poivre, de l’or et du camphre. Les Hollandais vendent au Siam des épices, du poivre et du corail contre l’étain, dont ils se sont réservé le commerce, mais aussi de l’or, des peaux de cerfs destinées aux Japonais, des peaux d'éléphants pour le Bengale. Ce dernier pays fournit à la compagnie la soie, le riz, le salpêtre, tandis que les Japonais fournissent le cuivre… Ce n’est qu’une énumération partielle des nombreux flux qu’orchestre la compagnie, partout où se profile une occasion de profit.
« Dans ce cabotage à longue distance, une marchandise donnée en commande une autre, celle-ci va au-devant d’une troisième et ainsi de suite. Nous nous trouvons là à l’intérieur des économies-mondes asiatiques qui forment un ensemble vivant. » Fernand Braudel
Ce « cabotage » connaît son apogée au milieu du XVIIe siècle avant d’entamer un déclin, et avec lui celui de la compagnie en Asie (cf. tableau ci-dessous).
Nombre de navires néerlandais consacrés au commerce d’Inde en Inde | ||||||||
1641 | 1651 | 1670 | 1680 | 1689 | 1700 | 1725 | 1750 | 1775 |
56 | 60 | 83 | 107 | 88 | 66 | 52 | 43 | 30 » |
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