Notre Isan : Le Siam et ses frontières
1/ Qu’est-ce donc qu’une « frontière » ?
C’est tout simplement une ligne qui délimite deux souverainetés, marquée surune carte, délimitée ensuite sur le terrain avec de part et d’autre des autorités, des lois, des organisations sociales différentes.
Notion récente, elle est née essentiellement au XIXème siècle. Au moyen-âge, le concept est incertain. Dans les steppes ou les forêts, on stagne pour se défendre, on bouge pour attaquer. Cette conception règne en Asie du sud-est jusqu’au début du siècle dernier. Les empires coloniaux français et britanniques imposent (de 1893 à 1909) des frontières linéaires (linéaire ne signifie pas ligne droite) au Siam resté formellement indépendant. La plus grande partie passe sur des lignes montagneuses, des lignes de crête, des lignes de partage des eaux. Or, les états du Siam sont anciens, établis autour de noyaux à forte densité de population travaillant sur les terres rizicoles séparées par des collines ou des montagnes, zone tampon avant que ne s’imposent les tracés linéaires. Dans ces zones, on trouve des minorités ethniques montagnardes qui n’ont aucune conscience de cette conception linéaire qui s’impose à la fin du XIXème et au début du XXème. Ils n’ont pas la moindre conscience de l’ « idée de nation ». Les frontières sont plus des zones de contact que des lignes intangibles.
Au Siam régnait un monarque charismatique au pouvoir absolu, résidant au centre d’un espace agricole fortement peuplé, pas d’administration mais une aristocratie dépendant de son bon plaisir. La conception héréditaire de la noblesse qui a pollué l’aristocratie française n’a jamais existé au Siam. Pas de règle non plus de dévolution du pouvoir monarchique. Le successeur doit prouver sa puissance en éliminant les descendants du souverain qui pourraient prétendre à un droit quelconque. Le droit constitutionnel au sens où nous l’entendons depuis des siècles est inexistant. Le souverain entretient alors avec les groupes ethniques ou tribaux des montagnes des rapports de vassalité.
Une zone montagneuse peu peuplée, de Chiangmaï à Kra sépare le Siam, et leLan na (tributaire du Siam) de la Birmanie (Royaume de Ava). Nul ne se pressait de « borner » sur le terrain. Ces royaumes étaient un conglomérat de « muang » (villes) exerçant pouvoir sur un territoire. La ville la plus importante exerce sa suzeraineté sur les autres d’autant plus forte qu’elles sont moins éloignées. Entre des « muang » s’intercalent des espaces plus ou moins peuplés, il n’y a de limites que symboliques. Entre des royaumes rivaux, une zone de circulation et d’établissement libre entre des princes alliés ou ennemis, pas de stricte délimitation qui aurait été considérée comme inamicale, des zones fluctuantes et aucune notion d’intégrité territoriale !
La présence d’une ceinture d’états vassaux autour du Siam est donc un paramètre majeur pour la future délimitation des frontières.
Les problèmes de délimitation se sont posés d’abord lorsque les britanniques ont entrepris la conquête de la Birmanie (dans les années 1820). A la fin du XIXème, le Siam est cette fois en compétition avec les français et les britanniques pour absorber ces petits états et transformer ces zones territoriales floues en frontières délimitant mathématiquement des zones de souveraineté absolue. C’est ce qui conduit le Roi Chulalongkorn à engager ses réformes administratives pour incorporer entre 1880 et 1890 ces états tributaires aux statuts divers en un système de provinces dans un état centralisé. Les frontières seront ensuite établies par une série de traités entre la France et la Grande-Bretagne en 1893, 1899, 1902, 1904 et 1907 en utilisant des techniques de cartographie modernes. Cela fait encore partie du processus de modernisation datant du règne du Roi Mongkut (1851-1868) et surtout de son successeur Chulalongkorn (1868-1910). Ainsi est créé en 1875 un groupe de cartographes au sein de la Garde royale. Une école de cartographie est créée en 1882 et le « Royal survey department » en 1885. Dans le cadre de la compétition entre la France et le Siam pour la cartographie des régions frontalières, la première carte moderne du Siam est établie en 1887 par un anglais. Pavie dessine sa propre carte en 1902. La délimitation du territoire national siamois au sens moderne (européen ?) du terme s’impose alors au Siam et aux puissances coloniales, le Siam étant l’état tampon entre les deux empires coloniaux. C’est au début du siècle dernier que, pour de seules raisons géographiques, l’académie royale (équivalent de notre académie française en moins poussiéreux) élabore la première romanisation officielle de la langue.
2/Ainsi donc, le passage d’un état ancien à l’état nation territorial avec des frontières linéaires cartographiquement définies s’est imposé sous la contrainte coloniale. Mais chacun des états (Thaïlande, Birmanie, Laos et Cambodge) conserve peu ou prou un comportement imprégné du système ancien. La Thaïlande est un état fort qui réussit à faire respecter sa souveraineté territoriale à ses frontières mais il est des états faibles (Myanmar, Laos, Cambodge) qui sont incapables d’établir un contrôle strict des leurs. La ceinture d’anciens états tributaires en Birmanie est peuplée d’ethnies non birmanes et de multiples mouvements armés (Karen, Mon, Shan ...) prirent les armes lors de l’indépendance et luttèrent avec plus ou moins de succès contre le pouvoir de Rangoun. La junte militaire contient efficacement et brutalement ces poussées, mais le succès est fragile. Le « Cambodge délaissé » est resté longtemps la base d’opposition armée au pouvoir central. L’armée vietnamienne est aussi longtemps restée maitresse d’une large bande frontalière qui échappait tout autant au pouvoir royal qu’à celui du communiste Sam neua.
Les Karens « kariang » comme disent les thaïs vivaient paisiblement en Birmanie... jusqu'à l'arrivée des Birmans. L'État Karen, est délimité dans la Constitution birmane de 1948, par deux fleuves, décrétés "frontière", mais n'abrite que la moitié de la population Karen de Birmanie, 6 millions d’entre eux se sont retrouvés birmans, les autres thaïs. Ils ont créé leur propre état en 1950. L’état birman les martyrise, la Thaïlande les ignore, les isole ou les refoule. La frontière birmano-thaï, matérialisée par la rivière Salween, est très perméable, elle est traversable à gué en saison sèche, les migrations de Karens d’un pays à l’autre sont incessantes. Ils sont plus de 100.000 à vivre dans les 8 camps de réfugiés ouverts en Thaïlande depuis 1984, attendant la solution politique qui leur permettra d'envisager un avenir. Les combats entre le gouvernement du Myanmar et les divers groupes de guérillas rebelles dégénèrent parfois à la frontière en thaïe : Ainsi en février 2001, au prétexte que l’armée birmane poursuivait des rebelles shans sur son territoire, l'armée thaïlandaise a répondu par des tirs d’artillerie, l'armée du Myanmar a riposté, les deux parties ont subi des pertes humaines. En mai 2001, les combats entre l'armée du Myanmar et encore l’état shan rebelles a encore donné lieu à des incursions en Thaïlande. Encore une fois, les Thaïlandais ont répondu à coups de canon. Les deux pays s'accusaient mutuellement de soutenir les groupes rebelles ethniques impliqués dans un trafic frontalier de médicaments de médicaments de la Croix Rouge !
Drôle de guerre en tous cas ! La pointe extrême du sud de la Birmanie, Kawthaung, jouxte la province thaïe de Ranong. Elle est célèbre pour son casino où se pressent en longue procession les thaïs aisés pour jouer en toute liberté et les « farangs » faisant leur « tour de frontière » à l’expiration de leur visa. Alors que les troupes se canonnaient allègrement à l’extrême nord, le poste frontière du sud est resté opérationnel comme si de rien n’était, après une brève fermeture de 24 heures !
La bande frontalière le long des frontières thaïes (sauf le Mékong) est étroite. Zones de relief mal desservies par les réseaux de communication, insécurité relative, trafic et contrebande, source de conflits potentiels, zones de minorités ethniques, mal intégrées politiquement et économiquement... C’est la zone frontalière montagneuse (provinces de Nan et Loei) qui abrite entre 1967 et 1983 la guérilla du parti communiste thaï impliquant des minorités ethniques dont les Hmong. L’armée Shan insurgée de Khun Sa établit son quartier général en Thaïlande jusqu’en 1982.
Des affrontements sporadiques avec l’armée de la junte se produisent encore, et encore le 14 mars dernier. Les troupes chinoises du Kouo-Min-Tang en déroute s’installent en Thaïlande à la frontière birmane et y sont encore plus ou moins bien assimilés depuis trois générations, devenus une catégorie de la minorité chinoise.
L’armée birmane a calmé leurs velléités de pillage et de brigandage et les a contenu en Thaïlande. Malgré l'influence de la culture thaïe en particulier sur les jeunes, certains aspects de la tradition chinoise sont restés importants, l'éducation chinoise renforce la conservation des valeurs culturelles chinoises.
3/ Il y a eu dans un passé récent de graves problèmes frontaliers entre la Thaïlande et le Laos en particulier en raison de l'exploitation de concessions forestières, à l'origine de tensions et d'incidents violents au cours de la décennie 1980, le plus grave étant la « guerre des collines » dans la province forestière de Sayaboury, entre décembre 1987 et février 1988, qui aurait fait environ un millier de morts de part et d'autre.
La délimitation frontalière avec la France n’était pas en cause. Depuis cette période, les deux États se sont rapprochés et le tracé de la frontière ne fait plus l'objet de contestations. Ils ont signé en 2006 un document de coopération, aux termes duquel la Thaïlande aidera le Laos à établir la carte du Mékong selon les principes juridiques convenus par les deux parties. Travail en cours.... Actuellement, la démarcation de la frontière Thaïlande-lao se base, entre autres, sur la carte franco-siamoise sur la démarcation du Mékong de 1929-1931 et du procès-verbal de la 14e réunion du Comité mixte Laos-Thaïlande sur la coopération dans la gestion de la frontière. Il ne subsiste que des micros querelles de clocher sur les îlots du fleuve (qui sont censés appartenir au Laos), la frontière passe en son milieu, mais il y a « lit majeur » et « lit mineur ».
Et les frontières de l’Isan avec les pays voisins ?, me direz-vous ? A suivre ...