Nous étions en train de lire les « NOTES SUR LE LAOS », d’ Etienne Aymonier (Saïgon, Imprimerie du Gouverneur, 1885), pour découvrir qu’il décrivait en fait notre Isan.
Ainsi en 1885 l’ Isan était un pays lao.
Il n’est pas besoin d’être un fin politique pour comprendre l’objet du voyage qu’effectua Etienne Aymonier au Laos en 1885, surtout qu’en fin de ses « Notes », il tint à préciser : « Il n’entrait pas dans notre plan de parler ici de l’objet spécial de notre voyage au Laos ». Il est vrai que la France avait bien annexé la Savoie et Nice en 1860. Mais ici, il s’agissait d’un pays qui encore aujourd’hui était fier de n’avoir jamais été colonisé et qui jamais évoquait son passé « colonisateur ».
Nous avions déjà vu par contre dans nos articles sur les relations franco-thaïes (Cf. 1867, 1893, 1907,1941) comment les Siamois, dès la prise de Saïgon en 1859, avaient défendu ce qu’ils considéraient comme des « possessions siamoises », contre les nouvelles puissances coloniales anglaise et française. Nous avions évoqué une lettre du roi Rama IV datée du 19 janvier 1867 (citée par Pensri Duke) qui confirmait bien cette volonté siamoise : « nous prions qu’on veuille bien faire droit à notre requête, et donner une décision favorable qui nous permette de conserver et continuer à posséder en paix des provinces qui sont en notre pouvoir depuis plus de quatre règnes successifs durant l’espace de 84 ans », soit 1783 ?
Il apparaissait donc intéressant, d’étudier comment s’était effectué ce passage de provinces vassales à l’annexion au royaume de Thaïlande et comment un « voyageur français » voyait un pays lao en 1885 et notait les rapports de « vassalité », d’autant plus qu’Aymonier affirmait que « nulle part on retrouve des annales au Laos ».
------------------------------
Nous n’allons pas refaire le long voyage effectué par Aymonier de Melou Prèh, Tonlé Ropui, Attopeu, Sarawan, Bassac, Khen Tao, Péchabun,les Moeungs du grand fleuve, du Moun , Sieng Khan, Phichaïe, Nongkaï, Nong Han, Pom Visaï, Sayaburi, Roi Et, Kalasin, Khon Khen , Oubon , les Moeungs kouis et kmers, Koukhan et Souren , Ratanaburi ……Korat……. franchir fleuves et rivières , rapides et montagnes, forêts et plaines, mines et riziéres ………mais noter ce qu’il a remarqué sur les Laociens (sic) (les Isans d’aujourd’hui ?), à travers une méthode d’investigation qui retient essentiellement : l’organisation du pouvoir, la nomination et le titre des chefs et leurs signes distinctifs, le nombre de cases et de pagodes, le nombre d’ « imposables » (d’ « inscrits ») et formes d’impôts et montants payés au Roi du Siam, l’origine et la composition ethnique , l’économie et le commerce et quelques traits « ethnographiques » [ physique, mariage/divorce, vêtement (porte jupe lao ou thaïe), coiffure mœurs (femmes « lègères » lao différente des femmes siamoises et kmères) , la justice (rapport au pouvoir siamois, les femmes tarifées), la monnaie, rites et superstitions…
Mais, on peut remarquer3 faits d’ importance :
- L’ Isan de 1885 se vit bien comme un pays lao , mais un pays éclaté sans roi reconnu, sans pouvoir central
- Tous les clans, Moeungs (province , districts) et villages reconnaissent leur vassalité auprès du roi de Siam. Elle prend la forme de capitation / tribut, reconnaissance des pouvoirs des chefs lao selon une hiérarchie et un cérémonial siamois, de recours à la justice siamoise pour les conflits majeurs
- Le pouvoir siamois n’intervient pas pour imposer ses mœurs, ses coutumes, ses valeurs et laissent les Laociens vivre en Laociens
1/ Nous avons déjà cité un article tiré du Larousse qui explique dans quelles circonstances historiques le royaume de Vientiane devient une province siamoise :
Ainsi Etienne Aymonier « visite » les Moeongs laos du pays « Isan » dont beaucoup d’habitants viennent de la « déportation ».
Il précise qu’est considéré comme moeongs (ou muang ?), tout royaume si petit soit-il, toute province, district, chef lieu, canton où on parle lao. Chaque entité est dirigée par un « roitelet » dont le titre correspond à l’importance du moeong : le chau (oppahat, ratsevong, ratsebout), le taseng est un petit chef de canton et le komnan un chef de village.
Si un village devient important, il devient un moeong, avec une hiérarchie organisée au profit du chau supérieur. Avec des liens de dépendance différents selon les chaus (ou djao ?). Tous dans un rapport de vassalité souvent différent avec le roi du Siam.
Toutefois on peut remarquer des traits communs.
Chaque chau jouit d’une grande liberté vis-à-vis du suzerain siamois : « Vis-à-vis de Bangkok, il s’agit de payer régulièrement l’impôt de capitation et de ne pas mettre la question de la domination siamoise », « ce à quoi -précise Aymonier- pas un Laocien ne songe».
La Cour de Bangkok, en échange « respecte entièrement les moeurs et coutumes de tous ces pays éloignés. Elle n’intervient qu’à la suite de réclamations ». Mais les procès sont si coûteux (il convient d’offrir beaucoup de « présents ») et longs que peu de litiges remontent à Bangkok.
La Cour accepte la hiérarchie Lao, mais chaque Chau important doit être reconnu et « officialisé » par le roi de Siam, à travers un cérémonial d’ investiture royale pour les chaus importants dans lequel il s’engage à agir en fidèle et loyal vassal. Il reçoit à cette occasion son titre (Rappel des titres siamois : 1/Samdach 2/Chau phya (ces 2 titres étant réservés à la Cour), 3/Phya 4/Phra 5/Louong 6/Khun 7/ Moeun ) et les insignes du pouvoir correspondant soit par exemple des insignes en or pour les Phya, en argent pour les Phra ou Prah, avec des objets propres à chaque niveau (plateau à pied, boite pour le tabac et le bétel, aiguillère à bec, une urne appelée kanthor, un parasol (aux couleurs différentes selon le titre), un habit de gala, des sabres ,fusils, lances …
Les autres chaus suivent une voie hiérarchique sur un mode « écrit ».
On peut à titre anecdotique donner le nom et le titre officiel du Chau de Khon Ken, il est vrai à l’époque composé de 150 cases ! : « Phra lokhon si balibat bahomalat sah phakedey si saur phra santhon chau moeuong Khon Khen »
Des moeuongs différents (taille, hiérarchie, modalité de paiement de l’impôt, mode siamoise et lao).
La vassalité s’exprime essentiellement par l’impôt de capitation individuel et un tribut annuel payé par l’Autorité.
On distingue 2 catégories : les inscrits extérieurs inscrit au registre de Bangkok, et les inscrits intérieurs. Aymonier a des difficultés d’en donner le nombre et donne souvent des évaluations approximatives. Par exemple pour la province d’Oubon composée de 12 moeungs, il dit que cela varie de 6 000 à 40 000 inscrits !
Le montant et la forme de l’impôt de capitation comme le tribut varient énormément selon l’histoire du moeung (par exemple Sieng khan paye un impôt très lourd car il se révolta) et de la Province et bien sûr de la production locale.
Les habitants peuvent devoir donner aussi un autre « impôt » par maison au chau comme par exemple à Koukhan, il reçoit une natte ou un pain de cire ou un lingot de fer . Le circuit des différents impôts payés au roi du Siam passent à travers une hiérarchie des chaus. (Melou Prèh ,par exemple, envoie à Koukhan qui transmet à Bangkok. Khen Tao reçoit des ordres de Petchaboun pour recruter des « soldats » lors d’incursions ennemies).
L’impôt varie aussi bien souvent selon l’âge : le vieux de plus de 50 ans, l’adulte marié et le jeune célibataire de plus de 20 ans payent des parts différentes. A Attopeu on produit de l’or , on payera donc en or. A khen tao la capitation est de 3 ticaux et le tribut de 50 cattis et 15 damling et est porté chaque année à Péchabun. Tonlé Ropou relève de Bassak. Les inscrits payent 3 pains de cire et chaque chef de famille 3 mesures de riz pour la Province. Melou Prèy paye 5 pains ou 1.5 kg de cire et la Province envoie cire, ivoire, cornes de rhinocéros …..à Koukan qui transmet à Bangkok . On peut aussi payer en monnaie locale (j’ai même vu en piastres mexicaines !).
Bref tout un système de capitation et de tribut variable selon les moeuongs et les provinces et les « accidents « historiques ».
Si tout l’Isan est décrit comme Lao, Aymonier note et décrit d’autres peuples comme les Kouis , les Kmers dans la province de Koukan par exemple . Il signale même des « sauvages » ! Il précise aussi pour chaque village, la présence ou non de Siamois et de Chinois et même parfois de Birmans au sein de la population lao.
Les moeurs et la mode.
Selon les villages les femmes suivent la mode de leur choix au niveau de l’habillement et de la coiffure à savoir selon la « mode « siamoise ou lao : langouti siamois ou jupe laotienne (en général rayée rouge et noire), cheveux courts ou cheveux longs en chignon. Certains hommes suivent la mode siamoise de s’ enduire les cheveux de graisse de porc …Aymonier répète aussi souvent que les Laotiennes se baignent nues contrairement aux Siamoises , qu’elles sont de moeurs plus « légères ». Même les bonzes laotiens, dit-il, sont moins sérieux que les bonzes siamois et cambodgiens. Certains sont surpris à jouer et à pratiquer la « bagatelle ».
Il remarque que chez les Laotiens si l’indulgence est générale pour « les péchés de la chair », les filles sont aussi sources de revenus.
La coutume des « cours d’ amour »est souvent détournée. On accepte les réunions de jeunes le soir dans les cases. Mais si la jeune fille dénonce la « faute » commise, « Tout est tarifé : tant pour la prise de main, tant pour la prise de taille et des seins, et tant …pour les dernières faveurs ». Le garçon doit payer ou épouser. La somme dépend de la Province et de la situation des parents. Mais non sans humour, Aymonier précise que les Laotiens ne sont pas à l’abri des idées novatrices et que certains mandarins demandent à leur fille de garder « leur capital intact ».
Et pourtant, il n y avait pas encore de farangs et de touristes !!! (Nous sommes en 1885 !)
La 5 ème partie du livre résume ce qu’Aymonier a appris sur les Laotiens, pour aborder ensuite les Moeuongs kouis majoritaires au Sud (fort différents, précise-t-il, des Laotiens et des Kmers de la province de Koukhan).
On peut être surpris aujourd’hui de voir ensuite présenter Korat comme la Province la plus importante du Laos, même si elle est « frontière » avec le Siam. On peut être choqué que les esclaves soient à peine visibles dans ces « Notes ». On comprend pour le moins qu' Aymonier « enquêtait » pour la « colonisation » future, qui ne se fera finalement pas dans cette Province.
Nous avons vu dans nos « relations franco-thaïes » comment les Siamois vont réussir à préserver leur vassalité sur l’Isan, leur Province lao, et au XXiéme siècle la transformer en une province siamoise. Si les Laos d’Isan ont oublié leur histoire, des Thaïs siamois n’hésitent pas encore aujourd’hui à Bangkok de les traiter de « sales Laos ».
____________________________________________________________
Étienne François Aymonier né à Le Chatelard (Savoie) le 2 janvier 1844, décédé à Paris le 21 janvier 1929 est un officier et administrateur colonial français, spécialiste des cultures khmère et cham, premier directeur de l'École coloniale (Wikipédia).