Nous vous parlé à diverses reprises des ethnies (1), de leur disparition progressive en Isan (2). Nous nous sommes intéressés à celles du nord-ouest (3) et à celle des Négritos du sud, en voie de totale disparition et vestige de l‘époque préhistorique ; ce qui leur vaut une surabondante littérature (4). En parlant des ethnies du nord-ouest, nous écrivions « …qui sont ces « Mlabri, Malabori ou Malabri - มลาบรี - prononciation incertaine, même pour les Thaïs dont il subsisterait 200 individus dans la Province de Nan ? Une tribu de la jungle dont l’origine est incertaine et qui se meurt et plus loin « Et les Mlabri ? Les auteurs n’en disent rien ».
Voilà qui a suscité notre curiosité.
Ils sont resté cachés – probablement pour vivre heureux - jusqu’à il y a moins de cent ans, inconnus des ethnologues et des missionnaires. Nous avons rencontré cet infatigable gendarme danois, Eric Seidenfaden (5), passionné d’archéologie et observateur attentif des minorités, le premier à avoir signalé leur existence alors à l’ouest de l’Isan.
Les investigations d’Eric Seidenfaden et la rencontre avec le forestier.
En 1918, à l’occasion d’une tournée professionnelle dans l’amphœ de Phu Khiao (อำเภอภูเขียว) et dans le district de Phakpang (ตบลพักปัง) au nord de la province de Chayaphum (ชัยภูมิ), Eric Seidenfaden rencontra des chasseurs qui lui apprirent l’existence d’une tribu appelée Khatongluang (ข้าตองเหสือง) ou Phitongluang (ผีตองเหสือง), « les hommes aux feuilles jaunes » ou « les fantômes aux feuilles jaunes », des fantômes car ils ont la capacité de se rendre invisibles des feuilles jaunes ou plutôt flétries qui vivraient dans la jungle montagneuse de phukhiao (ภูเขียว) non loin de la province de Phetchabun (เพชรบูรณ์).
Ces hommes ont une taille inférieure à la moyenne, sont bien constitués mais très sombres de peau. Leurs cheveux ne sont pas bouclés comme ceux des négroïdes mais droits comme ceux des races mongoloïdes. Hommes et femmes vivent entièrement nus; Ils ne construisent pas de maisons, mais vivent sous des abris de feuilles érigés à la hâte comme les Semang, qu’ils abandonnent au bout de quelques jours lorsqu’elles sont jaunies, d’où leur nom. Leur seule arme est une sorte de javelot de bois dont le point est durci dans le feu. Ce sont des chasseurs courageux capables de tuer les rhinocéros, les bœufs sauvages, les cerfs, les cochons sauvages et le « cerf de Schomburgk » dont les derniers vivaient encore dans cette région.
Ils ne cultivent rien, se contentant de fruits sauvages, bananes, litchis, ignames et champignons. Ils sont d’une saleté repoussante et leur mode de vie est cause d’une mortalité infantile très élevée. Ils sont farouches et timides, redoutent les contacts extérieurs à leur tribu mais ils sont contraint au troc pour obtenir des denrées comme le tabac, le sel et un morceau de coton uniquement pour envelopper les enfants. Pour éviter les contacts, dans un endroit bien connu des Laos ils placent les différentes denrées recherchées, cornes de rhinocéros, bois, peaux, etc. Les trafiquants laos déposent à leur tour les denrées données en échange. Il est rare qu’ils puissent les voir puisqu’ils surveillent le bon déroulement de l’échange en restant cachés dans la jungle. Notre danois les situe selon les dire de ces chasseurs dans le district de Kut Lo (กุดเลาะ) dans l’amphœ de Kaset Sombun (เกษตรสมบูรณ์) et dans celui de Nong Bua Daeng (หนองบัวแดง) dans l’amphœ du même nom, toujours dans la province de Chayaphum ce qui lui fut confirmé par le gouverneur de la province. Notre érudit français Petit-Huguenin lui apprit qu’il avait lui-même eu connaissance de l’existence de ces tribus quelques années auparavant plus au nord à l’est de la province de Phrae (แพร่) limitrophe de celle de Nan (น่าน). Ni lui ni le danois ne les ont toutefois rencontrées autrement que par ouï-dire. Seidenfaden en conclut qu’ils errent dans les jungles montagneuses de l’extrême nord de la province de Phetchabun, qu’ils représentant le stade le plus élémentaire et le moins civilisé de l’humanité tout autant sinon pire que les Sémang-Négritos du sud (4).
Il rédigera alors immédiatement au vu de ces renseignements indirects une première communication dans le journal de la Siam society (6) dans un article relatif à d’autres minorités.
En 1924, cinq ans plus tard, un ethnologue irlandais, Arthur Francis George Kerr, nous apprend que personnes n’a jamais rencontré un membre de ces tribus mais, toujours par ouï-dire et de seconde main, nous apprend qu’ils connaissaient la recette pour empoisonner l’extrémité de leurs javelots ce qui leur aurait permis de tuer des éléphants (7).
En 1926 : Erik Seidenfaden est conscient de l’insuffisance de ces deux premières communications de seconde main, y compris la sienne, mais il a discuté en 1924 le premier européen à avoir lui-même rencontré longuement ces farouches sauvages. Il n’est pas un scientifique, et se nomme Mr. T. Wergeni et appartient à la « East Asiatic Company's forest ».
C’est un observateur attentif et remarquable dont la description méticuleuse est longuement rapportée par son interlocuteur (8). Dans un hameau situé sur la route Phrae à Nan, à une cinquantaine de kilomètres au nord-est, M. Wergeni, il aurait réussi à gagner la confiance de ces personnes au milieu desquelles il a vécu. Il les décrit à notre danois, citons le intégralement, c’est en définitive la meilleur description que nous en avons à ce jour :
« Physiquement les Khatongluang comme on les appelle dans la région de Phrae-Nan, se caractérisent par leurs jambes musclées et fortement développées tandis que les parties supérieures de leur corps sont proportionnellement moins bien développées, en raison de leur vie d'escalade. Leur expression faciale rappelle celle des Lapons du nord de la Suède, leurs fronts penchant fortement en arrière et leurs visages longs et ovales.
Le nez est déprimé à la racine mais a une pointe distincte, avec les narines plutôt larges. La bouche est grande, mais avec des lèvres minces, la lèvre supérieure étant assez courte. Le menton est faible ... ils ne sont pas velus. Les cheveux sont droits, d’un noir profond, mais, en raison de l'exposition à toutes sortes de conditions météorologiques, souvent blancs. Les cheveux gris sont fréquents même chez les plus jeunes. Ils semblent poussiéreux sous l'influence de la pluie et du soleil. Les hommes les portent jusqu'aux épaules, les femmes à la taille ». (Toutefois Wergeni n'a pu rencontrer que des hommes). « Leurs yeux sont petits et brun, le blanc de teinte jaunâtre. Leur vue est extraordinairement acéré comme celle des races de chasseurs. Mais l'expression de leurs yeux est quelque peu terne et inintelligente comme celle d'un rêveur ou plutôt comme celle d'un fumeur d'opium. Leur peau est d'une belle teinte, plus que celle du lao, plus jaune en raison de leur vie dans l'ombre des profondeurs de la jungle. Ils ne pratiquent aucune déformation artificielle de quelque nature que ce soit sauf le perçage des lobes de l'oreille, dans lesquels ils portent souvent des morceaux de bois ou de bambou. Cette pratique a tendance à élargir le trou tandis que le lobe de l'oreille, de plus en plus allongé, s'abaisse vers l'épaule. Quelques-uns sont tatoués à l’imitation des Laos, mais ces tatouages sont grossiers, quelques traits horizontaux ou des lignes pointillées. Le percement des oreilles est le tatouage sont uniquement décoratifs et n’ont aucun sans rituel. Leurs dents sont fortes et assez longues et même les personnes âgées les gardent intactes; Les mâchoires sont lourdes et fortement développées. Leur habitat se situe au nord-est et au nord-ouest de Phrae. Ils préfèrent vivre aux sommets des collines où l'on trouve des sources…
Mentalement, ils sont faiblement développés et très peu d'entre eux se situent au-dessus d'un niveau d'intelligence généralement faible. Ils sont appelés Phitongluang par les Laos ce qui signifie littéralement « les esprits des feuilles fanées» en allusion à leur manière de vivre et à leurs abris primitifs de feuille. A ce nom ils s'opposent fortement; Celui par lequel ils se nomment eux-mêmes est « Khon Pa » (คนป่า), c'est-à-dire les hommes de la jungle. Ils sont très timides et facilement effrayés, ayant autrefois été maltraités par les Laos qui les chassaient et les tuaient comme des animaux sauvages. Extrêmement crédules mais simples et honnêtes, ce sont de vrais enfants très superstitieux; Pour eux le monde entier est peuplé de mauvais esprits, chaque colline, rocher et ruisseau, même les arbres, sont habités par des esprits dont ils ont une peur panique. La tribu est divisée en plusieurs groupes dont aucun n’a une demeure fixe, ce sont des nomades de la forêt. Ils ne campent dans un endroit que pour une durée aussi longue qu’ils trouvent de la nourriture, leur vie en fait étant une lutte incessante contre la faim. Lorsqu'ils s’arrêtent pour camper, ils ne construisent aucune structure ressemblant à des huttes, mais seulement des abris de feuilles, un pour chaque famille, une sorte d'écran contre le vent rarement de plus d'un mètre de hauteur; Il est constitué d'un écran tressé de rameaux à larges feuilles reposant un bord sur le sol, l'autre étant soutenu avec un bâton qui le maintien à un angle d'environ 45 degrés. Lorsque leurs abris de feuilles se fanent ils partent à la recherche de ressources nouvelles. Ils ne possèdent ni meubles ni ustensiles pour cuisiner.
Ils ne possèdent ni meubles ni ustensiles pour cuisiner. Quand ils réussissent, rarement, à se procurer un peu de riz, ils le font cuire dans des tubes de bambou coupés dans la forêt. L'eau et le miel sont pour leurs bébés, ils le gardent aussi dans des tubes de bambou. Les deux sexes vont généralement nus, les femmes toujours. Les hommes, cependant, portent parfois un pagne sommaire quand ils visitent les villages Khamu aux fins de troc (9). Leur nourriture se compose de tout ce qui est comestible, rats, serpents, asticots et vers; Les pousses de bambous constituent l’essentiel de leur menu. Ils ne mâchent pas le bétel, mais fument parfois du tabac quand ils peuvent s'en procurer et ignorent l'usage de l'opium. Ils mangent d’une façon primitive et répugnante : ni fourchettes, cuillères ou baguettes. Lorsqu'un animal a été tué, ils le mettent sur le feu sans avoir d'abord enlevé la peau ni même l’avoir vidé. A mesure que la viande est plus ou moins rôtie, ils en arrachent des morceaux avec les doigts et s’en repaissent.
Leur principal moyen de subsistance est naturellement la chasse et la collecte de racines comestibles et parfois de miel. Lors de la chasse, ils utilisent rarement les chiens; Leur seule arme est une longue lance munie d'une tête de fer à une extrémité, L'acier provient du Laos ou des Khamu, mais il est façonné. Quelques-uns d'entre eux connaissant le fonctionnement d’une forge. Ces lances atteignent souvent une longueur de 11 pieds (3,30 mètres). M. Wergeni m’a présenté une de ces lances dont la longueur était de 9 pieds 7 ½ pouces ou 2,93 m et la tête de la lance est de 11 pouces ou 0,28 m. La tête est fixée solidement avec une bande de fer circulaire et une corde. Les lances sont souvent empoisonnées, le poison végétal est obtenu à partir d'un buisson poussant uniquement sur certains sommets de colline. Ils ignorent l'utilisation des arcs et des flèches et ne possèdent que quelques vieux couteaux obtenus par troc des Khamu. Le poison utilisé est virulent et entraine la mort même sur une simple égratignure. Il tuera un éléphant ou un rhinocéros en peu de temps. Le poison se propage rapidement dans tous les organes de l'animal blessé qui rarement échappe aux chasseurs. Lorsqu'un animal a été tué, les chasseurs coupent la chair la plus proche de la plaie, dangereuse cause du poison, si cela n'est pas fait rapidement, le poison se propage et gâche tout l’animal, les chasseurs l’auront alors tué en vain. Le poison n'est donc utilisé que lorsqu'il est absolument nécessaire, c’est-à-dire quand le garde-manger du clan est vide. Ces fils de la jungle sont très courageux et ne craignent de s’attaquer à aucun animal à l'exception du tigre qu'ils craignent. Leur spécialité est la chasse au rhinocéros que l’on trouve encore dans ces régions en nombre raisonnable.
Ils ne connaissent pas l'utilisation des pièges et la pêche est également inconnue, car ils descendent rarement dans les vallées. Ils sont, bien sûr nés pisteurs et peuvent suivre à l’odeur un animal sur des miles. Ils ne possèdent pas d'animaux domestiques à l'exception des chiens donnés par les Khamu, et ne connaissent aucun autre moyen de transport que leurs pieds; Canots ou radeaux sont également inconnus. Ils ne cultivent pas le sol ayant renoncé à le faire par crainte des esprits qui autrement seraient offensés. Leur seule forme de commerce est le troc et l’argent est inconnu. Ils chantent une sorte de chanson monotone ressemblant aux chansons Khamu, ignorant les instruments de musique. Ils ignorent toute forme de médecine, pour guérir la maladie, ils ont recours à des offrandes aux esprits et aux exorcismes. On connait peu de choses de leurs idées religieuses : animistes, ils croient en des esprits malins qui peuplent la forêt, la colline et la vallée, les rochers, les ruisseaux et même les arbres. Des sacrifices leurs sont offerts, en général un cochon; Lorsqu'un membre du clan meurt, il est enterré dans un tombe profonde pour éviter qu’il soit déterré et mangé par les tigres. Si cela arrivait, ils croient en un esprit malchanceux, le cadavre, devient un méchant qui va alors hanter les camps et tourmenter les vivants. La magie est inexistante et il n’y a ni prêtres ni sorciers. Nous ignorons s’ils croient en un être suprême mais ils croient en une âme et une existence future.
En ce qui concerne la langue, nous en savons peu de choses mais ils utilisent un mélange de Lao et de Khamu pour le troc.
Le récit de M. Wergeni nous apprend en définitive énormément de choses sur ce peuple étrange, la vision d’un homme de terrain valant celle d’un scientifique, peut-être seul peuple d’Asie dont les membres allaient complètement nus. Notre danois souhaite que celui-ci continue ses observations pour obtenir des informations supplémentaires, situation sociale, organisation et idées religieuses ainsi qu'un vocabulaire qui seraient particulièrement bienvenus à la science. Malheureusement à cette date, nous n’avons pas de photographies. Pendant quelques dizaines d’années nos hommes des bois vont être oubliés des chercheurs et tout ce que nous savons d’eux est la longue description qu’en a fait un forestier à un gendarme.
Certes, en 1936/7 un ethnologue autrichien, A. H. Bernatzik, les aurait rencontré et vécu chez eux plus d’un an mais nos visiteurs de la Siam society semblent dubitatifs sur la réalité de ce séjour très controversé. Entre 1954 et 1956, deux anthropologues américains, Weaver et Goodman, se sont également rendus dans la région de Nan et ont rapporté avoir trouvé un petit groupe de Phitongluang. En dehors de cela et de quelques brèves rencontres par M. Garland Bare, un missionnaire travaillant dans la région de Nan à l'heure actuelle, il n'y a pas eu d’autres preuves sérieuses de ces rencontres. En tous cas il apparut de sérieuses divergences entre leurs constatations et celles de l’expédition de la Siam society effectuées in situ dont nous allons maintenant parler.
Les deux expéditions de la Siam society.
En 1962, le major Seidenfaden est depuis longtemps retourné dans sa Scandinavie natale. La Siam society décide d’une expédition pour enquêter sur les Phitongluang alors repérés dans la province de Nan.
L'expédition doit être en petit nombre pour pouvoir rencontrer la tribu sans effrayer ses membres, elle se compose de trois membres de la Société sous la direction de M. Kraisri Nirnmanahaeminda, son secrétaire, un photographe et un certain nombre de porteurs. Aucun des membres de l'expédition n'était qualifié comme anthropologue ou d'ethnologue ce qui n’enlèvera rien à la présentation factuelle de ses conclusions qui seront longuement détaillées dans le journal de la revue qui les commandite. C’est uniquement dans le domaine linguistique que seront élaborées quelques définitions, essentiellement dues à la présence de Julian Hartland-Swann linguiste de formation. Ce que savaient les membres de l’expédition c’est qu’il existait dans le nord du pays une tribu de nomade primitifs et timides, rarement sinon jamais rencontrés, qui ne pratiquaient aucune forme d'agriculture, se promenaient presque nus et vivaient d'un régime de baies, de noix et de petits animaux. Tout ce qu’ils savaient d’eux est ce qu’en avait rapporté la major Seidenfaden et au bénéfice d’un doute pesant l’Autrichien et les deux Américains.
Nous savons qu’ils répudient avec force le nom Phitongluang qui serait incontestablement un qualificatif siamois plus ou moins négatifs Le groupe qu’aurait examiné Bernatzik se nommait yumbri ( ?), ceux qu’ont rencontré nos érudits de la Siam society se nommaient, nous l’avons vu, Khon Pa, les habitants de la jungle ce qui dans leur langue se traduit par malabri (มลาบรี : มลา = habitant et บรี = jungle, traduction confirmée par Condominas). Bernatzik les aurait rencontrés dans une vallée située à environ 20 milles (32 km) à l’est de Nan. Nos hommes les ont rencontrés dans une vallée située à environ 30 miles (48 km) à l‘ouest de Nan après avoir marché dans la jungle en longeant la route de Nan à Phrae. Installés dans un camp ils rencontrèrent un chef de village qui connaissait bien un groupe de Khonpa. Celui-ci, après deux jours de recherches, pu entrer en contact avec ce groupe et avait alors arrangé une rencontre dans un village abandonné. Chacun des visiteurs avait pris sont de sa vêtir de la blouse bleue et du pantalon porté par les villageois locaux afin que les Khonpa ne soient pas effrayés de cette intrusion de farangs et de citadins. Ils avaient également emmenés avec eux plusieurs des jeunes filles du village comme leurs épouses. Et soudain apparut le groupe de Khonpa. Il était environ 11 heures du matin et presque immédiatement la conversation s’engagea pendant sept heures dans la bonne humeur, la spontanéité et la gaieté ce qui contredit expressément les affirmations de Bernatzik.
En dépit du fait que cinq des membres de l’expédition portaient des appareils photographiques, deux magnétophones et une caméra, ils n’y firent pas attention et se laissèrent photographier sans jamais poser une seule question pour savoir qui ils étaient, ce qu’ils faisaient et pourquoi ils étaient venu sans s’étonner de la présence de deux farangs dans l’expédition, Velder and Hartland-Swann. Pour nos observateurs, il est incontestable qu’ils appartenaient au groupe mongoloïde et non négroïde. Ne revenons pas sur la description physique qu’’ils nous en font, elle ne change pas de celle de notre observateur forestier datée de 1926. Notons qu’ils semblaient en bonne santé sans signe de sous-alimentation mais d’une saleté repoussante et répandant une odeur pestilentielle.
Pudiques, ils arrivèrent au lieu de rendez-vous vêtus de guenilles crasseuses et en lambeau probablement par égard pour leurs visiteurs. Contrairement aux dires de l’autrichien, ils semblent avoir quelques dons pour un artisanat élémentaire, portant tous une sorte de sac fait de fibres nouées pour transporter le tabac et des feuilles de banane séchées pour rouler des cigarettes qu’ils fument en permanence dans des tuyaux de racine, du silex pour le feu et de la cire d'abeilles utilisée pour le commerce. Presque tous portaient au moins un couteau dans leur pagne à la poignée recouverte de rotin tressé. L‘un d’entre eux portait une lance d'environ 2 mètres de long avec une lame forgée qui fut notre cadeau.
Ils portaient également, roulée dans un tapis, une lance plus courte qui ressemblait plutôt à une pelle. Plusieurs d'entre eux avaient sur le dos des paniers à couvercle en rotin qu’ils utilisent comme produit commercial de base avec les populations des vallées thaïes. Ils affirmèrent qu’ils savaient travailler le fer et obtinrent d’un membre du groupe le cadeau d’une barre de fer. En ce qui concerne leur alimentation, rien que nous ne sachions déjà. Leurs visiteurs leur offrirent du café (probablement soluble ?) qu’ils burent en pensant que c’était un produit aphrodisiaque. A cette époque de l‘année, l‘essentiel de leur alimentation consistait en une espèce de noix, Pittosporopsis Kerrii Craib, abondante dans cette région, amère et désagréable,
.. mangue sauvage, racines, fruits, miel sauvage et petits animaux comme les porcs épics, les rats de bambou et les serpents. Nous savions déjà qu'ils chassaient occasionnellement les cerfs, les porcs et les ours sans avoir aucune connaissance sur les pièges. N’essayant pas de conserver la nourriture, ils vivent simplement de au jour le jour. L’idée de culture agricole leur répugne.
Leurs femmes et leurs enfants fuient à l'approche d'un étranger, avertis par les chiens. Aucun étranger n'a jamais été autorisé à les voir ou à les rencontrer. Le groupe rencontré comportait une cinquantaine de personnes vivant dans les « habitations » que nous avons décrites entourées d’une enceinte végétale, seule défense contre les tigres leur plus grand ennemi et les incursions de villageois thaïs ou laos qui viennent piller leur misérable patrimoine, essentiellement leurs provisions de rotin. Ils déplacent aussi leur village, quand il n’y a plus de nourriture.
Il fut impossible à nos érudits d’obtenir des détails sur leur organisation tribale, leurs coutumes sociales ou leurs tabous. Il n’y aurait toutefois que peu de cohésion à l’intérieur bien qu'ils considèrent l'aîné comme leur chef.
Tout ce que nos explorateurs purent savoir c’est qu’ils croyaient en des esprits qui régentaient leur vie.
Ce sont surtout leur langue et leurs chants qui ont passionné nos visiteurs ! Les dialogues se déroulaient sans trop de difficultés en thaï yuan, dialecte local ou dans le dialecte des Khamou que parlait un membre du groupe. Mais il apparut qu'ils avaient une langue propre, si vieille qu’elle n’était plus utilisée et que les anciens avaient peine à se souvenir. Nos explorateurs réussirent ainsi non sans peine à établir une liste sommaire de leur vocabulaire dont il est impossible de dire s’il est d’origine mon-khmer.
Les origines de leurs chants se trouveraient dans les anciens airs de Chiengmai (จ๊อยทำนองเชียงใหม่โบราณ) alors encore chantés dans les campagnes autour de cette ville.
Il est enfin un aspect singulier que soulignent nos explorateurs : la plupart de ces chansons auraient ont été apprises de populations plus évoluées avec lesquelles ils auraient été en contact, ou seraient une sorte d'héritage d'une période précédente plus civilisée ? Dans la plupart de ces chants en effet, il y avait beaucoup de paroles totalement étrangères à leur culture de la jungle : l'or, l'argent, les livres, et des mots aussi abstraits que la pauvreté, l'amitié, la reconnaissance et le commerce. Il fut impossible de déterminer s'ils comprenaient le sens de ces mots. Les récits propres à leur passé étaient tout aussi déconcertants qu’incohérents.
En 1963 (21 janvier) la Siam society organise une seconde expédition plus étoffée. Elle est dirigée par Kraisri Nimanahaeminda et est composée de C. Flatz M.D. un ethnologue de Bonn, un capitaine de la police des frontières et ses hommes et trois photographes outre une cinquantaine de membres. Elle se rend dans une montagne de 1260 mètres d’altitude dans la région de Nan. Dans un village elle retrouve les mêmes 9 hommes rencontrés l’année précédente. Ils se retrouvent avec plaisir. La conversation va s’engager en Yuan et en Khamu. Nos Khas sont stupéfaits de se reconnaitre sur les photographies prises l’année précédente. Ils s’étaient vêtu de vieilles guenilles restant des tissus apportés l’année précédente.
Dans un village elle retrouve les mêmes 9 hommes rencontrés l’année précédente. Ils se retrouvent avec plaisir. La conversation va s’engager en Yuan et en Khamu. Nos Khas sont stupéfaits de se reconnaitre sur les photographies prises l’année précédente. Ils s’étaient vêtu de vieilles guenilles restant des tissus apportés l’année précédente. Il est toujours impossible de rencontrer les femmes et les enfants. De nombreuses photographies sont prises. L’expédition leur distribue du tissu, du tabac, des couteaux, des couvertures de coton (la température est de 5 °) et « autres choses utiles ». Ils sont remerciés par des danses.
Ils réussirent toutefois à faire venir une vielle femme malade et son petit-fils.
Les Khas leur font une démonstration de tissage...
... de gravure sur bambous,
... de leur technique de forge. Nous approchons un peu mieux leur culture ou plutôt leur totale absence de culture : terreur panique du monde extérieur, aucune notion sur les couleurs autres que le noir et le blanc, numérotation limitée à 20… (11).
La conclusion de l’article de Christian Velder (12), intéressant car il comporte de nombreuses photographies, fut de tenter de déterminer la place de la culture du Mrabri dans l’échelle de l'évolution de l'homme. Il se heurte à une contradiction : il sera difficile de trouver dans ce monde des groupes d'êtres humains qui vivent encore dans des conditions aussi primitives mais à l’inverse, certaines de leurs réalisations sont impressionnantes : habileté extrême dans le tissage, le vannage et la forge, capacité à manier plusieurs dialectes et enfin, nous l’avons vu, utilisation dans leurs chants de concepts qui leur sont inconnus.
La question de leurs origines reste un mystère. Sont-ils les derniers survivants de la race paléo mongoloïde qui a parcouru l’Asie du Sud-Est longtemps avant l'arrivée des Thaïlandais. Velder établit un lien avec ce passé par la photographie d’une faïence de l’époque néolithique et un motif hachuré des Khas actuels.
Il était alors possible et même probable qu'il y ait encore eu à cette date d’autres groupes dans des poches montagneuses éloignées des groupes isolés, probablement au Laos, dans la région de Sayaburi entre le Mékong et la frontière thaïe. Mais, conclut à juste titre Velder « leur avenir est sombre ».
L’expédition donna l’occasion aux linguistes de s’en donner à cœur joie (13) mais ce domaine nous est complétement étranger. Rendons toutefois hommages à ces hommes qui sont restés plusieurs mois dans la jungle pour recueillir les vestiges d’une langue qui n’était probablement pas parlée par plus de 400 personnes dans le monde.
Anthropologues et ethnologues eurent également la parole ayant eu tout loisir de procéder à de multiples mensurations et de prendre de nombreuses photographies (14).
Retenons leurs conclusions « La vie paradisiaque du Mrabri, on peut le voir d'abord avec sa liberté, ni réglementation ni fiscalité mais en vérité elle est menacée par de nombreuses forces. Les maladies qui affectent l'homme des plaines sont également présentes chez le Mrabri : paludisme, bactéries et parasites intestinaux. Les maladies héréditaires sont présentes mais pas (encore) les maladies vénériennes. Ils sont menacés par des forces extérieures comme le feu et les bêtes sauvages. Mais nous ne savons presque rien de l'état de santé des enfants et nourrissons, mais nous pouvons supposer que la sélection par maladie est rigoureuse, et que seuls les plus aptes survivent. Les Mrabri sont bien adaptés à un environnement rigoureux; Vigueur physique et résistance à la maladie sont essentiels ». Mais leur isolement favorise l’endogamie et un degré nocif de consanguinité. Nous avons constaté un phénomène similaire chez les Négritos.
La fin.
Eugène et Mary Mong sont un couple de missionnaires qui vit, adoptés par eux, vivent chez mes Mlabri depuis 1980. Tony Water est un « volontaire de la paix » qui les a côtoyés dans la région de Phrae.
Nous leur devons l’histoire d’une bien triste fin (15). Il en aurait subsisté encore 400 l’an 2012. Ils étaient établis de façon semi-permanente dans la région de Phrae et celle de Nan. Il y en aurait eu encore quelques-uns au Laos sur la rive droite du Mékong dans la province de Sayaburi qui est mitoyenne de celle de Nan. Ils restèrent nomades selon la description que nous venons d’en faire jusqu’en 1993, se déplaçant en fonction des disponibilités de la chasse et de la cueillette. C’est à cette date que débute leur semi-sédentarisation sous l’égide du gouvernement qui leur construit des habitations, des écoles et des dispensaires, plus ou moins chassés de leur habitat traditionnel par l’exploitation déraisonnée de la forêt. Dès le début du siècle, leurs enfants sont scolarisés, connaissent la radio et la télévision.
Quelques-uns, encore dispersés cherchent toutefois à maintenir leur culture, leurs traditions et leur langue et à sa marier au sein de la tribu.
C’est alors qu’une sorte de malédiction – c’est du moins l’opinion des missionnaires - généra une dramatique épidémie de suicides. Le couple Long les a tous étudiés, 15 entre 1980 et 2012 dans un groupe de 400 personnes, le plus souvent par poison, rarement par arme à feu. Ces chiffres sont effarants et encore ne s’agit-il que des suicides constatés et le chiffre de 400 est l’évaluation la plus haute : On décompte en général le taux des suicides pour 100.000 personnes par année. Nous atteignons ici en moyenne sur les 32 ans un taux de 117 pour 100.000 alors que celui de la Thaïlande serait de 12 pour 100.000 selon les chiffres de l’OMS.
Si nous ne savons pas d’où ils viennent, si nous savons ce qu’ils ont été, nous savons en tous cas qu’ils courent inéluctablement à la disparition.
Leur conclusion nous semble d’évidence : un changement social fulgurant et la rencontre forcée avec le monde moderne a généré ce que Durkheim, étudiant les causes du suicide, appelle l’ « anomie », concept fondamental en sociologie. Il caractérise l'état d'une société dont les normes réglant la conduite de l'humain et assurant l'ordre social apparaissent inefficientes. Une même vague de suicides a été constatée de même chez les Hmongs réfugiés aux États-Unis.
Si nous ne savons pas d’où ils viennent, si nous savons ce qu’ils ont été, nous savons en tous cas qu’ils courent inéluctablement à la disparition.
NOTES
(1) Il est actuellement plus séant de parle d’ « ethnies » que de « races ». Les Thaïs ne s’astreignent pas à la langue de bois et parlent de « chuachat » (เชื้อชาติ – race) comme par exemple dans le petit ouvrage ความรู้รอตัว ฉบับทันโลก de 2543 (2000) qui en donne une liste non exhaustive.
(2) Notre article A.56 « Isan : Le crépuscule des ethnies ? »
http://www.alainbernardenthailande.com/article-a-56-isan-le-crepuscule-des-ethnies-99202030.html
(3) Nos articles
et
A147 « Les " minorités ethniques" du nord-ouest de la Thaïlande - 2 » http://www.alainbernardenthailande.com/article-a147-les-minorites-etniques-ou-les-populations-montagnardes-du-nord-ouest-de-la-thailande-2-123281023.html
(4) Voir notre article INSOLITE 9 « LES NÉGRITOS DE THAÏLANDE, DERNIERS REPRÉSENTANTS DES HOMMES DU PALÉOLITHIQUE ».
(5) Voir notre article « LA « LONGUE MARCHE » D’ERIK SEIDENFADEN, DANOIS GENDARME ET ÉRUDIT AU SERVICE DU SIAM ».
http://www.alainbernardenthailande.com/2016/11/la-longue-marche-d-erik-seidenfaden-danois-gendarme-et-erudit-au-service-du-siam.html
(6) « Some Notes about the Chaubun; a Disappearing Tribe in the Korat Province », in journal de la Siam Society, volume 12-III de 1918.
(7) « ETHNOLOGIC NOTES » in journal de la Siam society, volume, volume 18-II de 1924.
(8) « THE KHA TONG LU'ANG - COMPILED BY MAJOR E. SEIDENFADEN » in journal de la Siam society, volume 20-I de 1926.
(9) Les Khamou (ขมุ) venus du Laos se trouvent en particulier dans la région de Nan où une quarantaine de villages spécifiquement Khamou regrouperaient encore environ 12.000 personnes.
(10) « EXPEDITION TO THE KHON PA (OR PHI TONG LUANG) » par Kraisri Nirnmanahaeminda et Julian Hartland-Swann in journal de la Siam society, 1962 Vol. 50 – II.
http//sealang.net/sala/archives/pdf8/rischel2000enigmatic.pdf
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