Comment ce concept – purement occidental – a- il pu être semé en terre siamoise ?
L’idée d’Etat est née en France à l’époque de Philippe le bel, forgée par ses légistes, présente chez les élites. Celle de nation s’ancra dans la population pendant la guerre de cent ans, soudant les Français dans l’adversité et contribuant de manière décisive à l’émergence du sentiment national.
Il n’en a pas été de même au long de l’histoire plus ou moins chaotique du Siam…Une population composée d'un peuple soumis à 6 mois de corvée par an et d' un tiers d’esclaves dominée par quelques seigneurs locaux et à un monarque d’essence divine. A lire les Mémoires des Français de l’expédition de 1685, et celles des explorateurs du Siam au XIXème, on en retire peut-être l’impression qu’il existe un Etat, mais certainement pas une Nation.
Les années 1880-1900 furent les plus sombres de l’histoire du Siam. Le pays doit faire face aux ambitions coloniales de la France et de l’Angleterre. Les historiens thaïs considèrent que le pays n’a pas été colonisé en raison du processus de modernisation de l'Etat et de la société jusqu'à ce qu'il obtienne la reconnaissance du monde « civilisé », et parce que des pans entiers de son territoire ont été sacrifiés pour préserver l'indépendance du pays.
1893 est une triste date dans l’histoire de la Thaïlande. Les canonnières françaises sont ancrées face au grand palais. « Il fallut céder ». Les territoires « sacrifiés » étaient considérés comme des vassaux traditionnels et historiques du Siam, certes. Quand cependant la France a établi son protectorat sur le Cambodge et sur le Laos, ces états « vassaux » étaient guettés par les boas qui voulaient les avaler...
C’est à cette époque et dans ce contexte qu’apparait un « nationalisme » siamois. Il est l’œuvre du palais royal qui souhaite - tout comme en Europe - créer une nation fondée sur une langue commune, des valeurs et une culture.
Rama V (1868-1910) a engagé le processus d’unification de la nation thaïlandaise et, en parallèle, la modernisation du royaume sur le modèle occidental. Ce nationalisme thaï s’articule d’une part autour de la notion sinon de « race » du moins d’appartenance ethnique et, d’autre part, sur la fidélité et la soumission au Roi.
Il lance la « thaïfication » de la géographie.
Nous vivons (habitant en Isan) dans ce que les Français appelaient le « Laos siamois », 16 provinces à l’époque. Le nord-est, c’était le « Laos phouthaï » (ลาวภูไท ou ลาวผู้ไท ou encore ลาวผู้ไทย) et le « Laos yo » (ลาว ย้อ), Phouthaï et Thaïyo étaient le nom des « minorités tribales » dominantes. On ne parle plus du Laos mais d’Isan, nom d’origine sanscrit, tout simplement celui du Dieu Shiva.
Cette politique fut intensifiée par son successeur le roi Rama VI (1910-1925) lui-même éduqué en Angleterre et conscient sinon imprégné des mouvances nationalistes européennes ou japonaise.
Il donna au nationalisme thaïlandais une dimension culturelle et mis en avant le principe de « Thaï-ness » : modèle culturel issu des caractéristiques communes aux ethnies thaïes censées constituer le nationalisme. Les trois piliers du nationalisme thaï deviennent donc : le roi, la nation et la religion.
Son successeur Rama VII (1925 à 1935) s’écarte de la camarilla nationaliste basée autour de lui et parle plus volontiers d’harmonie et d’amitié entre les minorités ethniques et les Thaïs. En 1932, éclate le coup d’état de jeunes militaires et civils, pour la plupart formés en Europe qui remet l’absolutisme monarchique en question. C’est la transition sans effusion de sang de la monarchie absolue en monarchie constitutionnelle
En 1938, le premier ministre et commandant des forces armées, Phibun va donner une nouvelle couleur au nationalisme thaï. Il s’est rendu populaire en écrasant une révolte monarchiste menée par le prince Borowadet. Le roi se trouve en porte-à-faux et abdique en 1935. Son successeur a 10 ans et poursuit sa scolarité en Suisse
Phibun fait remplacer partout les portraits du roi par le sien. Comme Mussolini, il frappe à droite et à gauche, fait arrêter 40 opposants politiques en 1939, monarchistes et démocrates qui seront exécutés après un procès sommaire.
Il change le nom du pays, le Siam en Prathétthaï. Ce changement de nom est lourd de symbole : le mot Siam (สยาม, Sayam, est d’origine inconnue, probablement khmer). Le mot Thaï (ไทย) ne serait pas, comme il est généralement écrit, dérivé du mot Thaï (ไท) qui signifie «libre», il est le nom d'un groupe ethnique de la plaine centrale (C’est la définition qu’en donne le Dictionnaire de l’académie royale, équivalent de notre académie française en moins poussiéreuse). Thaï (ไท) signifie tout simplement «peuple» ou «être humain» et est utilisé dans certaines zones rurales au lieu du mot « khon » (คน « une personne»).Restons-en pudiquement à la version « terre de la liberté ». A ce jour, les efforts faits par certains universitaires pour revenir au nom de Siam sont restés vains.
Il instaure le nouvel hymne national, celui que nous entendons tous les jours à 8 heures et 18 heures dont je ne traduis que le premier vers, il se suffit à lui même : « Le pays thaï, c’est l’union du sang et de la chair des hommes de race thaïe ». Il met sur pied un régime inspiré du fascisme italien, propagande ultranationaliste, culte de la personnalité, propagande visant à « élever l'esprit national et la moralité de la nation ». Il impose comme langue nationale celle parlée à Bangkok au détriment des dialectes locaux et incite même la population à adopter le vêtement occidental ! En 1941, le 1er janvier est adopté comme jour officiel de la nouvelle année, en lieu du 1er avril traditionnel. Il crée encore (après la guerre) la première chaîne de télévision thaïe.
Le régime adopta surtout une politique nationaliste en matière économique, en menant une politique de quotas visant à réduire la place des produits chinois en Thaïlande et à favoriser les produits locaux. Dans un discours de 1938, Luang Wichitwathakan (ministre de la propagande) compara même les Chinois du Siam aux Juifs d'Allemagne. L’accès des étrangers à la propriété immobilière est verrouillé (il l’est redevenu encore plus lourdement en 1970) et le régime des visas durci (il l’est toujours). Il change encore le nom de divers districts portant ostensiblement des vocables laos, khmers, birmans ou mons (les habitants originaires de la Thaïlande), cette thaïfication des noms de districts a continué jusqu’en 1957. Tout ce qui porte le nom de ลาว (lao) มอญ (mon) จีน (djin i.e. chine), 26tambons, disparait de la géographie.
Si Pibun a été incontestablement séduit par son modèle italien, il est difficile de parler d’un tournant vers le « fascisme ». Pas de parti unique, et surtout pas de politique guerrière expansionniste, il n’y a pas d’Abyssinie ou d’Albanie à envahir. Il porte le titre, plus ou moins bien traduit, de « maréchal » mais ce n’est pas un guerrier dans l’âme. | |
Un micro parti fasciste thaï (financé par l'Italie) n'a pas connu grand succès | Les hostilités déclenchées en 1941 contre la France sont surtout une question d’opportunité et le désir de venger l’humiliation de 1893 contre la France que l’on croyait à genoux. Rien ne pouvait laisser envisager une seconde à cette date l’écroulement apocalyptique des puissances de l’axe quatre ans plus tard. |
Regardez-donc sur le remarquable site de l’Institut national de l’audio visuel le reportage « la nouvelle armée thaïe défile dans les rues de Bangkok » du 20 février 1942,
Pibun est contraint de démissionner en juillet 1944 et est détenu au Japon par les alliés. Il est autorisé à rentrer au Pays en 1947. Pridi doit s’exiler et Pibun refait un coup d’Etat en 1948 et rétablit un régime autoritaire. Phibun renoue avec sa politique anti-chinoise des années 1930. Son gouvernement arrête l'immigration chinoise et prend diverses mesures pour restreindre la domination économique des Chinois en Thaïlande. Les écoles et associations chinoises sont de nouveau interdites.
Sa politique de thaïfication est un sous-produit du nationalisme politique constamment suivi par l'Etat pour augmenter la puissance centrale. Le centre de la Thaïlande est devenu économiquement et politiquement dominant, son langage est devenu la langue des médias, des affaires et l'éducation. . Ses valeurs sont devenues les valeurs nationales.
Les principales cibles de thaïfication ont été les minorités ethniques, les laos de l'Isan, les tribus montagnardes du nord et l'ouest, et les musulmans du sud.
L'utilisation prescrite de la langue thaï dans les écoles a eu peu d'effet sur les Thaïs du centre qui l’utilisent dans la vie quotidienne, mais fait des bilingues des locuteurs de l'Isan dans le nord-est, du nord ou du sud très majoritairement musulman.
Cet encouragement au nationalisme thaï a eu pour effet secondaire et évident de décourager les autres éventuelles allégeances, Laos en Isan ou Malaisie dans le sud, mais là sans grand succès. Rouge ou jaune, vous blessez un Isan si vous le traitez de Lao.
Ce nationalisme omni présent va parfois de pair avec une conception génétique, une obsession pour une « race pure de vieux thaïs»qui n'est ni nouvelle, ni isolée. On trouve trace de ce débat dans le Bangkok Post de 2006. Mais la presse thaïe, ce n’est ni le Bangkok post ni the Nation, mais essentiellement ไทยรัฐ (la nation thaïe, plutôt rouge) et le เดลินิวส์ (daily news, plutôt jaune) qui tirent à près d’un million chacun, 20 fois plus que les deux journaux anglophones. Les attentats dans les provinces musulmanes, ce sont les โจรใต้, djontaï, les bandits du sud. Les travailleurs migrants birmans sont aussi la cible : ils violent, tuent et transmettent le sida. Il y aurait 500.000 travailleurs birmans déclarés et tout autant de clandestins, il n'est pas surprenant que certains d'entre eux commettent des crimes, mais on parle peu des conditions dans lesquelles ils travaillent.
La « querelle » autour du temple de Preah Vihear que les Thaïs disputent aux Cambodgiens a donné lieu à de belles envolées nationalistes, notamment sur ASTV, la chaine de télévision des jaunes. les géographes français responsables de la délimitation frontalière ont eu (qu’ils reposent en paix) les oreilles qui sifflaient…
Nous ne sommes que de simples farangs et nous savons que notre volonté de savoir pour comprendre « un peu » ce qui se passe est limitée et que nous ne serons jamais en mesure d'atteindre le cœur de la Thai-ness.
Mais c’est « Ce qui fait que les Thaïs sont Thaïs », non ?
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Nota : Version abrégée d’un article à paraître dans notre prochain thème consacré à « Notre Isan »
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