Le 22 novembre 2018 est célébré au bord de l’eau, la fête de « Loikrathong », la fête des « paniers flottant », qui se déroule la nuit de la pleine lune du 12ème mois lunaire. Ces « khratong » sont des paniers généralement en feuille de bananiers destinés à partir sur les flots avec leurs bougies et leurs bâtonnets d’encens. La cérémonie, nous y avons tous participé, goûté son caractère « festif » et nous avons parfois cherché à savoir si elle avait un sens et une histoire ?
Consultons de nouveau Phraya Anuman Rajadhon. (1)
Nous avons déjà rencontré Phraya Anuman Rajadhon, le premier chercheur thaï à avoir étudié en profondeur le folklore de son pays, à se pencher sur ses traditions séculaires sinon millénaires, à recueillir inlassablement la tradition orale. Poussé par une curiosité innée il a observé et pris des notes sur la société thaïe à un moment crucial où une grande partie de la culture traditionnelle, ses normes sociales, son système de valeurs, étaient en passe d’être dépassés par la modernité. Beaucoup des anciens coutumes des Thaïs qui il a enregistré et décrit seraient morts inaperçu si elles n’avaient été décrites et souvent illustrées par lui. Nous lui devons une étude sur ลอยกระทง (2) mais elle nous laissera un peu sur notre faim.
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La saison des pluies est terminée, les rivières et les canaux sont en pleines eaux, le ciel est clair et l’humidité de l’atmosphère a (relativement) disparu. Le dur labeur des labours et de la plantation du riz est terminé. Il reste aux paysans un mois de tranquillité avant le temps de la récolte. Les fêtes peuvent alors commencer mais ne parlons que de Loy krathong.
Quelques jours avant la fête, les marchés abondent de ces paniers en feuille de bananier sous diverses formes
et diverses tailles (coupes, bateaux, oiseaux).
Mais la plupart sont fait à la maison. On y place habituellement une bougie, des bâtonnets d’encens, des pièces de menue monnaie et parfois une bouchée de noix de bétel ou de feuilles de bétel.
L’usage d’y placer des feuilles de bétel est toutefois en train de se perdre nous dit notre auteur (qui écrit en 1951). Il voit dans cette tradition une explication des origines de loikrathong mais ne nous explique malheureusement pas le rapport avec le bétel ?
Dans la soirée, ce sont alors surtout les vieilles et les mères de famille avec leur marmaille qui vont porter les paniers sur les berges de la rivière. La bougie et les bâtonnets d’encens ont été allumés et le panier s’en va au fil de l’eau. En même temps, les gamins lancent des feux d’artifice et de petites montgolfières. La vie des krathong est courte mais c’est un plaisir des yeux de voir ces centaines de lumière qui scintillent sous le calme et à la lumière de la lune.
Quant aux gamins des villages situés en aval de la rivière ou du klong, ils se jettent à l’eau et essayent d’accrocher les kratong venus de l’amont pour s’emparer des piécettes.
Notre auteur ne voit dans ces amusements qu’un cérémonial auquel il ne faut donner aucune signification religieuse.
Par contre, les personnes les plus âgées qu’il a interrogées lui ont expliqué qu’il s’agissait d’un acte de révérence à l’égard de la déesse mère des eaux, Mè Khongkha, la Mère de l'eau (พระแม่คงคา) qui nous semble appartenir au panthéon des divinités indouistes ?
Khongkha c’est le Gange mais a aussi en thaï le sens de l'eau en général. Les mêmes anciens lui ont expliqué qu’en dépit de dons généreux de la Mère de l'eau à l'homme, celui-ci pollue son eau de multiples manières et qu’il est bon, par conséquent, de lui demander pardon (3).
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Il est une autre explication donnée par notre érudit :
Le Seigneur Bouddha a laissé l’empreinte de son pied sur la rive sablonneuse de la rivière Nerbudda, dans le Deccan à la demande du roi des Naga,
qui voulait adorer l'empreinte du Bouddha à l’endroit où le Seigneur avait disparu. Le Loi Krathong serait donc un acte d'adoration de la sainte empreinte qui se trouve aux Indes. Voilà bien une explication qui n’a aucun sens, fuligineuse, osons même dire qu’elle est stupide (même si on la trouve sans difficultés dans Wikipédia en particulier). Quel peut être le lien entre le panier que je laisse aller au fil de l’eau au bord de mon lac et l’empreinte du pied du Seigneur Bouddha à 3.000 kilomètres de chez moi au Deccan ? Anuman a étudié les canons bouddhistes et n’en a trouvé trace nulle part. Elle le fait sourire.
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Anuman fait encore et enfin référence à la tradition de Sukhothaï.
C’est l’histoire de la belle Nang Nophamat นางนพมาศ
qui appartenait probablement à la Cour du roi de Sukhotai, Loethai probablement. Le roi et sa cour étaient allés pour un pique-niquer au bord du fleuve la nuit de cette pleine lune, mais cela ne nous explique par les raisons de ce lâcher au fil de l’eau de paniers en feuilles de bananier portant bougies et batons d’encens ?
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Anuman nous donne enfin deux sources, la première est de la main du roi Chulalongkorn lui-même :
พระราชพิ ธิ ๑๒ เดือน ou « les cérémonies royales au cours des douze mois de l'année ».
Nous n’avons pu consulter cet ouvrage, citons simplement Anuman : « Pour le roi, Loi Krathong n'a rien à voir avec une quelconque cérémonie ou rite. C’est simplement une occasion de réjouissance à laquelle tous les gens participent et pas seulement la famille royale; ce n’est ni une cérémonie bouddhiste ni brahmaniste ».
La seconde renvoie enfin à consulter (ce qu’il n’a pas fait) le Dr. Quaritch Wales, auteur d’un ouvrage publié à Londres en « Siamese State ceremonies », un coup dans l’eau, cet érudit décrit effectivement la cérémonie mais n’en donne aucune explication ni religieuse ni historique.
Peut-on dans ces conditions déterminer sérieusement l’origine historique de Loi Krathong ? Une offrande aux esprits de l’eau ? Une action de grâce à la déesse de l'eau, pour ceux qui vivent de l’eau, source de vie économique ? Tout simplement un passe-temps agréable pour une soirée au frais, en plein air au bord de l’eau et à la lumière de la pleine lune ?
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Cette question a toutefois fait l’objet de plusieurs communications successives dans le blog de notre ami « Merveilleuse Chiangmaï ».
www.merveilleusechiang-mai.com
Ces communications dépassent le cadre d’un simple blog et se situent, à notre humble avis, un niveau d’un mémoire d’ethnologie de troisième cycle et sont comme il en a l’habitude, somptueusement illustrées. Ce serait un péché de la résumer ou évidemment de les reproduire. Citons simplement les hypothèses des origines possibles de cette fête et laissez-vous aller à consulter, c’est à ce jour et à cette heure très certainement ce que vous pourrez lire de plus sérieux sur cette fête, il ne nous donne pas la réponse mais tout au moins les données du problème :
Les origines chinoises ?
La fête est peut-être venue de Chine par le Lanna : il existait en Chine de nombreuses fêtes consistant à faire flotter des bougies disparues avec le régime actuel mais qui subsistent à Java et Singapour (4).
Les origines indiennes ?
Les indiens pratiquent une fête consistant à faire flotter des lampes, la fête des lumières (Diwali) célébrée en automne qui remonte à la nuit des temps, probable rite agraire pour remercier la déesse des eaux de ses bienfaits ? (5).
Les origines khmères ?
Les khmers ont absorbé la culture indienne et on retrouve chez eux la légende de Nang Nophama remerciant la mère des eaux mais associant Bouddha à la fête (6).
Le Lanna ?
Y –a-t-il un rapport entre la fête de Loikrathong et celle de yipéng (ยี่เป็ง) que les habitants du Lanna fêtent le même jour ? (7).
Il y a donc une certitude, c’est qu’en réalité, les origines et la signification de cette fête sont incertaines.
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Quelques mots sur Anuman Rajathon :
Phraya Anuman Rajadhon (พระยาอนุมานราชธน) est né le vendredi 14 décembre 1888 à Bangkok, Tambon Wat Phraya Krai, Amphoe Yannawa (ce qui, sauf erreur de notre part se situe aux environs de Charoenkrung ? La ruelle où se trouve sa maison natale porterait actuellement son nom). Il fut tout à la fois un homme de lettre et un lien entre le présent de la Thaïlande et le passé du Siam (8).
Son nom d’origine est Yong (ยง) et il reçut son nom de famille Sathiankoset เสฐียรโกเศศ du roi Rama VI lui-même (nom de plume sous lequel il se fit également connaître). Ses parents sont des gens modestes mais ils l’envoient faire ses études au collège de l’Assomption.
Il occupe d’abord un emploi subalterne à l’hôtel Oriental où il apprend l’anglais
puis entre au service du gouvernement, département des douanes au sein duquel il devient directeur général adjoint. Il reçut d’abord le titre de « Khun Anuman Rajadhon » et plus tard celui de « Praya ». Lors du coup d’état de 1932 il est démis de ses fonctions pour être remplacé par des amis des putschistes mais retrouve un poste de chef de la Division de la culture dans le département des Beaux-Arts, nouvellement créé, dont il devient vite directeur général. Après sa retraite, il a prononce de nombreuses conférences à la Faculté des arts de l’Université de Chulalongkorn, qui lui confèrera le titre de « professeur honoraire » et « Docteur honoris causa ». Il professe également un cours de religions comparées et de littérature comparée à l'Université Thammasat. Il fut l'un des fondateurs de l'Université Silpakorn qui lui conférera le titre de docteur honoris causa en architecture (9). Ses talents littéraires furent remarqués par le prince Damrong qui lui proposa en vain de travailler à la Bibliothèque nationale et par le Prince Naris avec lequel il se lia d’amitié (10).
Il fut élu membre de l’Institut royal dès sa création en 1934
et en deviendra président jusqu’à sa mort. Il est le principal responsable de la publication du Dictionnaire thaï en 1950, jouant un rôle de premier plan dans le dépoussiérage des mots thaïs et de leur adaptation à l'ère technologique moderne.
Membre d’une multitude d’autres sociétés savantes, le roi lui conféra de nombreuses décorations, dont la plus prestigieuse, la plus haute classe de l'ordre de l'éléphant blanc.
Il a été nommé membre temporaire du Parlement en 1932 et également sénateur en 1947, mais n’a joué aucun rôle important et a toujours refusé de rentrer dans un cabinet ministériel.
Personnage atypique, et paradoxal, sans aucune formation académique, il devint l’un des professeurs les plus respecté du monde universitaire thaï, sans formation littéraire, il est un linguiste distingué, principal rédacteur du Dictionnaire de l’académie qui reste toujours une référence (la seule ?), sans n’avoir reçu aucune formation anthropologique ou ethnographique, il est à cette heure encore et un tiers de siècle après sa mort celui qui a le plus contribué à l'étude de la culture et du folklore thaï traditionnels. Nommé membre du Conseil de la Siam society puis Président, il fut, nous dit son éloge funèbre, le premier roturier (« commoner ») à accéder à cette honneur. Il mourut subitement le 12 juillet 1969 et sa majesté le Roi voulut bien accepter d’allumer son bucher funéraire au temple Depsirind (วัดเทพศิริน) le 14 décembre 1969, jour de son anniversaire.
A l’occasion de la commémoration du centenaire de sa naissance, à l’Unesco, l’historien « séditieux » alias « activiste social » (c’est ainsi qu’il se qualifie) Sulak Sivaraksa,
décrit Phya Anuman Rajadhon comme un héros national. Il était comme lui un bouddhiste « engagé ».
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Notes
(1) A 146 « Les fêtes de Songkran il y a 100 ans », A 151 « En Thaïlande, nous vivons au milieu des Phi », A 152 « Traditions siamoises sur certains arbres et plantes », A 154 « La divination dans les entrailles de poulet ».
(2) Journal de la Siam society volume 38-2 de 1951 « The loi khratong ».
(3) Cette version venant de la tradition orale est d’une toujours plus brulante actualité d’autant que malheureusement beaucoup de krathong sont faits en matière plastique !
(4) http://www.merveilleusechiang-mai.com/loy-krathong-et-ses-origines-chinoises
(5) http://www.merveilleusechiang-mai.com/loy-krathong-et-ses-origines-indiennes-1ere-partie
http://www.merveilleusechiang-mai.com/loy-krathong-et-ses-origines-indiennes-2eme-partie
http://www.merveilleusechiang-mai.com/loy-krathong-et-ses-origines-indiennes-3eme-partie
http://www.merveilleusechiang-mai.com/loy-krathong-et-ses-origines-indiennes-naraka
(6) http://www.merveilleusechiang-mai.com/loy-krathong-et-ses-origines-khmeres-1ere-partie
http://www.merveilleusechiang-mai.com/loy-krathong-et-ses-origines-khmeres-2eme-partie
(7)http://www.merveilleusechiang-mai.com/yi-peng-ou-loy-krathong-yee-peng
(8) Tous les détails de la vie de l’auteur proviennent de son éloge funèbre écrit par son ami S. Sivaraksas dans le journal de la Siam Society en 1970 et de l’ouvrage publié la même année « In memoriam Phya Anuman Rajadhon – contribution in memory of the late président of the Siam society » par Tej Bunnag et Michael Smithies.
(9) Elle a été fondée à Bangkok en 1943 par le professeur d'art italien Corrado Feroci, devenu thaï sous le nom de Silpa Bhirasri.
Cet artiste italien « prêté » par Mussolini au gouvernement thaï préféra à la fin de la guerre rester dans son pays d’adoption.
C'est la plus importante université thaïe pour les beaux-arts et l'archéologie,
(10) Naris demi frère du roi (en réalité นริศรานุวัดติวงศ์ Naritsaranuwattiwong) est connu pour ses talents artistiques et architecturaux.
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