Et la question des frontières et des territoires insoumis entre le Siam et l'Indochine française à la fin du XIXe siècle.
Nous vous avons raconté l'histoire d'Auguste Jean-Baptiste Marie Charles David Mayrena, qui était devenu en 1888 « Marie Ier, roi des Sédangs ». Il débarqua donc à Saigon en mai 1865 et se fit dès lors appeler « baron David de Mayrena ». (1)
Nous y racontions qu’il reçut en 1887 l'autorisation et l'aide du gouverneur général d'Indochine Ernest Constans pour une mission qui avait pour objectifs de recueillir des renseignements d’ordre géographique et ethnologique sur les peuplades disséminées sur la chaîne annamitique et au-delà, sur lesquelles on n’avait pas à ce moment d’indications précises, et de chercher sur le haut Donaï l’existence du caoutchouc ; et au printemps de 1888 il réussit à convaincre les autorités du protectorat de lui permettre de partir en mission dans la région moï, située entre l'Annam et le Mékong, à l'Ouest de Binh Dinh. Le Père Guerlach confirmait que : « Monsieur de Mayrena me donna alors sur sa mission les explications suivantes : envoyé par le gouvernement français, il ne devait en rien compromettre le drapeau français mais il lui fallait au contraire paraître agir uniquement sous sa responsabilité personnelle en évitant avec soin tout ce qui aurait un caractère officiel. Il devait grouper sous son autorité toutes les peuplades indépendantes et ne s’arrêter qu’à une journée du Mékong. Si l’entreprise réussissait et ne soulevait aucune difficulté diplomatique de la part d’une puissance européenne, il passerait alors la main à la France et, en récompense, recevrait la concession de mines aurifère » et à l'issue de laquelle, il devint Marie 1er, roi des Sédangs. (Cf. Nos deux articles pour connaître tous les épisodes (1))
Nous avions alors signalé que cet « aventurier » avait inspiré de nombreux auteurs, comme Jean Marquet, Maurice Soulié, Marcel Ner, Antoine Michelland, etc (2), et également André Malraux qui reconnaissait : «Je n’ai pas oublié Mayrena, dont la légende, très présente dans l'Indochine de 1920, est en partie à l’origine de ma Voie royale », paru en 1930 chez Grasset et en Pléiade en 1989. Mieux, il en fera son héros dans un roman inachevé et posthume « Le Règne du Malin », publié en Pléiade en 1996, et encore dans les « Antimémoires » de 1967, où « Le Règne du Malin » deviendra un scénario de film que lui présente Clappique, un de ses personnages qui était apparu dans « La Condition humaine ».
La lecture dans La Pléiade, des œuvres et des sources et notes de Walter G. Langlois pour « La Voie Royale », et celles de Jean-Claude Larral pour « Le Règne du Malin » (3) nous donnaient l'occasion de revenir sur David de Mayrena, « Marie Ier roi des Sédangs » ou du moins sur la vision que Malraux avait retenue, et sur cette période historique où le Siam et l'Indochine française se disputaient des territoires, dont certains, habités par des peuplades insoumises, étaient peu connus et aboutira au coup de force de la France qui conduira le roi Rama V sous la menace de canons devant son palais, à accepter sans réserve, les conditions de l’ultimatum le 29 juillet 1893, et à signer un Traité de 10 articles et une convention le 3 octobre 1893, dans lesquels « Le Gouvernement siamois renonçait à toute prétention sur l’ensemble des territoires de la rive gauche du Mékong et sur les îles du fleuve » (Article 1) et à évacuer les postes siamois établis sur la rive gauche du Mékong… ». (Article 2). (Cf. Notre article sur le conflit et ce traité (2))
Les sources de la Pléiade confirmaient que « le but principal de la mission dans cette région que le Siam revendiquait - mais dont la majorité des habitants voulaient rejoindre le protectorat français - était de regrouper les tribus insoumises afin de les placer sous la tutelle de la France. Les missionnaires catholiques à Kontum, près de la frontière du pays moï, venaient d’établir une confédération de tribus qui vivaient dans le voisinage et, grâce à leur aide, Mayrena réussit en quelques semaines à en fonder une autre dans la région des Sédangs. Il fut reconnu « roi » de ce groupement le 3 juin 1888, mais le succès de son entreprise lui monta à la tête. Il voulait bien se défaire de « ses » territoires afin de « passer la main »à la France, mais à la condition qu'on lui verse une grosse indemnité, qui lui fut refusée. ».
Malraux a été fasciné toute sa vie par des personnages « extravagants », des soldats aventuriers, des explorateurs, des archéologues découvrant des civilisations disparues, des conquistadors comme Cortez et Pizarro, des conquérants comme Alexandre le Grand, la reine de Saba, Lawrence d'Arabie ... et donc aussi par la légende de Mayrena.
Perken et Claude, ses héros de « La Voie royale » évoquent d'ailleurs les « aventuriers » européens qui s'étaient rendus en Asie pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, au moment où les grandes puissances coloniales de l'Europe s'y installaient. Ils citent notamment l'Anglais James Brooke, qui avait fondé un petit royaume à Sarawak, dans le Nord-Ouest de Bornéo, et surtout David de Mayrena qui fut pour un bref temps « roi » d'une tribu moï.
(Ensuite les sources de « La Voix royale » font un petit rappel (p. 1147-1148) sur la vie de Marie-Charles David, en s'inspirant du livre richement documenté de Jean Marquet , « Un aventurier du XIXe siècle : Marie 1er, roi des Sédangs ( 1888-1890) », Hué, 1927.) Celles de « Le règne du Malin » nous apprennent que le livre qui a servi à Malraux « non de modèle, mais de guide, est le roman de Maurice Soulié, « Marie 1er, roi des Sédangs, 1888-1890 », publié en 1927.)
Les sources ajoutent qu' il nourrissait ses rêves par la lecture de revues telles que « Le Tour du Monde » et « La Revue géographique » ; qu'il appréciait les illustrations exotiques, comme celles par exemple « des temples de la mystérieuse Angkor » découvertes par Henri Mouhot en 1861 ; qu'il se documentait à Bibliothèque nationale et avait lu des livres sur l'ancien Cambodge, ceux par exemple, de Francis Garnier, d'Auguste Pavie, d'Etienne Aymonier, des articles parus dans le « Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient » créé en 1901 et bien d'autres. Ainsi, André Malraux pour sa propre aventure et son roman « La Voie Royale » se souviendra de « L'Inventaire » des découvertes autour des temples d'Angkor réalisées par E. Lunet de Lajonquière de « L' École française d'Extrême-Orient » qui annonçait d'autres vestiges à découvrir, comme le temple de Banteaï-Srey débroussaillé en 1916 par Henri Parmentier, chef du service archéologique de « l'Ecole française » qu'il décrit dans une monographie en 1919, et qui inspira Malraux pour aller chercher un site analogue.
On connaît la suite. Parti au Cambodge en 1923, il sera arrêté et condamné à la prison ferme (puis avec sursis) pour avoir tenté de s’emparer de bas-reliefs du temple de Banteaï-Srey. S'il s'inspira de son aventure autobiographique dans la 1ère partie de son roman « La Voie Royale », la seconde moitié se déroulera en pays moï, région de la péninsule qu'il ne connaissait pas, et son personnage Perken - il le dira - naîtra de Mayrena; Non du personnage historique qu'il ne connaissait pas, mais de sa « légende du roi des Sédangs : Une sorte d'officier de la Légion, très audacieux qui s'était taillé un royaume en pays insoumis » auquel il fallait rajouter des talents d'éloquence et de conteur.
Les Moïs et les peuples insoumis du Sud indochinois. (Selon Walter G. Langlois)
L'histoire de Perken se situant en pays moï, il fallut bien que Malraux se documentât. Il est probable qu'il avait dû lire les deux études de base en français sur ces peuplades écrites par Henri Maître. (« Les Régions moï du Sud indochinois: le plateau de Darlac » Paris,1909 et « Mission Henri Maître ((1909-1911). Indochine sud-centrale : les jungles moï » (Paris, 1909).)
Les Moïs vivaient dans les montagnes à l'ouest de l'Annam. C'est un « mélange étonnant de races, de langues et de coutumes. (…) Après la chute des royaumes cham et khmer, puissances qui avaient maintenu un semblant d'ordre parmi les montagnards, le commerce de la traite se répandit dans toute la région, et les razzias devinrent de plus en plus fréquentes. Souvent, les chasseurs d'esclaves venaient de l'extérieur, mais certaines tribus moïs belliqueuses y participaient aussi, avec celles des Sédangs et des Jaraïs vers l'ouest de Quang Ngai, et les Stiengs dans le Sud. A partir de 1850 la situation politique devint trouble dans toute la région, et favorisa l'anarchie des montagnards, et le trafic d'esclaves (…) devint encore plus florissant. » .
Dans les sources et notes du « Le Règne du Malin », Jean-Claude Larral nous apprend que pour évoquer le « pays moï », André Malraux, le « dépouilleur d'archives », avait lu et annoté de nombreux livres, études et articles, mais surtout le livre de Jean Marquet « Un aventurier du XIXe siècle. Marie 1er, roi des Sedangs,1888-1890 », et fait de larges emprunts au livre du père Dourisboure « Les Sauvages Ba-Hnars (Cochinchine orientale) »
et à la « La Chanson de Damsan, Légende radée du XVIe siècle », qu'il place dans la bouche de l'aède aveugle, au chapitre XII. Mais Jean-Claude Larral précise que cette chanson de geste est étrangère à l'histoire de Mayrena et même aux Sédangs puisque ce chant épique a été recueilli chez les Radès, dont la langue et les traditions sont différentes.
Mais Malraux a puisé à de nombreuses autres sources, comme par exemple des articles de R.P. Cadière et d'Henri Besnard publiés dans le « Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient » ou le tome III de la « Mission Pavie » « Voyage au Laos et chez les sauvages du Sud-Est de l'Indochine » où le capitaine Cupet relate sa mission d'exploration de 1891 effectuée sur le théâtre même des exploits de Mayrena,
... sans oublier les nombreuses lettres écrites par le père Guerlach dans « Les Missions catholiques ».
Les sources et les emprunts sont tellement multiples que Jean-Claude Larral remarque que « Le règne du Malin » censé raconter l'épopée d'un aventurier devient au fil des pages un roman ethnographique sur les Moïs, en sachant que ce nom est celui par lequel « les Annamites désignaient indistinctement tous ces peuples des montagnes, appelés « Khas » par les Laotiens et « P(eu)mongs» par les Cambodgiens. Des groupes très différents par leur langue, leurs techniques artisanales et leur organisation politique. « Georges Condominas [quant-à lui] distingue aujourd'hui deux grands groupes étroitement imbriqués : les Austronésiens et les Austro-asiatiques. Les Radés et les Djaraïs appartiennent au premier; les Bahnars et les Sédangs, au second. ».
Dans « Le Règne du malin » on apprendra par le père Georges, qu'il n'y a pas de véritables tribus obéissant à des chefs. « Dans la plupart des tribus les individus (vieillards, riches ou sorciers) font office de chefs » et certains peuvent réunir jusqu'à une dizaine de villages sous leur autorité, « ainsi les « chefs » Pim et Hmoï avec lesquels Mayrena signa les premiers traités. ». De même, on apprendra l'importance de deux cérémonies majeures de la vie sociale et religieuse, à savoir la cérémonie de l'alcool de riz et celle du Rolang, le sacrifice rituel d'un buffle, et bien d'autres cérémonies et rites.
Mais si Malraux est plus intéressé par l'ethnographie que par l'Histoire, il n'est pas inutile de rappeler quelques repères historiques pour comprendre dans quel contexte se situe la mission de Mayrena de 1888, pour en mesurer la difficulté et l'aventure risquée qu'elle suppose. (Cf. La note p. 1157 pour « La Voie royale » et dans « Le règne du malin », la note « La politique et l'histoire . L'Indochine en 1888» pp. 1309-1315)
Après avoir conquis la côte, « le gouvernement français tourna son attention vers l'intérieur de la péninsule, surtout vers la région laotienne du centre de la chaîne annamite où le Siam intensifiait ses efforts pour affirmer son contrôle jusqu'aux frontières de l'Annam et du Cambodge. Pour faire face à cet effort de pénétration, le gouverneur général de l'Indochine envoya dans cette région, jusque-là pratiquement inconnue, bon nombre de missions, chargées d'établir des cartes et de fixer les frontières disputées. (…) ces missions devaient aussi [dans la mesure du possible] établir des postes militaires ou administratifs pour confirmer les droits du protectorat français contre les revendications du Siam secondé par l'Angleterre. » Et de saluer les trois missions de Pavie, sans en expliciter la teneur et de dire qu'en 1893 « Chulalongkorn dut renoncer à une bonne partie de ses prétentions territoriales » sans dire lesquelles, et sans faire référence au traité signé de 1893. (Cf. Notre article sur ce traité (2)) Autant dire que la note de Walter G. Langlois de « La Voie Royale » nous dit peu.
Jean-Claude Larral pour « Le Règne du Malin » nous en dit plus. Il nous rappelle qu'en 1888, la carte politique de la péninsule indochinoise est encore assez floue à cette époque : « L'Annam et le Tonkin, sous l'autorité de la cour de Hué, ont un statut de protectorat : deux « résidents supérieurs » français, l'un à Hué, l'autre à Hanoï, placés eux-mêmes sous l'autorité du gouverneur général de l'Indochine (depuis 1887) (…) Le Tonkin, cependant reste une région très troublée. Ravagé par des bandes de pirates d'origine chinoise (Pavillons noirs et pavillons jaunes) ».
Donc, du nord du Cambodge jusqu'au royaume de Luang Prabang (le nord du Laos actuel), autour de frontières floues, une lutte d'influence va s'engager, de 1881 à 1896 entre la France et le Siam (soutenu par l'Angleterre, qui en décembre 1883 s'était assuré la possession de la Haute-Birmanie jusqu'à la rive droite du Mékong, face au royaume de Luang Prabang). « Les Siamois envoient une expédition dans la région de Luang Prabang, avec l'intention de venir en aide aux Lettrés réfugiés dans l'hinterland de l'Annam. Ils prennent ainsi pied sur la rive gauche du Mékong plus au Sud. Ce n'est qu'en 1893 que le Siam lâché par l'Angleterre, renoncera par traité, à toutes ses prétentions sur la rive gauche du Mékong ». (Jean-Claude Larral oublie de préciser que ce sont les canons français pointés sur le palais royal avec un ultimatum qui ont fait céder le roi Chulalongkorn.)
Ensuite, il est plus explicite, en nous informant que par décret du 17 octobre 1887, l'Indochine est placée sous l'autorité du gouverneur général Ernest Constans, qui veut intégrer à l'Indochine les territoires revendiqués par les Siamois, mais qui ne le peut que dans le cadre de la protection des droits de l'Annam. Aussi Constans se doit de recueillir des documents pour établir ses droits, d'autant plus qu'il est informé par le consul de France à Bangkok en mars 1888 « que le Haut-commissaire de Bassac, un des premiers personnages du royaume de Siam, « ne perd pas une occasion d'exercer son autorité sur le plateau de Tran Ninh et sur le sud du Laos. » (En 1888, le résident français à Qui Nhon, port de la province de Binh-Dinh, était Charles Lemire, modèle du Chaminade de Malraux).
Constans ne pouvant faire intervenir les Annamites vit en Mayrena, qui n'était ni de l'administration, ni de l'armée, l'homme de la situation, en sachant que le succès de son expédition, dépendrait aussi de l'appui qu'il obtiendrait des missionnaires, qui étaient les seuls installés en pays moï. (Effectivement, dans « Le règne du Malin », l'aide apportée par le père Georges à Mayrena est essentielle pour réussir sa mission.)
Jean-Claude Larral nous donne ensuite quelques faits et dates (1849-1850 : l'installation des premiers missionnaires, les pères Combes et Fontaine, rejoints par les pères Dourisboure et Desgoûts, et du diacre Do. Persécutions des chrétiens en Annam, communications coupées avec la côte. Seul le père Dourisboure survécu des fièvres et resta isolé pendant 2 ans. Apaisement des persécutions en 1862, mais jusqu'en 1885, la mission de Kong Thoum et les Bahnars doivent faire face aux actions de pillage menés par les Djaraïs. Juillet 1885, révolte des Lettrés, 25.000 catholiques massacrés, 220 églises détruites. Des chrétiens annamites cherchent refuge dans les montagnes, mais les chefs moïs des villages refusent de les conduire à la mission, dont le chef Pim qui jouera un rôle important à l'arrivée de Mayrena. Mais les pères vont réagir. Il cite le père Vialleton, qui avec des chrétiens armés, poursuit des « Lettrés » qui se replient sur An-Khé et tente d'interdire le ravitaillement de la mission. Les missionnaires résisteront jusqu'à la prise d'An Khé par les Français au début de l'année 1887. Il cite également H. Maître qui raconte comment le père Guerlach, à la mi-février 1888, réunit 1200 guerriers bahnars pour marcher contre les pillards djaraïs et les forcer à conclure la paix ».
Mayrena, quant-à lui, déclarait dans une lettre (Cité par Marquet) « D'après le recensement fait en août, je dispose de 10.000 guerriers. La confédération peut disposer d'autant . Cela fait 20.000 hommes que je puis, selon les besoins de la France, lancer sur l'Annam et le Cambodge en cas de révolte. ». (Avait-il convaincu?) « Il suggérait dans la même lettre, que si la France ne le reconnaissait pas, il pourrait se mettre au service du Siam ou se faire naturaliser Anglais. ». Les autorités françaises ont dû apprécier.
Mais ensuite Jean-Claude Larral, revient en arrière, pour nous apprendre que c'est bien Mayrena qui avait pris l'initiative de sa mission, par une lettre adressée au gouverneur général, datée du 5 janvier 1888. « Il se disait prêt à se renseigner sur la présence te l'influence des rebelles annamites, sur les activités des Siamois, des Birmans et peut-être des Anglais, mais aussi à étudier les minerais, les gisements aurifères et les conditions de leur exploitation, la flore, la faune, etc ». Le gouverneur général Constans et Lemire l'avaient invité à explorer les voies de de communications possibles entre le Bien-dire et la Cochinchine d'une part et d'autre part entre la côte de l'Annam et le Mékong , en direction de Krathie ou d'Attopeu. Il se présentait donc alors comme un explorateur et un informateur.
Mais lorsqu'il débarque à Qui-Nhon le 16 mars 1888, Ner nous dit qu'il a de plus hautes ambitions puisqu' il affirme « qu'il est d'accord avec le Gouverneur Général pour reconnaître l'indépendance de cette contrée dont il s'efforcera de devenir le chef ». Le père Guerlach écrivit qu'ensuite, Mayrena songea sérieusement à fonder un royaume. Malraux trouvait là un nouvel « héros » qui de simple aventurier aurait pu devenir un « roi blanc », « prenant au sérieux le rôle de roi de comédie qu'il croyait jouer par devoir, passant de l'autre côté du miroir, sauvage parmi les sauvages. »
Au-delà de « l'affaire Mayrena » ou sa légende, Jean-Claude Larral revient ensuite à la réalité historique qui était d'effectivement d'assurer à la France des frontières reconnues dans des zones non encore très délimitées et non soumises, et qu'il fallut explorer. Ce fut l'objectif des trois missions Pavie successives de 1887 à 1893, que nous vous avons racontées dans une série d'articles. (4)
(Pavie, employé des postes et télégraphe, vice-consul, explorateur, écrivain et ministre-résident de France au Siam, ambassadeur de France. La première mission (1887-1889) : (Il arrive à Luang Prabang en février 1887, et a pour mission de, trouver une voie pratique du Mékong au Tonkin. La deuxième mission (1889-1891) : (Après un bref retour en France, nul ne parut au gouvernement plus qualifié que Pavie pour occuper le poste de consul général chargé des fonctions de ministre résident de France au Siam. La seconde mission fut essentiellement une mission de relevés géographiques et topographiques qui conduisit Pavie et ses collaborateurs à « la grande carte d’Indochine ». La troisième mission (1892-1895) : (Multiplication des incidents frontaliers en mai 1893, et la décision d’occuper la rive gauche du Mékong tenue par les Siamois, manifestant la volonté du gouvernement français de considérer le fleuve comme la séparation naturelle du Siam et de l’Indochine française, qui aboutit à une action armée, qui obligea le roi Rama V à accepter sans réserve l’ultimatum le 29 juillet 1893 et à signer le Traité du 3 octobre 1893, dans lequel le Gouvernement siamois renonçait à toute prétention sur l’ensemble des territoires de la rive gauche du Mékong et sur les îles du fleuve et à évacuer les postes siamois établis sur la rive gauche du Mékong. (Cf. Les liens (2) )
Mais si Malraux avait lu les récits des missions officielles, le romancier Malraux voyait là un « décor » où « Le règne du Malin » allait s'inscrire dans le genre du « roman d'aventure exotique », avec ses aventures « épiques », et ses thèmes « exotiques ». On n'est pas dans la grande Histoire des conquêtes et des empires, même si Mayrena se voit bien dans le rôle du nouveau conquistador donnant à la France un Mexique, un Pérou. Mais il prend conscience que pour être roi chez les Moïs, il lui faut « changer de de civilisation », découvrir la « sauvagerie » (Un mythe apprécié à l'époque coloniale). Une problématique et un intérêt constant dans la vie d'André Malraux.
C'est pourquoi Malraux fit de Mayrena un personnage complexe, certes un héros mais aussi un témoin d'une autre civilisation. Mayrena se rend compte que pour être roi des Moïs, il doit s'intégrer dans leur culture et leur civilisation, dans un ordre surnaturel qui lui est complétement étranger. Il fera des efforts, participera à des cérémonies, même celle du sacrifice du buffle qui lui est insupportable, restera zen devant les transes du sorcier, tentera bien de se présenter comme le Messie que les Sédangs attendent, mais ceux-ci n'ont pas d'identité nationale, et si Mayrena arrivera à construire une petite confédération de tribus, celle-ci ne sera que ponctuelle pour faire face aux « ennemis » siamois et Djaraïs, et ne sera pas pour eux la création d'un nouveau royaume.
Il sera le seul à se considérer comme un roi, en se donnant le titre, le 3 juin 1888, de « Marie Ier », qui lui permettra ensuite à Paris, Hong Kong et en Belgique de multiplier les impostures et les escroqueries (Que Malraux n'évoquera pas) grâce à ses talents de conteur racontant ses exploits réels et fictifs au milieu des « sauvages » et des forêts dangereuses peuplés de tribus sanguinaires et esclavagistes, qui arriveront à captiver assez de personnes et d'écrivains pour créer une légende.
(Cf. Notre article « Un Français, Marie 1er, roi « in partibus » des Moïs et des Sédangs. », dans lequel nous présentons quelques-unes de ses impostures et escroqueries, qui montre, en tout cas, un personnage, escroc certes, mais qui ne manquait pas de panache. (5))
Toutefois nous dit Jean-Claude Larrat, « Il semble d'après quelques historiens, que les activités de Mayrena chez les Moïs eurent, à cette époque, quelque importance politique. En tout cas, elles marquèrent le premier temps d'arrêt des prétentions siamoises dans la région : qui au lieu d'avoir à faire face à des tribus isolées, et donc faciles à dominer, trouvèrent face à eux deux confédérations unies. Le protectorat français put ainsi revendiquer cette région et y interdire l'hégémonie du Siam »». Il termine ainsi son analyse : « Le règne du Malin » a donc pu donner à Malraux le sentiment qu'il avait atteint l'une des limites de la veille culture occidentale. Selon le constat qu'il prête à T.E. Lawrence, dans sa préface au « Pays d'origine » d'Eddy du Perron, nul ne peut écrire le livre de l'homme qui change de civilisation. »
Toutefois, Malraux se souviendra encore de Mayrena dans ses « Antimémoires», un roman mêlant autobiographie et autofiction, vu cette fois par Clappique, l'un de ses personnages originaux qui apparaît dans « La Condition humaine ». Malraux le nomme tout au long du passage « Clappique » et en fait l'auteur d’un scénario intitulé Le Règne du Malin, alors qu’il s’agit de la réécriture d’un roman entrepris par l’écrivain à la suite de La Voie royale et abandonné après 1947.
Clappique livre donc à Malraux le projet de son film :
«Je serais heureux de causer avec vous, un peu à cause d’autrefois, mais surtout parce que je suis en train de préparer un p’petit film sur un type auquel vous vous êtes intéressé au temps de la Voie royale : David de Mayrena, le roi des Sédangs. J’ai trouvé pas mal de documents de derrière les hibiscus qui vous intéresseront.» Certes Malraux en choisissant Clappique, un personnage mythomane, joueur, farfelu, indique la distance qu'il a pris avec « la légende Mayrena », mais elle lui permet aussi de ressusciter et exalter le monde du jeune homme qu’il a été en 1928, à l’époque de l’écriture de la Voie royale . « En 1965, je pense au-dessus du Pacifique, au jeune homme de 1928»)
Et Clappique/Malraux reviendra dans le scénario sur quelques scènes épiques, insolites, au milieu de l'inconnu, du danger ; Un autre monde, avec ses cérémonies, ses rites, son surnaturel, ses sorciers et fétiches, les palabres, les villages des morts, les cases, les payotes où se réfugient les génies, la maison de Hôtes, avec la forêt suintante, les insectes et les araignées géantes, le courage de Mayrena avec son duel avec le sadète commençant le combat par une danse barbare, sa chasse à l'éléphant, avec Mayrena qui accroche ensuite sur les pagnes des chasseurs, une médaille en déclarant : « Au nom des Ancêtres et des guerriers qui viendront, je te fais chevalier du courage sédang. », etc. Clappique donnera en exemple de nombreuses scènes. Il imaginera même une séquence avec Mayrena au milieu du Paris de 1890, avec ses cafés, ses fiacres, hommes en chapeau dans les restaurants, les théâtres, Mayrena applaudi par les danseuses du Moulin rouge, Mayrena à la chambre des députés, etc... Et beaucoup d'autres scènes « extravagantes et exubérantes»... (Cf. « L'appendice » des « Antimémoires » de la Pléiade, dont nous nous inspirons ici.)
Alors André Malraux, fasciné par Mayrena ?
André Malraux, a avoué que Mayrena avait inspiré son personnage Perken de son roman « La Voie royale » (1930). Il avait lu tous les livres et articles accessibles sur Mayrena et sa légende, et sur « l'ethnographie » indochinoise. Il trouvait là un homme courageux, audacieux, un guerrier, un explorateur, avec un projet héroïque pour la « France » (Il devait grouper sous son autorité toutes les peuplades indépendantes et ne s’arrêter qu’à une journée du Mékong), une aventure risquée parmi les peuplades dangereuses et insoumises, une épopée dans l'inconnu, une confrontation nécessaire avec une autre civilisation, un « décor » exotique, bref, de quoi se risquer à écrire un roman sur Mayrena. En 1941, André Malraux commence la rédaction de deux récits : « Le Règne du Malin » consacré à Mayrena et « Le démon de l'Absolu » à T. E. Lawrence (Lawrence d'Arabie). Ils resteront inachevés et seront publiés après sa mort.
Il avait peut-être renoncé à cause de la période pendant laquelle il s'était attelé à ses deux romans (La 2ème guerre mondiale), mais on peut penser aussi que Malraux avait pris conscience que Mayrena n'était pas le héros qu'il avait crû, mais un « farfelu » qui s'était pris pour un roi, et qui avait fini sa vie au milieu des impostures et des escroqueries. D'ailleurs en 1967, dans ses « Antimémoires », nous avons vu qu'il évoquera encore Mayrena mais par la voix de Clappique, l'un de ses personnages « farfelu » - lui aussi - de son roman « La Condition humaine ». Malraux n'était plus alors fasciné par Mayrena, qui était devenu un personnage d'un scénario de film.
Notes et références.
(1) « UN FRANÇAIS, « MARIE Ier », ROI « IN PARTIBUS » DES MOÏS ET DES SÉDANGS, « GLORIA IN EXCELSIS MARIA » !
http://www.alainbernardenthailande.com/2016/10/un-francais-marie-ier-roi-in-partibus-des-mois-et-des-sedangs-gloria-in-excelsis-maria.html
A 247 - LA COURONNE DU ROI DES SÉDANGS CHERCHE UNE TÊTE SUR LAQUELLE SE POSER.
24. Les relations franco-thaïes : Le traité de 1893
204. LA QUESTION DES FRONTIÉRES DE LA THAILANDE AVEC L’INDOCHINE FRANÇAISE.
205. LA QUESTION DES FRONTIÉRES DE LA THAILANDE AVEC L’INDOCHINE FRANÇAISE (suite).
H1- L’INCIDENT DE PAKNAM DU 13 JUILLET 1893 :
H 2 - L’INCIDENT DE PAKNAM DU 13 JUILLET 1893 : II – LE PROCÉS : JUSTICE DES VAINQUEURS OU JUSTICE DE CONCUSSIONAIRES ?
http://www.alainbernardenthailande.com/2016/10/h-2-l-incident-de-paknam-du-13-juillet-1893.html
(2) Jean Marquet, écrivain important de la littérature coloniale. Il publia dans le « Bulletin des amis du vieux Hué » puis en tirage à part « Un aventurier du XIXème siècle, Marie Ier Roi des Sédangs, 1888-1890 ».
Maurice Soulié publie dans la collection « Les aventures extraordinaires » un « Marie Ier, roi des Sédangs » et enfin, en décembre 1927, nous trouvons dans le « Bulletin de l’école française d’extrême orient », un article de Marcel Ner. Plus récent : Michel AURILLAC, « Le royaume oublié » 1986. Un récit très romancé dans lequel l’auteur manifeste une sympathie marquée pour cet aventurier.
Et la remarquable biographie d’Antoine Michelland "le dernier roi français" dans laquelle l'auteur quitte son rôle habituel de chroniqueur des familles royales dans l’hebdomadaire « Point de vue ».
(3) Au sources de « La voix Royale » d'André Malraux, (pp. 1145-1163), Texte présenté, établi et annoté par Walter G. Langlois, In « La voix Royale », Bibliothèque de la Pléiade, Œuvres complètes, t1, NRF, Gallimard, 1989.
« Le Règne du malin » Texte présenté, établi et annoté par Jean-Claude Larral,(pp 1343-1373), in Bibliothèque de la Pléiade, Œuvres complètes, t3, NRF, Gallimard, 1996.
(4) 25. Les relations franco-thaïes : Pavie, employé des postes et télégraphe, vice-consul, explorateur, écrivain et ministre-résident de France au Siam, ambassadeur de France. http://www.alainbernardenthailande.com/article-25-les-relations-franco-thaies-vous-connaissez-pavie-66496557.html25. 2. Pavie : « Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà »
http://www.alainbernardenthailande.com/tag/les%20relations%20franco-thaies/2
(5) « Incompris alors chez les siens, Mayréna retourne à Paris, commande des timbres-poste sur lesquels se jettent de naïfs « timbromanes » comme on disait alors,...
...puis, fuyant quelques anciens créanciers et les suites d’un faillite plus ou moins frauduleuse datant de sa jeunesse (12), il part s’installer à Bruxelles, crée des ministres, des comtes et des marquis, des actions de mines d’or et surtout, ce qui était d’un meilleur rapport, vendre le plus grand nombre possible de décorations, sa liste civile étant mince.
Mais en 1889, la justice le rattrape en Belgique pour vérifier la signature de quelques traites provenant soit disant de la mission des Banhars.
Il se décide à retourner dans ses états pour éviter d’avoir trop de démêlées avec des gens dont la profession est d’être assez gênants pour ceux qui se mettent au-dessus des simples et bonnes vieilles lois mais après avoir obtenu d’un « financier », Léon S. dont il fait un Duc de Sepyr et de Seydron, un prêt de 200.000 francs lui permettant de noliser un bateau. Il s’embarque avec quelques belges devenus pour la circonstance ministres ou officiers de sa maison royale. Mais le navire affrété à Anvers contenait en réalité une telle cargaison d’armes qu’il est arraisonné à Singapour par le gouvernement anglais qui met l’embargo sur le bâtiment et le chargement. Par ailleurs, le consul de France à Singapour l’avertit charitablement qu’il serait imprudent de débarquer en Annam par mer (ou de tenter d’y pénétrer par le Siam) puisqu’y circulent à son nom des mandats qui ne sont pas postaux, le gouvernement français ayant par ailleurs trouvé la plaisanterie un peu forte. Il se réfugie alors, abandonné de tous, y compris de Mercurol dont il avait pourtant fait en tout modestie un « marquis de Hanoï », sur la petite île de Tioman (aujourd’hui paradis touristique) au nord-est de Singapour et cherche à faire des affaires avec quelques sultans locaux tout en étant étroitement surveillé par les autorités anglaises, en survivant de chasse et de pèche tout en étant à l’abri de la horde de ses créanciers. Il meurt le 11 novembre 1890 dans des circonstances demeurées mystérieuses (duel ? morsure de serpent ? assassinat ou suicide ? à moins qu’il n’ait finalement été retrouvé par un créancier rancunier ?). Il est inhumé par un belge qui lui était resté le dernier fidèle au cimetière musulman de Campong Javier à Kuala Rompin, dans le sultanat de Pahang dont dépendait son île. Sa tombe serait resté entretenue jusqu’à l’indépendance de la Malaisie. »
commenter cet article …