L’Histoire va-t-elle se répéter ?
Dans un mois donc, le 3 juillet 2011, devrait avoir lieu des élections « libres ». Dans un article précédent
(http://www.alainbernardenthailande.com/article-a26-elections-en-juillet-2011-en-thailande-les-tueurs-a-gage-seront-surveilles-72730920.html) nous avions « ironiquement » relaté la conférence de presse des généraux en chefs des corps d’armée du 5 mars 2011 qui démentait toute rumeur de Coup d’Etat : « Nous vous demandons de ne pas croire ces rumeurs (…) Le Public peut être rassuré que les militaires n’interferont pas avec les affaires politiques », a déclaré le Commandant en chef Songkitti Jaggabarata. Auparavant le 1er ministre s’était dit confiant dans le fait que le Chef des Armées ne complotait pas pour le renverser.
Il est sûr qu’ après le coup d’Etat en Thaïlande du 19 septembre 2006 qui mettait fin à près de 6 années de démocratie parlementaire, on pouvait être rassuré. Surtout qu’il venait après 17 coups d’Etat qui se sont succédés sous le règne du roi Bhumibol, couronné en 1946 (soit env. un coup d’ Etat tous les 3 ans !).
On pouvait s’interroger sur l’origine de cette confiscation du pouvoir politique par les militaires, qui n’est pas dû à un particularisme culturel particulier. L’Histoire, comme souvent, pouvait donner quelques clés.
1/Une continuité historique
La Thaïlande, contrairement aux autres pays asiatiques, n’a pas été colonisé et a pu maintenir une monarchie absolue, jusqu’en 1932, là où ailleurs, la monarchie avait été supprimée ou bien marginalisée par les puissances coloniales. Elle a aussi échappé aux guerres de libération nationale comme au Vietnam, Cambodge, Laos, et en Chine. La Thaïlande a même échappé, aux conséquences de sa « collaboration » avec les Japonais durant la 2 ème guerre mondiale.
De la monarchie absolue à la dictature
2/Une révolution de palais met fin à la monarchie absolue le 24 juin 1932 et aboutit à la mise à l’écart des « civils » et à une prise en main du Pouvoir par les militaires.
En effet, le « parti du peuple », composé à part égale d’officiers commandé par Phibun et de civils dirigés par Pridi, formés en Europe, tenteront en vain de convaincre le roi d’accepter de partager le pouvoir dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle où celui-ci conserverait des pouvoirs importants. (Cf. dans notre blog : Les relations franco-thaïes, Entre les deux guerres, http://www.alainbernardenthailande.com/article-29-les-relations-franco-thaies-l-entre-deux-guerres-67544057.html ).
Les années qui suivent mettront aux prises trois clans : les royalistes qui cherchent à rétablir la monarchie absolue contre ceux qu’ils considèrent être des « communistes », et les deux factions du « parti du peuple » au gouvernement, les civils et les militaires. Coups et contrecoups d’Etat se succèdent, sans que jamais le peuple ne se soulève en faveur de l’une ou de l’autre faction. Les royalistes sont les premiers perdants. Après l’échec du coup de 1933, le roi et la plupart des nobles partent en Europe. Le roi abdique en 1935.
Mais les « révolutionnaires » de 1932 ne veulent pas d’une république qui aurait pu conduire à une démocratisation. Le gouvernement préfère sauvegarder la monarchie et désigne un obscur neveu du roi, alors âgé de 10 ans, comme successeur. Mais pendant 16 ans, jusqu’en 1951, la Thaïlande restera sans roi régnant et vivant sur son sol.
Les civils emmenés par Pridi seront les deuxièmes perdants
Le prix à payer sera une montée en puissance de l’armée une fois le danger royaliste écarté. Les effectifs de l’armée sont doublés, le budget de l’armée porté à 26% du budget national de 1933 à 1937. Le chef de la faction militaire, Phibun, devient premier ministre en 1938, et cumule les postes de ministre de la défense, des affaires étrangères et de chef de l’armée. Le parlement est soumis, et le budget de l’armée porté à un tiers du budget. Phibun noue des alliances avec le gouvernement japonais et fonde un mouvement de jeunesse ayant les jeunesses hitlériennes comme modèle. Des thèses affirmant la supériorité de la « race Thaï » voient le jour ainsi que des campagnes racistes contre l’importante minorité chinoise de Bangkok et les autres minorités ethniques. (souvent abordé dans notre blog)
3/L’armée devient un acteur économique majeur.
« Le ministère de la défense crée des entreprises publiques dans le textile et le pétrole. En 1941, un « plan national d’industrialisation » étend l’intervention du ministère de la défense à tout un ensemble d’activités industrielles, agricoles et de transport. L’objectif est de contrôler voire d’exproprier les entreprises existantes dans ces domaines, dont les propriétaires sont souvent chinois, « afin de créer une économie Thaï pour les Thaïs », qui se voient réservés toute une série d’emplois. »
Un code de la nationalité est adopté en 1939, qui oblige les minorités ethniques à « devenir » thaïs, en apprenant la langue, en changeant leur nom et en envoyant leurs enfants dans des écoles thaïs. Beaucoup d’entrepreneurs chinois deviendront ainsi « thaïs » et dirigeront les nouvelles entreprises publiques. Le nationalisme permettra ainsi une jonction de la bourgeoisie industrielle et commerçante avec l’appareil politique civil et militaire.
Révolution de palais, l’établissement de la monarchie institutionnelle va marquer durablement la Thaïlande. Au-delà des nombreuses péripéties qu’entraînent les nombreux coups et contre-coups dans les années suivantes, tous ces éléments continueront de déterminer la vie politique de la Thaïlande
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4/L’instrumentalisation du ROI
Les généraux permettent le retour du roi en 1951 à la condition qu’il accepte une limitation de ses pouvoirs. Devant son refus, ils organisent un nouveau coup d’Etat pour lui imposer ce partage au moyen d’une nouvelle constitution et nommer la majorité des députés au parlement. Le lèse-majesté n’existe pas encore.
La restauration de la monarchie est organisée de concert par les Etats-Unis et les militaires afin de renforcer l’unité nationale et la stabilité politique.
On remet en vigueur les rituels d’antan. Le roi Bhumibol se déplace dans les provinces, où il multiplie les œuvres de charité et les projets de développement agricole,pour apparaître comme le défenseur des paysans pauvres, laissés pour compte de la modernisation industrielle. Une véritable propagande, un endoctrinement systématique, est mis en oeuvre dans les écoles et de nouveaux manuels présentent le roi comme le père de la nation et les Thaïlandais comme ses enfants, les « invitant » à respecter « le roi, la religion, et la nation ». Les Etats-Unis apportent leur contribution en reproduisant à grande échelle des portraits du roi qui sont ensuite distribués dans tout le pays.
En 1957, le général Sarit va se servir de la popularité grandissante du roi pour rendre légitime le coup d’Etat qu’il organise pour renverser Phibun, surtout qu’il s’engage à abroger une loi décidée à limiter la concentration des terres et qui mettait directement en cause les intérêts fonciers de la famille royale. Le roi le nomme « défenseur de la capitale »et le soutient publiquement.
A l’avenir, pratiquement tous les coups d’Etat seront organisés avec l’accord explicite ou implicite du roi, accréditant ainsi l’idée que les coups d’Etat militaires rétablissaient l’ordre, face au « désordre démocratique ».
5/Le rôle des Etats-Unis.
Les Etats-Unis feront de la Thaïlande un bastion de la lutte anti-communiste. 45 000 soldats américains stationneront en Thaïlande en 1969. Les trois quart des bombes lancés sur le Nord-Vietnam et le Laos entre 1965-68 viendront de Thaïlande. 11 000 soldats thaïlandais combattront au sud-Vietnam et des milliers seront enrôlés comme mercenaires pour combattre au Laos. Dès 1953, l’aide militaire US représente 2,5 fois le budget de la défense de la Thaïlande, ce qui renforcera la possibilité des factions militaires qui la reçoivent de réussir le coup d’Etat qu’elles projettent. De nouveaux secteurs de l’industrie et des services se développent pour fournir l’armée américaine faisant la fortune de la bourgeoisie thaïlandaise mais aussi des généraux qui, dans la continuité des années 1930, créent des entreprises pour profiter directement du boom économique ou bien multiplient les postes dans les conseils d’administration pour s’enrichir indirectement.
6/ La révolution industrielle tardive et la répression sociale.
La révolution industrielle, (comme dans la plupart des autres pays d’Asie du sud-est) ne débute véritablement que durant les années 1955-1970, avec une accélération dans les années 1980 et 1990, avec une classe ouvrière très minoritaire face à la paysannerie et qui ne pourra jouer un rôle politique majeur du fait de la répression qu’elle va subir , facilitée –encore aujourd’hui- par sa concentration géographique à Bangkok et différentes zones industrielles proches, du faible taux de syndicalisation, et surtout sans appartenance politique.
Déjà en 1933, si la formation de partis politiques avait été autorisée et les travailleurs obtenu le droit de créer des syndicats, mais dès la première grève des moulins à riz, les dirigeants syndicaux avaient été arrêtés et les syndicats supprimés. Les partis politiques seront aussi interdits après la tentative des royalistes de créer leur propre parti pour obtenir une majorité de députés à l’assemblée. On peut comprendre que les différentes dictatures qui se sont succédées, la lutte anticommuniste des années 70, la répression terrible sur les syndicats minoritaires ouvriers, l’ « isolement » et la pauvreté paysanne, les pratiques « corruptrices » des élites ne vont pas permettre l’émergence d’une opposition « démocratique ».
7/ La « révolution démographique », le passage d’une économie « rurale » à une économie secondaire et de services, l’émigration rurale dans les villes et surtout à Bangkok, vont modifier tous les paramètres.
« La population de Bangkok passe de 780 000 à 2,5 millions de 1947 à 1970, soit un triplement en 23 ans. Entre 1960 et 1970, la classe ouvrière et la « classe moyenne » employée surtout dans les services augmentent de 49% contre une augmentation de la population active de 22% et entre 1970 et 1980, ces chiffres sont respectivement de 85% et 38%. La population étudiante passe de 18 000 en 1961 à 100 000 en 1972. Cette nouvelle population ouvrière, étudiante et urbaine en croissance rapide manifeste et fait grève. Les statistiques officielles qui sous-estiment la réalité enregistrent 34 grèves d’une durée moyenne de 2,6 jours impliquant 7603 ouvriers en 1972, en pleine dictature militaire. »
En octobre 1973, on assiste à un soulèvement en faveur de la démocratie, avec une manifestation qui, à l’initiative des étudiants, a rassemblé 500 000 personnes à Bangkok pour demander le rétablissement de la constitution et d’un parlement élu. Une délégation est reçue par le roi. Mais le matin du 14 octobre, l’armée tire sur la foule des manifestants qui ne se sont pas encore dispersés, tuant 77 personnes et en blessant 857.
Malgré cette répression féroce, les grèves se poursuivent de 1974 à 1976. Et de nombreux étudiants rejoignent la guérilla. ( En 1969 déjà, l’armée thaï estimait que la guérilla comptait 8000 combattants, contrôlait 412 villages). D’autres, en 1974, venaient en aide aux 6000 ouvriers du textile en grève. Les paysans n ‘étaient pas en reste et fondaient la Fédération des Paysans de Thaïlande (FPT) qui rapidement regroupera 1,5 millions de paysans dans 41 provinces.
En 1974, la terreur s’organise
« A partir de la fin 1974, des milices fascistes, le « mouvement des villages scouts » et un mouvement de « vigilants » parcourent les campagnes en demandant : « aimez-vous la Thaïlande ? Aimez-vous votre roi ? Est-ce que vous haïssez les communistes ? » Ces deux mouvements créés par la police des frontières et les unités de l’armée engagées dans la lutte contre la guérilla communiste, se déplacent dans les zones urbaines. Ils y organisent des camps où passent près de deux millions de personnes incluant des chefs d’entreprise, des officiels du gouvernement et leurs familles.
Ces milices fascistes organisent une campagne de terreur, attaquant les manifestations, assassinant systématiquement les dirigeants paysans, ouvriers, le secrétaire général du parti socialiste, des députés de gauche, des attentats à la bombe au siège des partis de gauche. Des appels aux meurtres sont lancés tous les jours sur les radios contrôlées par l’armée. »
Cette campagne d’assassinats culmine avec le massacre des étudiants de l’Université de Thammasat le 6 octobre 1976. Les « scouts des villages », les vigilants et des unités de la police des frontières attaquent à la roquette, aux missiles anti-char et à la mitrailleuse le campus. Officiellement, 43 étudiants sont assassinés sans compter les blessés, les viols et les brulés vifs. 8000 arrestations ont lieu. Cette nuit- là, un nouveau coup d’Etat est légitimé par le roi. Le mouvement paysan est anéanti, et environ 3000 étudiants et ouvriers rejoignent la guérilla communiste autant par conviction que par survie. (La plupart des unités du PCT se rendent entre 1982 et 1983)
A la fin des années 1980, les élites au pouvoir parviennent à leurs fins. Le mouvement populaire est décapité. Il n’existe plus d’organisation syndicale centralisée des ouvriers, ni de mouvements paysan unifié d’ampleur nationale. Sur le plan politique, il n’existe plus de parti politique de gauche ni réformiste, ni révolutionnaire. Le mouvement ouvrier est à reconstruire.
Au cours des années 1980, de nouvelles luttes sociales apparaissent : luttes de villageois pour la préservation des forêts, lutte de paysans contre la construction de barrage, lutte d’ouvriers dans les usines pour l’augmentation des salaires. Mais ces luttes restent sectorielles et éclatées.
En mai 1992, l’armée réprimait encore brutalement des manifestations démocratiques, mais devant le tollé général, se voyait contrainte de rentrer dans ses casernes et de s’engager à se « dépolitiser ». Le général Suchinda, responsable de cette tragédie, est renvoyé par le roi Bhumibol. Des hommes d’affaires qui n’appartenaient pas aux élites traditionnelles vont alors entrer en politique.
8/ l’Histoire ne sera plus comme avant : L’avènement de Thaksin !
Nous ne pouvons que vous renvoyer à notre 1er article de notre blog http://www.alainbernardenthailande.com/article-pour-comprendre-la-crise-actuelle-la-thainess-63516349.html qui reconnaissait que la lecture « Thaïlande, Aux origines d’une crise », Carnet n°13 de l’Institut de recherche sur l’Asie du sud-est (IRASEC) « nous avait permis de mieux comprendre la crise profonde que traverse la Thaïlande en rappelant que derrière le « combat » entre les « rouges » et les « jaunes » ou plus récemment, les « événements sanglants « d'avril et l’occupation du centre économique et commercial de la capitale se profilait une «révolution politique et sociale » qui remettait en cause fondamentalement le pouvoir politique et économique mis en place par les élites urbaines depuis les années 60 et « habillé » par l'idéologie du Thaïness ».
« L'arrivée au pouvoir de Thaksin comme 1er ministre en janvier 2006 va bouleverser l’échiquier politique et social, mieux, délégitimer la Thaïness et remettre en cause les pouvoirs installés. Il ne s’ agit pas ici de juger la fortune colossale acquise, ni des moyens qu’il a dû employer pour l’acquérir, mais des effets de ses actions, contre la hiérarchie installée depuis des lustres (certains ont même vu une remise en cause du pouvoir royal), et pour la fierté retrouvée du peuple du Nord et du Nord-Est. Son action reconnue (remboursement du FMI, reprise en main des jeunes, lutte contre la drogue, accessibilité aux soins, gel des dettes, prix soutenu du riz, certains médias enfin favorables, majorité au Parlement…) leur permettait d’oser enfin aborder des questions taboues, de briser le consensus, de prendre en main leur « destinée », de prendre leur « revanche », ou plus simplement de ne plus accepter qu’on leur confisque leurs « votes ».
Le coup d’ Etat militaire du 19 septembre 2006, la victoire aux élections législatives du 23 décembre 2007 par les pro Thaksin, puis les démissions « forcées » des 1ers ministres Samak et de Somchaï, avec les manifestations du PAD (les «jaunes») et la prise des aéroports de Suvarnabhumi et Don Muang et plus la dissolution de trois partis politiques du 2 décembre 2008 et la chute du gouvernement, avec la prise du pouvoir le 15 décembre par Abhisit grâce à un jeu d Alliance… peuvent expliquer que les «Rouges» réclament de nouveau des élections. »
Elles auront donc lieu le 3 juillet 2011. L’Histoire va-t-elle se répéter ?
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Nous nous sommes « largement inspirés » des analyses de Danielle Sabai et Pierre Rousset, Enjeux de la crise thaïlandaise, Publié dans revue Tout est à nous, 13 sept 2010 de NPA et de Développement capitaliste sans révolution démocratique, vendredi 27 octobre 2006.
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