Bernard, retraité, marié avec une femme de l'Isan, souhaite partager ses découvertes de la Thaïlande et de l'Isan à travers la Grande Histoire et ses petites histoires, culturelles, politiques,sociales ...et de l'actualité. Alain, après une collaboration amicale de 10 ans, a pris une retraite méritée.
Les Thaïs croient encore fermement en la vertu bénéfique ou maléfique de certaines plantes. Ces croyances ne sont évidemment pas spécifiquement asiatiques : Ne citons que notre fameux trèfle à quatre feuilles dont chacun sait qu’il est un incontestable porte bonheur (1). Nous devons à Phya Anuman Rajathon, l’incontournable spécialiste du folklore siamois (2) une fort passionnante étude intitulée « Some siamese superstititon about trees and plants » (« Quelques superstitions siamoises sur les arbres et sur les plantes ») (3).
Nous apprenons ainsi que certaines plantes ou certains arbres doivent ou ne doivent pas être cultivés à proximité de la maison. Mais ce que Rajathon considère systématiquement comme une superstition (avec peut-être parfois une certaine pointe d'ironie ?) relève parfois peut-être aussi d’un grand bon sens, fruit d’une expérience multiséculaire ? C’est la raison pour laquelle nous préférons parler de traditions. Jugez-en.
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Le premier arbre de sa liste est le เต่าร้าง (taorang) connu sous le nom scientifique de caryota mitis palmae. Ce très beau palmier décoratif aux feuilles facilement reconnaissables
porte de très belles grappes de baies. Notre auteur attribue son caractère maléfique au fait que la dernière syllabe de son nom, ร้าง (rang) signifie en thaï « déserté » ou « abandonné ». L’explication est (peut-être ?) fuligineuse. Ces fruits sont hautement toxiques et leur contact avec la peau peut provoquer de graves brulures.
L’arbre ne présente donc aucun autre intérêt que d’être décoratif, ce qui n’était certainement pas le souci primordial des Siamois du siècle dernier, il n’a aucun intérêt économique et surtout présente de graves dangers pour ceux qui seraient tentés (les gamins notamment) d’aller cueillir et gouter ses fruits (4).
สละ
et ระกำ
(sala et rakam) connus sous le nom scientifique de Sallacaet wallichiana palmae sont deux arbustes qui se ressemblent beaucoup. Ils sont tous deux épineux et les Thaïs n’aiment en général pas cultiver des épineux à proximité de leurs maisons. Ils sont donc considérés comme porteurs de malchance. Cela vient-il de leur nom ? สละ signifie « abandon » et ระกำ « misère » ? Tout au plus profitera-t-on de leurs branches épineuses pour édifier une haie vive. Mais le goût du lucre pouvant l’emporter sur la terreur superstitieuse, leurs fruits sont appréciés et ont une valeur marchande, on va donc les cultiver, mais loin de la maison.
โศก (Sok) alias Saraka indica porte un nom maléfique : โศก c’est la « tristesse » ou l’ « angoisse »,
il est donc hors de question de le laisser croitre près d’une habitation, cela porterait malheur, d’autant (et surtout) que ses fruits amers ne sont pratiquement pas comestibles.
ลั่นตม (Lanthom) alias frangipani, notre frangipanier est considéré comme l’arbre des pagodes ou l’arbre des temples. Nous sommes là dans le domaine d’une superstition dont l’origine est difficile à déterminer. Nous connaissons tous ce très bel arbre, aux belles et odorantes fleurs blanches
ou rouges.
Pourquoi a-t-il ou aurait-t-il un caractère maléfique et ne doit-il être planté que dans l’enceinte des temples ? Pour Phya Anuman Rajathon, c’est tout simplement parce que son nom de ลั่นตม (Lanthom) est étrangement similaire et a une prononciation très proche du mot ระทม (rathom) qui signifie « agonie » (5).
กระดังงา (Kradanga) ou Canagium odoratum est connu sous le nom commun de Ylang-ylang. Cet arbre n’a, en soi, rien de maléfique mais il y a deux bonnes raisons pour ne pas le planter à proximité d’une habitation bien que l’on extraie de ses fleurs
une très précieuse huile essentielle.
Son bois est tendre et peut facilement de briser à la première tornade venue et détruire le toit de l’habitation, la seconde est que ses fruits
sont un régal pour les corbeaux dont les croassements sont moins agréables à entendre que le chant du rossignol.
จำปี et จำปา (Champi et Champa) michelia et champaka sont deux variétés d'un arbre portant l’un des fleurs blanc crème
et l’autre des fleurs jaunâtres
très utilisées en décorations florales. Les deux types d'arbres ont un bois tendre et sont susceptibles d'être rompu facilement, donc ils ne sont pas cultivés près d'une maison pour la même raison que l’ylang-ylang.
รัก (rak) ou encore ไม้พุ่ม (maïphoum) c’est le Calotropis gigantea.
Un bien joli nom (rak, c’est l’amour) mais son utilisation (passée) explique facilement la raisons pour laquelle il est maléfique de le cultiver à proximité d’une maison : On faisait autrefois de ces fleurs des guirlandes utilisées pour mettre autour du cou des prisonniers et des criminels que l’on conduisait sur le lieu de leur exécution. L’arbre pousse donc en dehors des zones cultivées proches des habitations, Mais il est permis d’en faire des compositions florales lors des crémations ou maintenant des guirlandes à mettre autour du cou des mariés en raison du nom de la fleur.
ชบา (Chaba) c’est l’Hibiscus rosa sinensis, notre hibiscus. Nous connaissons tous ces arbustes qui poussent facilement chez nous.
Ses fleurs avaient autrefois une utilisation humiliante que Phya Anuman Rajathon lui-même n’a connue que par ouï-dire : une femme adultère était punie en étant exposée au public sur un pilori avec des fleurs de Chaba rouges autour des oreilles. De même les condamnés à mort pour les crimes les plus abjects étaient conduits au lieu d’exécution avec une fleur d’hibiscus derrière l'oreille.
นางแย้ม (Nang yèm) ou Clerodendrum fragans est un arbuste aux fleurs odorantes que l’on ne plante pas à proximité des maisons malgré son caractère décoratif : la raison en est simple : Il possède des racines rampantes et envahissantes qui se répandent sous le sol, étranglent et étouffent celles des plantes bénéfiques et peuvent endommager les fondations de la maison.
Par ailleurs, en vieillissant, là, nous retrouvons la raisons superstitieuse, la plante de transforme en « phi » maléfique qui troublera la tranquillité de la demeure.
สารภี (saraphi) ou สร้อยภี (soiphi) ou Ochrocarpus siamensis , พิกุล (Phikoun) ou Mimusops elengi, จัน (Chan) ou Diospyros paokmanil.
Voila trois plantes que l’on ne peut cultiver dans l’enceinte de la maison à peine de s’attirer les plus grands malheurs, elles sont réservées aux temples et aux palais royaux
La première porte pourtant des fleurs odorantes et des fruits comestibles,
la seconde porte également des fleurs très parfumées en forme d’étoile,
et la troisième des fruits jaunes qui, à maturité ressemblent la lune, d’où son nom (จันทร์ prononcé chan, c’est la lune).
Elles ont en outre toutes trois des vertus médicales, fleurs, graines ou écorce (6). Est-ce en raison de ces grandes vertus que leur usage est réservé aux grands de la terre ? Phya Anuman Rajathon ne nous l’explique malheureusement pas.
มะละกอ (malako), Carica papaya notre papayer.
Maléfique, le papayer ? Maléfique, l’arbre dont le fruit vert permet à nos épouses de cuisiner amoureusement leur délicieux somtam encore meilleur si l’on y pile du crabe de rizière pourri ?
Maléfique, évidemment non, mais il est déconseillé de le planter dans l’enceinte de la propriété tout simplement parce que l’arbre est dépourvu d’écorce et peut se déraciner à la première tornade, un conseil de prudence tout simplement.
พุทธรักษา (phutharaksa) canna , c’est évidemment notre très beau canna aux fleurs magnifiques. Son nom interdit à certaines personnes pieuses de le planter autour de la maison, il signifie en effet « la protection de Bouddha ».
โพ (po), le ficus religiosa est celui sous lequel Bouddha, en méditant, a trouvé l’illumination.
Il n’est pas convenable de le cultiver chez soi mais il doit se trouver dans l’enceinte des temples. Quand un voyageur en voit un au loin (c’est un grand arbre !), il sait ainsi qu’un temple est proche où il pourra trouver un sala pour s’abriter et un bol de riz pour se nourrir.
นุ่น (Nun), Ceiba pentendra c’est le kapok. C’est évidemment un arbre utile, mais on ne doit pas le planter à proximité d’une maison.
La raison en est simple, il peut atteindre plusieurs dizaines de mètres de hauteur et un diamètre qui peut aller jusqu’à trois mètres. Conseil de prudence évidemment, des tonnes de bois qui peuvent s’effondrer sur le toit de la maison, et un risque multiplié par 100 d’attirer la foudre en cas d’orage violent (7).
งี้ว (Ngio) ou พืช (phut) le Bombax malabaricum malvaccae est le cotton tree, l’arbre à coton.
Il en existe diverses espèces, mais toutes considérées comme maléfiques si elles sont plantées dans l’enceinte d’une demeure. Il n’est pourtant pas sans utilité ; les noyaux secs de sa fleur sont un ingrédient essentiel dans la confection de la soupe de nouilles épicée dans les régions du nord, mais son bois est tendre, il n’a aucune valeur économique et on l’utilise (utilisait ?) seulement pour fabriquer les cercueils des pauvres. Sa taille, pouvant atteindre plusieurs dizaines de mètres, suscite évidemment les mêmes conseils de prudence que pour le kapok.
Avec les ตะเคียน (takian) hopea odorata et ยาง (yang) ou ยางนา (yangna) Dipterocarpus alatus, nous allons rencontrer des arbres véritablement maléfiques qu’il est hors de question de planter aux environs de la maison.
Ils abritent en effet des esprits, un esprit mâle, moitié phi moitié thévada et un esprit femelle (นางตะเคียน nangtakian) (8), que l’on peut comparer à une nymphe. Il n’est donc pas question de les abattre (quoique leur bois n’ait pas grande utilité) sans effectuer des offrandes à ces esprits.
Nangtakian est une jeune fille d’une grande beauté qui se met à pleurer si l’on touche à son refuge. Les risques sont grands, elle peut infliger à celui qui ne respecte pas sa demeure toutes sortes de misères, essentiellement des ulcères. Une croyance superstitieuse, peut-être, mais qui rejoint un souci primordial, celui de préserver la forêt.
พุทรา (phutsa) Zizyphus jujuba ressemble peu ou prou à notre jujubier du pourtour méditerranéen.
Ses branches épineuses (9) peuvent empêcher le passage des mauvais esprits (on les coupe à cette fin pour les placer en travers de la porte en cas d’accouchement) mais il ne doit toutefois pas être cultivé près d’une maison. La raison nous en a semblé évidente, Phya Anuman Rajathon nous dit que ses fleurs ont une « odeur nauséabonde étrange »
mais il est (respectueusement) permis de penser que ce citadin ne l’a pas souvent reniflée. Elles contiennent une substance volatile nommée scatole, l’étymologie est parlante, elles vont donner un fruit délicieux
mais elles sentent la m….e, une odeur beaucoup plus pénétrante dans les climats tropicaux que sous le climat méditerranéen. Lorsque l’arbre est en fleur, cette odeur attire irrésistiblement des nuées de ce que nous appellerons pudiquement des muscae merdae.
Voila une bonne raison pour tenir cet arbre éloigné de la maison !
มะยม (mayom) phyllanthus distichus euphobiaceaea, voila un arbre porteur d’un fruit très acide dont les moines utilisent les branches pour procéder aux rituels d’aspersion en sorte qu’il n’est pas séant de le laisser pousser près d’une maison.
Pour Phya Anuman Rajathon, c’est l’arbre (มะ ma) de ยม yom qui est dans la tradition indouiste le dieu de la mort. Il abrite donc des « phi » associés au dieu de la mort.
มะรุม (marum) moringa oleifera maringaceae. Cet arbre porte des gousses ressemblant à des baguettes de tambour.
Certains refusent de la cultiver dans l'enceinte de leur maison. Pour Phya Anuman Rajathon cela tient à son nom qui ressemble à มารุม, littéralement « venir- encercler », le planter va attirer dans la maison une foule de parasites et de pique-assiettes.
กล้วยตานี (kluaythani), le dernier analysé par notre auteur est un bananier qui porte des fruits délicieux mais assez désagréables à consommer car ils comportent des pépins.
On le cultive toutefois volontiers pour ses feuilles dont la qualité (emballages, paniers) est meilleure que celles des autres bananiers. Mais on ne le cultive pas près de la maison, il est habité par un esprit femelle, une นางตานี (nangthani) qui a mauvaise réputation.
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Ces « bons conseils » nous semblent relever surtout et pour la plupart d’un bon sens populaire fruit de l’expérience (10) plus que de traditions superstitieuses à moins que le bon sens n’ait été lentement transformé en superstitions ?
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Pour ceux que ces questions intéressent, nous vous conseillons la lecture des trois articles magnifiquement illustrés de notre ami responsable du site ami « Merveilleuse Chiangmaï » :
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Notes
(1) Cette croyance proviendrait du fait qu’il est une rare dégénérescence de l’original à trois feuilles.
Mais tous ceux qui ont arpenté les champs et les prairies de notre pays savent qu’on le trouve sans trop de difficultés. Nous pourrions citer de même le fruit du marron d’Inde, combien de vieux provençaux en portent deux dans une poche ?
Ils savent qu’ils échapperont ainsi aux rhumatismes et aux hémorroïdes. De même encore, et nous en resterons-là, le fenouil sauvage, ingrédient indispensable à la bonne cuisine provençale doit être cueilli impérativement la nuit de la Saint Michel (29 septembre) pour conserver son arôme tout au long de l’année.
(2) Nous l’avons déjà cité d’abondance dans notre article sur les « phis » : A151 « En Thaïlande, nous vivons au milieu des "Phi” ».
(3) Article publié dans le journal de la « Siam Society » volume 49-1 de 1961. Cet article est reproduit servilement plusieurs fois sans la moindre indication d’origine sur divers sites Internet relatifs au même sujet. Nous avons même eu la surprise d’en trouver un qui ne craignait pas d’assortir son article, simple copier-coller, d’un superbe © « tous droits réservés ».
(4) Cette toxicité provient de l'acide oxalique
contenu à haute dose dans ses fruits aussi dangereux à l’ingestion qu’au contact avec la peau bien qu’il ne le soit pas à doses infimes (on en trouve en particulier dans l’oseille). Ce tabou est donc le fruit du bons sens et de l’expérience, lesquels peuvent aussi d’ailleurs être partagé par les animaux : Tous nos bergers et surtout leurs brebis et leurs chèvres connaissent la « rue » (rutaceae) qui a très certainement des vertus abortives : Lorsqu’une brebis va brouter une fleur de rue le berger la laisse faire : c’est qu’elle sent en elle la venue d’un agneau mal formé.
(5) Cette superstition n’est pas propre à la Thaïlande, on la retrouve en Indochine où - autre explication - l’arbre est censé être toujours habité par l’esprit de jeunes filles mortes dans leurs jeunes années. Il est donc réservé aux temples : voir J. Pouchat « Superstitions annamites relatives aux plantes et aux animaux », In « Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. » Tome 10, 1910 pp. 401-408 et pp. 585-611.
(6) Voir en particulier le site
http://thaiherbtherapy.com/Herbs/Herb_Pigun.html
(7) Tous les chasseurs, pécheurs ou bergers savent qu’en cas d’orage violent, s’abriter sous un grand arbre isolé qui attire irrésistiblement la foudre multiplie de façon exponentielle les risques d’être foudroyé.
(8) Ces esprits de la forêt femelles sont connus sous le terme générique de นางไม้ (nangmai).
(9) Selon la tradition, le couronne d’épines du Christ aurait été tressée avec des branches de jujubier.
(10) « Le bon sens du maraud quelque fois m’épouvante » (Piron « la métromanie »).