Bernard, retraité, marié avec une femme de l'Isan, souhaite partager ses découvertes de la Thaïlande et de l'Isan à travers la Grande Histoire et ses petites histoires, culturelles, politiques,sociales ...et de l'actualité. Alain, après une collaboration amicale de 10 ans, a pris une retraite méritée.
C’est la fête du nouvel an (รดน้ำสงกรามตื rotnamsongkran que l’on peut traduire par « l’aspersion de songkran »). Nous sommes au mois d’avril, เมษายน, mésayon, le « mois de la chèvre » (เมษ mét ou mésa). C’est le mois où le soleil se lève dans la constellation de la chèvre (le bélier), le cinquième de l’année lunaire, l’époque la plus chaude de la saison sêche aussi, ce jour de fête s’appelle มหาสงกรานต์ « mahasongkran » (1). C’est l’occasion pour les fidèles d’acquérir les fameux mérites en effectuant des offrandes en argent ou en nature au temple,
contributions spontanées proportionnelles aux revenus, effectuées les jours des fêtes bouddhistes mais plus spécialement pour la nouvelle année, pouvant aller pour les plus riches à l’entretien pour l’année à venir d’un novice ou d’un moine de la famille, pour les moins aisés, nourriture, bougies, bâtonnets d’encens et modeste obole.
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Les fêtes religieuses bouddhistes sont établies sur la base du calendrier lunaire (2), le plus souvent l'un des quatre jours du mois lunaire : huitième jour de la lune croissante, jour de la pleine lune et huitième et quinzième jours de la lune décroissante.
Le calendrier traditionnel comportait six mois de trente jours et six de vingt-neuf jours avec ajout de temps à autre d’un huitième mois de correction. Venu du fonds des âges par l’intermédiaire de l’astrologie indienne, il fait correspondra à chaque mois le nom d’un signe du zodiaque (3). Comme les Chinois, les Siamois utilisaient un cycle du zodiaque de douze années (rat, vache, tigre, lapin, dragon, serpent, cheval, chèvre, singe, poulet, chien et cochon) avec une répétition du cycle tous les douze ans et tous les douze jours.
Autrefois, les villageois n’avaient pas de calendrier dans leurs demeures et devaient consulter celui du chef de village ou de l’abbé du temple probablement les seuls à pouvoir le comprendre (4).
Une foule de croyances entourent toujours les combinaisons du jour, du mois, de l’animal et du cycle. Il n’est toujours point cérémonies importantes, pendaisons de crémaillère, funérailles, ordinations, mariage, ouverture d’une boutique qui ne se déroulent sans consultation préalable de l'abbé du temple local qui est seul capable d’effectuer les calculs lunaires permettant de trouver une date propice. Calculs probablement complexes puisque les dates néfastes du calendrier lunaire varieront selon le mois, l'année et le cycle de naissance de chacun.
Par exemple, hypothèse d’école, un jour néfaste pour un homme né dans l'année de la chèvre ne le serait pas pour celui né dans l'année du chien. Ainsi, en novembre, mars et juillet, le mardi est considéré comme jour néfaste, impossible de réaliser quelque affaire importante que ce soit, alors qu’il n’en est pas ainsi pour les autres mois. Certaines dates spécifiques sont de bon augure, comme le treizième, le quatorzième et le quinzième jour de chaque mois.
Ces considérations sont capitales pour assurer le bonheur d’un couple, certaines combinaisons sont fastes et d’autre ne le sont pas, une femme née l'année du Rat, par exemple, ne doit pas épouser un homme né l'année du chien, si elle veut assurer le bonheur du couple (5). La détermination des jours fastes ou néfastes est si complexe que seuls les moines les plus érudits aidés de leurs livres d'astrologie et de leurs graphiques peuvent effectuer les calculs indispensables (4).
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Si partie de ces croyances va sur son déclin, certaines perdurent tenacement dans le pays profond, nous en sommes les témoins au quotidien (6).
Le cycle lunaire traditionnel n’a été que partiellement rompu : le dimanche est jour férié légal, jour de repos observé dans les administrations et les écoles, et les autres jours fériés sont ceux du calendrier occidental.
Bien au contraire, bonne aubaine et occasion doublée de faire la fête, les fêtes religieuses du calendrier lunaire et les nouveaux jours fériés du calendrier occidental.
L'année officielle commence donc le premier janvier, jour férié national mais pour tous les thaïs, l'année lunaire débute en avril et pour encore beaucoup d’entre eux, la date est importante d'un point de vue religieux ce que n’est pas le premier janvier.
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Ainsi notre nouvel an intervient au mois d’avril, le cinquième mois lunaire, le jour de la première pleine lune du mois, aux environ du 12 Avril, et c’est l'une des plus importants fêtes religieuses du pays. De trois à cinq jours (ou plus..) sont consacrés à sa célébration. La fête commence le jour de la pleine lune, Maha Songkran.
Dans la matinée, la famille se rend au temple et offre ensuite de la nourriture aux personnes âgées du village : gâteaux la cassonade, farine de riz…
On peut les envoyer aux amis et aux voisins.
Une coutume semble perdue, mettre de la nourriture et de l'eau dans des tubes de bambou attachés aux arbres pour nourrir les esprits et tirer des coups de feu pour effrayer les mauvais esprits, mais le lancer de pétards en est un vestige.
Le second jour, les familles, surtout les enfants, confectionnent des châteaux de sable en forme de djedi dans la cour du temple.
Les représentations de Bouddha sont arrosées à l’eau lustrale prise au temple et cette onction du Bouddha à l’eau bénite trouve sa contrepartie dans la coutume de s’arroser mutuellement.
Pour les jeunes, il s’agit d’un amusement mais nombreux sont ceux qui respectent le caractère religieux de cette coutume, complètement et grotesquement dépravée dans les villes et les lieux touristiques (7).
Le jour suivant il est d’usage d’aller présenter ses vœux à l’abbé du temple,
au chef de village et aux personnes âgées. On porte un bol en argent contenant l'eau lustrale, de l'encens, des fleurs, du riz soufflé, et la personne visitée arrose symboliquement le visiteur avec de l'eau bénite en lui donnant sa bénédiction. Ces cérémonies peuvent se renouveler pendant encore deux jours. Selon le calendrier lunaire, la fête se termine le cinquième mais les enfants continuent à arroser les passants, ce sont les « grandes vacances » et ils ont tout loisir de mettre en place d'autres activités festives pendant plusieurs jours supplémentaires.
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Au cours de ces cinq jours de fête, une foule d'autres rites ne sont pas encore totalement perdus mais leur signification probablement souvent oubliée (8). Il s’agit de survivances de coutumes animistes ou brahmaniques (la fête de Songkran est à l'origine brahmanique).
Le jour de l'ouverture de la nouvelle année, les villageois se lavent puis se coupent les cheveux,
lessivent leurs vêtements et nettoient la maison de la saleté de l'an passé.
Le deuxième jour, des animaux en cage sont libérés.
Le troisième jour outre les offrandes de nourriture au temple, les villageois placent des drapeaux en papier dans l'enceinte du temple en offrande aux esprits.
Les deux jours suivants, ce sont les amusements des gamins.
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Cette fête est lourde de symboles, l’eau lustrale c’est l’eau baptismale qui lave et purifie, sens de ces pratiques d’ablutions et d’aspersion que les ethnologues retrouvent dans toutes les cultures (9). La purification passe par une aspersion d’eau lustrale délicatement parfumée, et point en carnaval dégénéré de jets de seaux d’eau entiers ou en beuveries qui font de ces quelques jours les jours les plus meurtriers sur les routes thaïes. Significative perte des traditions (10) !
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Notes.
(1) อยู่แบบประเพณีไทย publié à Bangkok en 1995 sans références ISBN. Selon le « dictionnaire de l’académie royale », le premier jour (12 avril) est le « mahasongkran », le second est celui de l’aspersion (วันเนา wannao) et le troisième est celui du début de la nouvelle année (วันเกลิงศก wan kloengsok).
(2) Il n’en reste plus qu’un souvenir aux chrétiens, la fête de Pâques : le dimanche après le quatorzième jour du premier mois lunaire du printemps. En Thaïlande, cette fête était originellement mobile mais pour faciliter la vie civile, elle est fixée par référence à notre calendrier grégorien du 12 au 16 avril. Il peut donc selon les années y avoir un léger décalage avec la pleine lune.
(3) Janvier : Capricorne - Février : Verseau - Mars : Poissons - Avril :Bélier (chèvre) - Mai : Taureau - Juin : Gémeaux - Juillet : Cancer - Août : Lion - Septembre: Vierge - Octobre: Balance - Novembre: Scorpion - Décembre : Sagittaire.
(4) Pour comprendre ce calendrier, La Loubère dut faire appel aux conseils et calculs de son ami astronome et mathématicien Cassini ainsi qu’il nous le narre avec esprit (« Du royaume de Siam » volume I page 246, à Paris 1695).
(5) ประเพณีพีธีมงคลไทยีสาน ouvrage publié à Bangkok aux environs des années 80, pas de références ISBN.
(6) L’un de nos amis a dû attendre plus d’un mois le feu vert du révérendissime père abbé du temple de Ban xxx pour ouvrir son restaurant et un autre à peu près autant pour pouvoir emménager dans la maison qu’il s’est fait construire.
(7) Mais tout aussi grotesques sont les Thaï(e)s déguisé(e)s en père Noël
dont ils (elles) ignorent évidemment qu’il s’agit vraisemblablement de la très lointaine représentation du Dieu Odin.
(8) Ces traditions étaient toujours bien vivaces il n’y a que cinquante ans : « Village life in modern Thailand » par l’ethnologue américain John E. de Young, Université de Berkeley, 1963. Nous en trouvons également trace plus récente dans l’ouvrage มารยาทไทย manrayatthaï publié à Bangkok en 1990 (sans références ISBN).
(9) Chez les catholiques, aspersion d’eau bénite et ablution baptismale,
et ablution baptismale, chez les orthodoxes, baptême par immersion
(10) « Je plains ceux qui ne sentent pas jusqu’à l’angoisse, jusqu’à la sensation du désespoir, la solitude croissante de leur race. L’activité bestiale dont l’Amérique nous fournit le modèle, et qui tend déjà si grossièrement à uniformiser les mœurs, aura pour conséquence dernière de tenir chaque génération en haleine au point de rendre impossible toute espèce de tradition. N’importe quel voyou, entre ses dynamos et ses piles, coiffé du casque écouteur, prétendra faussement être à lui-même son propre passé, et nos arrière-petit-fils risquent d’y perdre jusqu’à leurs aïeux. » Bernanos, « le bréviaire des vaincus ».
Bernanos était-il un visionnaire ? Il semblerait (mais nos sources sont incertaines) que la transformation perverse de cette fête religieuse en une ridicule pantalonnade soit l’œuvre des militaires américains « en congé » à Utapao – Pattaya dans le milieu des années 60 ?
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Les illustrations sont extraites des ouvrages (1) et (5) et de photos personnelles.
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