Bernard, retraité, marié avec une femme de l'Isan, souhaite partager ses découvertes de la Thaïlande et de l'Isan à travers la Grande Histoire et ses petites histoires, culturelles, politiques,sociales ...et de l'actualité. Alain, après une collaboration amicale de 10 ans, a pris une retraite méritée.
Le muang ? Un concept essentiel pour comprendre l’Histoire de la Thaïlande.
A la fin du premier millénaire, les Taï, probablement venus du (ou des marges) royaume de Nan Chao au Yunnan, vont, dans leur migration dans la péninsule indochinoise, rencontrer et subir les influences de la culture hindoue, de la civilisation Dvaravati (civilisation bouddhiste et de langue môn), et de la civilisation khmère. Cependant, ils vont conserver le même modèle d’organisation de leur société : le muang.
« Ce principe d’organisation politique constitue un élément fondamental de l’identité taï ».* On va le retrouver ensuite aussi bien dans les petites principautés que dans les royaumes qui vont se constituer, dans la Thaïlande actuelle, au Laos, en Birmanie et au Vietnam.
En 1992, Taillard affirme : « Indissociable de l’identité taï, la structure politique du müang, à la fois segmentaire et topocentrée (organisée à partir d’un centre), apparaît ainsi comme un élément historiquement stable qui constitue encore la base de l’organisation territoriale locale ». (cité par Evrard)
La compréhension du muang est donc fondamentale dans « notre » Histoire de la Thaïlande.
1/ Nous remarquons que pour la première fois, nous rencontrons une clé essentielle, reconnue par tous, pertinente depuis l’origine jusqu’ à nos jours, couvrant tous les Territoires des Taï, pour comprendre leur identité, leur organisation territoriale, politique et religieuse.
Mais, elle permet aussi de comprendre l’Histoire du Siam et de la Thaïlande en examinant les relations entre les muang, pour la formation des territoires, les guerres entre Taï et contre les ennemis « extérieurs », la conquête de nouveaux territoires ; bref, le devenir historique.
Mais il y a deux difficultés (de lecture ?) à résoudre car « le muang désigne à la fois le pouvoir politique et le territoire sur lequel il s’exerce »*. Il désigne aussi, sous le même terme, des pouvoirs différents selon la taille du territoire.
2/ Compréhension du mot muang ?
Chaque meuang a un « chau » ( เจ้า transcription officielle chao, prononciation djaô )
(roi, roitelet) avec sa hiérarchie de 4 dignitaires : l’oppahat, (vive-roi), le ratsewong (sanscrit rajavansa), le ratsebout (sanscrit, rajaputra) et au-dessous sont les fonctionnaires appelés kromokan. Les principaux de ces fonctionnaires portent au Laos le titre générique de moeung ; c’ est donc encore une autre acception du mot. Ainsi on distingue le moeuong chau, le moeung sèn, le moeung khva, le moeung saï, qui sont généralemnt des juges. Dans les grandes provinces, chaque dignitaire a sa catégorie de subordonnées calquée sur celle du chau.
D’autres définitions expliquent mieux ce système. Deux images pour comprendre : l’emboîtement ou le parasol ?
De nombreux auteurs citent la notion « de système d’emboîtement » de Georges Condominas***
pour expliquer le modèle pyramidal d’intégration des territoires conquis et de hiérarchie des catégories sociales :
« On a ainsi une société englobante et hiérarchisée : le phi müong, le génie tutélaire de la principauté « couvre » les différents phi ban, les génies tutélaires de chacun des villages que contient le müong. »
ou celui du parasol de Jean-François Papet :
« Au sommet, un vaste , le royaume ou müang « père », « coiffe » quelques grands parapluies, les principautés, ou müang « enfants », qui à leur tour « coiffent » plusieurs petites ombrelles, ou müang « petits enfants ». Enfin, au bas de l’échelle, le müang de base « coiffe » un certain nombre de villages ban ordonnés hiérarchiquement en fonction de la distance qui les sépare de la ville » (cités par Evrard).
Sur le plan politique, à chacun de ses niveaux hiérarchiques correspond un espace territorial plus ou moins vaste et une hiérarchie parallèle des fonctions politiques, le cao müang exerçant son autorité sur le chef du village cao ban ou « père du village pho ban
dirigeant à son tour chaque chef de maisonnée pho heuen.
Sur le plan religieux, les entités spirituelles sont également hiérarchisées en phi müang divinité du müang), phi ban (divinité du village) et phi heuen (esprit des ancêtres). Le bouddhisme theravada est venu se superposer sur cette hiérarchie (les grades donnant droit à des fonctions et interprété comme un « mérite » gagné.).
Bref un système de hiérarchie parallèle, un système politico-religieux.
La représentation des espaces, cosmos, Nature, Etat, région, village, sont à la fois religieux et politique. Autrement dit, le pouvoir politique et le pouvoir religieux portent sur un même territoire.
Ainsi, l’unité territoriale muang est une unité religieuse gouvernée par des seigneurs héréditaires « Le culte des dieux du sol a ceci de caractéristique qu’il est un culte essentiellement féodal : les fonctions de ces dieux sont strictement territoriales ; ils gouvernent et protègent un territoire limité ; ils sont de plus hiérarchisés et la hiérarchie des Dieux correspond à une hiérarchie des seigneurs humains » (Maspéro). Les rites valident la structure villageoise et légitiment son statut en définissant les limites de la communauté morale sur laquelle les Dieux ont juridiction protectrice et autorité.
Ou bien, à l’inverse :
« Un muang est un territoire entouré de frontières gouverné en partie par un seigneur temporel avec tous ses fonctionnaires, en partie par des puissances spirituelles comme le phi muong , esprit du territoire, qui l’administrent avec d’ autres esprits représentant des unités spécifiques de la topographie sacrée du territoire (…) Le muang est ainsi gouverné par un seigneur féodal qui a la jouissance de la terre et ses fonctionnaires qui ont sur elle un droit d’usage (l’usufruit) à titre de salaire. Ceux qui n’exercent pas de fonction officielle doivent payer des taxes » (Isikowitz) (Note de l’auteur : Je n’aurais pas mis « entouré de frontières »).
Osons une définition de type systémique :
(On peut noter que presque tous les auteurs omettent de signaler l’esclavage dans leur définition du muang)
DONC :
Nous avons donc au moins quatre systèmes :Le muang (royaume/région/village), les muang sous sa dépendance, les « ennemis », et le pouvoir religieux) dans une relation systémique****, en équilibre instable (rivalité et compétition) et toujours en devenir.
Chacun ayant des objectifs propres. L’histoire de leurs relations, dans chaque période retenue, constitue justement ce qu’on appelle l’Histoire, et implique de nombreux récits dit historiques.
Certes, le muang est un concept essentiel pour comprendre l’Histoire des Thaïs. Certes, il est toujours opérationnel même aujourd’hui, mais nous avons vu que derrière la simplicité de la définition, opérait quatre principaux niveaux, quatre systèmes en relation qui nécessite une analyse systémique, et pour le moins, une présentation géopolitique*****. (Cf. article suivant).
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Nota. Nous avons trouvé un article très intéressant de Michel Bruneau, dans lequel il définit le muang. Nous vous proposons cet extrait à part , n'ayant pu l'inclure dans cet article.
Il a le mérite d'être plus clair. Heureusement, il n'infirme pas notre présentation.
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*p. 68 in Olivier Evrard, Chroniques des cendres, IRD Editions, 2011.
**Etienne Aymonier , Notes sur le Laos, Imprimerie du Gouvernement, 1885.
Le mot moeuong signifie :
1/pays 2/à un point de vue plus retreint, moeuong indique une province, un district, ou, peut-être plus exactement, un royaume, si petit qu’il puisse être 3/avec une acception plus restreinte encore moeung désigne le chef-lieu, la capitale de la province , du district, et ce sens le plus usuel, parait être le sens primitif ; 4/ enfin moeuong indique, mais rarement, l’habitation du chau. Le mot généralement employé est khoum. Une foule de villages, les uns gros, les autres petits sont encore appelés moeuong au lieu de ban. Peut-être ont-ils été autrefois le lieu de résidence d’un chau.
Tout moeuong, en effet, comporte : 1/ Un chau (prononcez tchiao), seigneur, roi, si roitelet qu’il soit ; dans certains districts, ils pourraient le disputer en puissance au roi d’Yvetot , de joyeuse mémoire.Outre le chau, ou seigneur, les autres dignitaires sont : 2/L’oppahat, (corruption du sanscrit uparaja, vive-roi) 3/Le ratsewong (sanscrit rajavansa) ; 4/Le ratsebout ‘sanscrit, rajaputra).
La progression des honneurs des chau, oppahat, ratsebou est celle des chiffres 100, 50, 25, 15. En principe, au Laos ces dignités sont héréditaires dans les mêmes familles.
Au-dessous des quatre dignitaires sont les fonctionnaires appelés kromokan par les laociens, et kromokar par les Cambodgiens. Les principaux de ces fonctionnaires portent au Laos le titre générique de moeuong ; c’est donc encore une autre acception du mot. Ainsi on distingue le moeuong chau, le moeuong sèn, le moeuong khva, le moeuong saï, qui sont généralement des juges. Dans les grandes provinces, chaque dignitaire a sa catégorie de subordonnées calquée sur celle du chau. Les tasèng sont des petits chefs de canton qui ont sous leurs ordres les komnan ou chefs de village ; ceux-ci n’ont autorité que sur trois ou quatre hameaux. Les hommes du peuple, appelés ban ou clients choisissent leurs chefs par suite de l’organisation féodale du pays.
Le s moeuongs laociens jouissent d’une indépendance relative que n ‘ont pas les provinces de langue siamoise qui souvent reçoivent des dignitaires étrangers au pays envoyé s directement par Bangkok. Quoique s’absentant au loin, les hommes du peuple payent l’impôt de capitation au chef de leur choix ; et en beaucoup d’endroits, les provinces ou moeuong ne peuvent être délimitées ; la population payant l’impôt à son gré à droite ou à gauche ; (…) Le Laos siamois dépend tout entier du krom mahathài de Bangkok . A la tête de ce ministère, le plus important de tous, puisqu’il comprend sous sa dépendance toutes les provinces au Nord et à l’Est de Bangkok, est actuellement le Samdach Mahamalla, oncle du roi de Siam.
***Georges Condominas, « Essai sur l’évolution des systèmes politiques thaïs » in L’Espace social. A propos de l’Asie du Sud-Est, flammarion, 1980)
****L’approche systémique parfois nommée analyse systémique est un champ interdisciplinaire relatif à l'étude d'objets dans leur complexité. Pour tenter d'appréhender cet objet d'étude dans son environnement, dans son fonctionnement, dans ses mécanismes, dans ce qui n'apparait pas en faisant la somme de ses parties, cette démarche vise par exemple à identifier :
Le plus souvent les principes sont utilisés sans être nommés, voire sans être identifiés. Les terminologies « approche systémique » et « analyse systémique » sont donc employées plus couramment dans certains domaines d'application que dans d'autres, pour y faire expressément référence, mais il existe bien une unité dont on peut identifier les articulations historiques. (wikipédia)
*****Du Grec Γη (terre) et Πολιτική (politique), la géopolitique désigne tout ce qui concerne les rivalités de pouvoirs ou d’influence sur des territoireset les populationsqui y vivent , c'est-à-dire l'étude des rapports de forces entre divers acteurs sur un espace plus ou moins défini. (wikipédia)