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Bernard, retraité, marié avec une femme de l'Isan, souhaite partager ses découvertes de la Thaïlande et de l'Isan à travers la Grande Histoire et ses petites histoires, culturelles, politiques,sociales ...et de l'actualité. Alain, après une collaboration amicale de 10 ans, a pris une retraite méritée.

141. L'esclavage est aboli définitivement au Siam en 1905.

livre de woodVous vous souvenez que l’un des meilleurs experts sur le Siam, W.A.R. Wood, in « A History of Siam », reconnaissait que le roi Chulalongkorn méritait sa renommée et le titre de « Chulalongkorn le Grand » surtout au fait qu’il avait aboli définitivement l’esclavage en 1905.


Mais il ne faut pas oublier le contexte politique, économique et social dans lequel s’inscrit cette mesure éminemment très symbolique.


C’est ainsi que  nous avons vu précédemment comment le Prince Damrong

 

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sous la direction du roi Chulalongkorn,

 

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avait mis en place à partir de 1897, et non sans résistance et révolte, « un nouvel Etat centralisé, avec une organisation administrative pyramidale et des nouvelles circonscriptions (monthon, changwat, amphoe, tambon) avec, attachée à chacune d’elle, une administration fiscale, une administration judiciaire, un système éducatif et évidemment une police et une armée. » Un nouvel Etat imposé par le pouvoir central, qui abolissait et/ou diminuait des pouvoirs locaux, leur faisait perdre leur contrôle sur la main-d’œuvre et la fiscalité. (Cf. Articles 139 et 140)


Le système politico-religieux du mueang multiséculaire était ébranlé, ainsi que le système de sakdina (Supprimé par « le groupe du peuple » en 1938). Un  système qui attribuait donc des rizières selon le rang et le statut social de chaque individu. Un système complexe qui établissait une hiérarchie distinguant les titres, les grades, et cinq classes sociales (ou catégories); les Princes, les fonctionnaires civils, les militaires, les moines et les ascètes et le peuple connu sous le nom de phrât. Chaque classe ayant son propre système hiérarchique.


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Ainsi on pouvait observer 9 grades pour les Princes, 8 pour les fonctionnaires civils, 7 pour les militaires, 10 pour les moines, et 5 pour le peuple (phrât), la dernière étant celle des mendiants et des esclaves (les thât), qui eux-mêmes  comprenaient 7 statuts différents, même si  Suthavadee*, recommandait de les diviser en 2 grandes catégories, à savoir les esclaves de guerre, et les esclaves pour dettes. (Cf. leur étude dans l’article 110* ).

Le système politico-religieux du mueang/sakdina, désignant à la fois un pouvoir politique et un territoire sur lequel il s’exerce, dans un modèle pyramidal d’intégration des territoires conquis et de hiérarchie des catégories sociales, ne pouvait qu’être touché par cette nouvelle organisation administrative pyramidale du roi Chulalongkorn. Surtout qu’auparavant, l’autonomie des mueang s’accroissait naturellement avec la distance par rapport au centre, et  que les mueang majeurs étaient quasi autonomes et gouvernés par des familles princières héréditaires. (Voir avec Nguyen Thé Anh, in nos articles 15 et 48)


L’abolition définitive de l’esclavage en 1905 s’inscrit donc dans ce processus de formation d’un Etat dit moderne.


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Il se fit d’ailleurs progressivement puisqu’il fut initié en 1874.


En effet, un décret royal de 1874 avait établi le nouveau prix des esclaves (selon l’âge 1-25 ; 26-40 ; 41-70 ; 71-100 pour les hommes, une grille d’âge et des prix différents pour les femmes) et  le prix des esclaves nés en 1868 (progressif jusqu’à 7-8 ans et dégressif ensuite) et déclaré que l’esclave de naissance né en 1868 (date de l’accession au trône du roi) était automatiquement affranchi en 1889, c’est-à-dire à l’âge de 21 ans (sans n’avoir rien à payer à son ancien maître) et que l’enfant né après 1889 était désormais libre, et ne pouvait plus être esclave.


Toutefois les esclaves nés avant 1868 étaient toujours soumis à la loi ancienne.


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Suthavadee*, donne aussi quelques particularités de ce décret. Ainsi par exemple, « des parents, des grands-parents, une tante, un oncle ont le droit de vendre leurs enfants, leurs neveux, leurs nièces, nés en 1868 et âgés de moins de 15 ans, et cela à l’insu des enfants. Le prix de l’esclave doit correspondre au nouveau tarif ». « L’enfant né en 1868 ayant entre 15 et 20 ans, est considéré comme un être conscient et mûr. Si ses parents veulent le vendre, il doit apposer sa signature sur l’acte de vente, faute de quoi la vente n’est pas reconnue par la loi et l’enfant n’est pas considéré comme un esclave. »


Les esclaves étaient protégés par la loi, qui relevait tous les cas de figure. Ainsi par exemple, « la femme-esclave est affranchie quand elle a des enfants avec son maître ou avec un parent de ce dernier. ».


D’ailleurs C. Lavollée par exemple***, avait remarqué que« Le code de l’esclavage forme une législation complète dans laquelle sont prévus les plus minutieux détails. Il doit en être ainsi, puisque ce code s’applique à la majeure partie de la population. On peut remarquer d’ailleurs que nulle part les lois ne sont aussi nombreuses ni les règlements aussi stricts que dans les états où règne l’absolutisme. Ce n’est point seulement l’intérêt de l’ordre public qui exige une définition très nette des devoirs imposés à chacun, il y a là surtout une garantie de conservation pour le despotisme, et une garantie si essentielle, que le législateur s’est toujours efforcé de confondre avec les préceptes de la religion les lois qui commandent l’obéissance envers le souverain et la déférence des classes inférieures à l’égard des classes aristocratiques.


Mais le roi Chulalongkorn poursuivit sa révolution culturelle et symbolique en décrétant en 1905 l’abolition de l’esclavage, en précisant que les esclaves pour dettes devaient recevoir 4 bahts par mois jusqu'à extinction de leurs dettes et obtenir leur libération.


 

 

 

Toutefois, Michel Bruneau  a remarqué que « Ces lois ne furent appliquées qu'avec un certain retard dans les principautés Lao du Nord. En 1910, elles n'étaient pas encore vraiment en vigueur. »** On peut supposer qu’il en fut de même dans le Laos siamois du Nord-Ouest (en Isan).


Vous vous souvenez qu’ Etienne Aymonier en 1885, dans ses « NOTES SUR LE LAOS », **** décrivait en fait le Laos siamois, à savoir ce qui est aujourd’hui l’Isan. Il y disait entre autre que  le pouvoir siamois n’intervenait pas pour imposer ses mœurs, ses coutumes, ses  valeurs, respectait la hiérarchie lao et laissait les Laotiens  vivre en Laotiens. Il suffisait que les différents mueang et villages reconnaissent leur vassalité auprès du roi de Siam, en payant leurs « impôts » qui prenaient la forme de capitation et/ou de  tribut. (Cf. notre article 11. « L’Isan  était lao au XIX ème siècle ».)

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Certes, la réorganisation administrative y fut mise en action, l’abolition appliquée progressivement, mais cela ne dut pas être sans résistance, ni frein, surtout aux « provinces extérieures » et aux « frontières » des minorités dites ethniques  (Cf. article précédent), et aux territoires et « frontières » contestés entre le Siam et la France de 1893 jusqu’au traité du 23 mars 1907,


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sans oublier les milliers de protégés chinois, annamites, cambodgiens vivant au Siam et sous la juridiction française, et ceux protégés par les droits d’extraterritorialité des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne.  

 

Bref l’abolition de l’esclavage de 1905 ne put être appliquée que progressivement, au fur et à mesure que le pouvoir central prenait effectivement contrôle de ses « nouvelles «  frontières négociées avec les puissances coloniales britannique et française, et aussi en retrouvant la pleine souveraineté sur tous les habitants du Siam.


Nota : Avant 1907, les Français avaient 30 000 « protégés » au Siam, dont 10 000 à Bangkok, qui échappaient ainsi aux lois locales, à l’impôt, au service militaire, etc. Et il faudra attendre le 1er septembre 1920 pour que les États-Unis abandonnent leurs droits d’extraterritorialité, février 1925 pour la France et juillet 1925 pour la Grande-Bretagne.


 

Le nouveau code pénal de 1908

 

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était en tous cas explicite en son article 269 (Titre huitième « Délits contre la liberté et la réputation. », chapitre 1er « Délits contre la liberté individuelle. ») : 


« Celui qui importe, exporte, transporte, achète ou vend une personne comme esclave, ou qui en dispose, ou qui la reçoit ou qui la retient à ce titre contre sa volonté, sera puni de l’emprisonnement  de un à sept ans, et de l’amende de 100 à mille ticaux.

Nul ne pourra être poursuivi pour posséder un esclave ou en disposer légalement en vertu de l’une des exceptions prévues par les décrets sur l’abolition de l’esclavage. »

 

Une note sous l’article 269 rédigée par Georges Padoux, l’un des principaux rédacteurs du nouveau code, dans l’édition officielle du code en français, précise que « le système de l’engagement pour dettes n’a pas été aboli, mais la dette de l’engagé s’amortit désormais par l’imputation sur le capital d’une somme fixe de 4 ticaux par mois de service ».

 

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Il faut rappeler ici que beaucoup d’auteurs ne considèrent pas comme esclaves ceux que l’on classe dans la catégorie des esclaves pour dette. Forest par exemple souligne bien la différence : « L’engagement pour dette diffère radicalement de l’esclavage à vie en ceci qu’il est de consentement réciproque : l’individu s’engage  lui-même ou engage sa femme et ses enfants pour garantir une dette dont il ne peut s’acquitter. » Il peut se faire racheter et changer de maître, comme celui-ci peut vendre son engagé en échange du capital de la dette, ou le mettre en gage. (Cf. Forest, op. cit. *, pp. 350-351). Forest va même jusqu’à considérer que l’abolition de l’esclavage, et l’interdiction de l’engagement pour dettes n’ont pas forcément amélioré la situation de ces  personnes, en les rendant « dépendants » de commerçants chinois ou de fonctionnaires auxquels ils ont fait un emprunt et aliéné une partie de leur récolte, sans parler de ceux qui sont devenus des salariés.


 

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De même Turton  précise que la confusion provient des termes employés, comme par exemple, dit-il, «  that, that thai, khai, su, su that, chuai thai, kha » qu’il explicite, pour conclure que « le terme d’esclave est un terme inapproprié pour représenter cette institution des « esclaves » pour dettes, surtout que ces personnes le sont de leur plein gré. Ils se vendent eux-mêmes. Ce mot d’esclave, that, ne peut se comprendre que dans le contexte de l’organisation sociale thaïe. » (Cf.*) 

 

Mais si l’abolition de l’esclavage au Siam en 1905 a été bien accueillie dans l’opinion publique occidentale, il ait une mesure peut être plus importante qui a modifié la société siamoise : la suppression de la corvée royale


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et son remplacement par un impôt-argent.

 

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Ce sera l’objet de notre prochain article.

 

 

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*Cf. 110. « La place du  peuple et des esclaves au Siam. », basé sur l’ « Etude sur le système de sakdina en Thaïlande, de Suthavadee Nunbhakdi, (pp. 459-482) :

 

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http://www.alainbernardenthailande.com/article-110-la-place-du-peuple-et-des-esclaves-au-siam-121390588.html

 

Et 111. «  L’esclavage au Siam. » basé sur l’article Thai institutions of slavery, de Andrew Turton,  (pp. 411-458):


http://www.alainbernardenthailande.com/article-111-l-esclavage-au-siam-121488465.html

 

in « Formes extrêmes de dépendance », Contributions à l’étude de l’esclavage en Asie du Sud-est », sous la direction de Georges Condominas, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Science sociales, (EHESS), Paris 1998.

 

**Michel Bruneau, «Evolution de la formation sociale et transformation de l’organisation de l’espace dans le Nord de la Thaïlande (1850-1977) », Cahiers de géographie du Québec, vol. 22, n° 56, 1978, p. 217-263. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :URI: http://id.erudit.org/iderudit/021394ar DOI: 10.7202/021394

 

Sur le mueang :

http://www.alainbernardenthailande.com/article-15-le-muang-selon-michel-bruneau-99865623.html 

 

***C. Lavollée, in Le Royaume de Siam et une Ambassade anglaise à BangkokRevue des Deux Mondes, 2e période, tome 12, 1857 (pp. 335-366). 

http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Royaume_de_Siam_et_une_Ambassade_anglaise_%C3%A0_Bangkok


« Toutes les royautés orientales reposent ainsi sur le respect. À Siam comme au Japon et en Chine, le respect est un dogme politique, il se traduit à l’extérieur par les formules les plus hyperboliques de l’adulation et de la soumission ; il inspire, même dans les relations privées, cette politesse extrême que tous les voyageurs ont observée, et qui n’est, à vrai dire, qu’une sorte de politesse légale, dont les termes et jusqu’aux moindres gestes sont dictés et mesurés par le code. Parmi tant de lois siamoises qui fixent le rang et la condition des personnes, le règlement sur l’esclavage est assurément l’un des plus curieux à étudier. »

 

**** Saïgon, Imprimerie du Gouverneur, 1885. 

 

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