Bernard, retraité, marié avec une femme de l'Isan, souhaite partager ses découvertes de la Thaïlande et de l'Isan à travers la Grande Histoire et ses petites histoires, culturelles, politiques,sociales ...et de l'actualité. Alain, après une collaboration amicale de 10 ans, a pris une retraite méritée.
Employé des « postes et télégraphe », vice-consul, explorateur, écrivain, ministre - résident de France au Siam, ambassadeur de France.
Pavie, « pionnier de la France au Laos ». C’est sous ce titre que la France lui rendit hommage en éditant en 1947 un timbre à son effigie. L’Indochine française lui avait rendu le même hommage en 1947. Les archives nationales d’outremer lui consacrent un site remarquablement construit : pavie.culture.fr
Nous sommes à l’époque faste de la colonisation « à la Jules Ferry ». Nos élus radicaux et francs-maçons ont entendu sans frémir ces propos tenu par Ferry en juillet 1885 : « Messieurs, il y a un second point, un second ordre d’idées que je dois également aborder (...) : c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question. (...) Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. (...) Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. (...) Ces devoirs ont souvent été méconnus dans l'histoire des siècles précédents, et certainement quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l'esclavage dans l'Amérique centrale, ils n'accomplissaient pas leur devoir d'hommes de race supérieure. Mais de nos jours, je soutiens que les nations européennes s'acquittent avec largeur, grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de la civilisation.»
Une seule mais sévère réplique à ces propos vint de Clémenceau :
« Je ne comprends pas que nous n'ayons pas été unanimes ici à nous lever d'un seul bond pour protester violemment contre vos paroles. Non, il n'y a pas de droit des nations dites supérieures contre les nations inférieures. Il y a la lutte pour la vie qui est une nécessité fatale, qu'à mesure que nous nous élevons dans la civilisation nous devons contenir dans les limites de la justice et du droit. Mais n'essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation. Ne parlons pas de droit, de devoir. La conquête que vous préconisez, c'est l'abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires pour s'approprier l'homme, le torturer, en extraire toute la force qui est en lui au profit du prétendu civilisateur. »
La colonisation, c’est à la fois les canonnières de la république et le goupillon des missionnaires sans oublier les banquiers. Pavie n’était pas un militaire dans l’âme, pas plus un missionnaire et encore moins un financier.
Mais qui est-il donc ?
Résumons très brièvement la vie de l’ « explorateur aux pieds nus »
Il est né dans un milieu modeste en Bretagne, à Dinan, la patrie de du Guesclin, en 1847.
Il devint aussi franc-maçon (1).
Il est engagé volontaire à dix-sept ans dans un régiment de ligne. Vocation d’un breton pour les terres lointaines ? Sous-officier de Marine, libéré en 1868, il n’était encore en 1880 qu’un simple petit employé des télégraphes, quand le gouverneur de la Cochinchine, Le Myre de Villers (2), à l’attention duquel il avait su s’imposer par son enthousiasme, lui donna l’occasion de prendre son envolée, pour reconnaître diverses régions de la Cochinchine et surtout étudier la création d’une ligne télégraphique entre Phnom-Penh et Bangkok. Sa voie était désormais tracée. Pendant 5 ans, il parcourt le Cambodge en rapportant de ses voyages une énorme documentation, les éléments d’une première carte des pays traversés...
Il sut ainsi s’attirer l’amitié des « indigènes », étudia leur langue, se passionna pour l’étude du passé glorieux des anciens khmers. Peut-être crée-t-il volontairement son personnage, avec son grand chapeau de paille, (à l’époque la mode était au casque « colonial »), et sa barbe de missionnaire et pieds nus... A cela, rien d’étonnant, je ne suis pas convaincu qu’à Dinan au milieu de XIXème, tout le monde ait eu une paire de chaussures autrement que pour aller à la messe du dimanche et autre chose qu’une paire de sabots pour le quotidien. Mais en exergue de ses ouvrages, il préfère donner de lui un tout autre portrait plus conventionnel !
Nommé vice-consul
Le désir perpétuellement renouvelé auprès de ses supérieurs de compléter ses recherches par l’exploration méthodique des régions laotiennes lui valut alors d’être nommé au poste de vice-consul de deuxième classe à Luang-Prabang, poste créé en 1885 avec l’accord du gouvernement siamois, avec pour mission officielle de « rechercher les voies de communication unissant à l’Annam et au Tonkin les pays dont nous revendiquions la possession ».
Un bref séjour en France et il revient à Bangkok pour vivre son rêve sans avoir compté sur le mauvais vouloir des Siamois. La création de son poste avait fait l’objet d’une convention provisoire du 7 mai 1886 contenant de façon plus ou moins claire la reconnaissance de la souveraineté du Siam sur les principautés laotiennes. L’exéquatur lui fut refusé par le gouvernement siamois et il dut rejoindre son poste de Luang Prabang dans des circonstances difficiles.
La première mission (1887-1889)
Arrivé à Luang Prabang en février 1887, il est accompagné de huit compagnons cambodgiens et d’un fonctionnaire siamois « chargé de l’assister dans ses rapports avec les autorités du pays ». Il tombe sous le charme du pays ! L’administration locale siamoise fait tout pour l’isoler du roi, des mandarins et de la population. Il réussira néanmoins malgré une étroite surveillance à causer avec les indigènes, gagner leur sympathie, s’attire de solides amitiés par l’intérêt qu’il manifeste pour l’histoire et les coutumes du pays et réussit à conquérir l’amitié d’un roi chéri de son peuple et sous tutelles des « agents de l’étranger siamois ». Il est dés lors convaincu que les Siamois n’ont rien à faire dans ce pays. Il en retient aussi la possibilité de se mettre en route pour réaliser le but principal de sa mission, trouver une voie pratique pour le Mékong au Tonkin.
En 1887, c’est le sac de Luang Prabang par le pirate Deo-Van-Tri.
Pavie sauve la vie du vieux monarque. Il réussit à retrouver les vieux manuscrits royaux au complet qui lui permettront avec l’aide de traducteurs d'écrire l’histoire du « royaume du million d’éléphants » et il y acquiert en tous cas la certitude que la suzeraineté du Siam sur ce pays est toute récente et sans fondements historiques. Il est d’ores et déjà acquis à l’idée de donner le Laos à la France. Les cantons thaïs sont reconnus français en 1888. En janvier 1889, il est de retour à Luang Prabang et reçoit du vieux roi et de la population un accueil chaleureux. Il est de retour en France en 1889 avec la certitude que les prétentions de Bangkok sur le Laos sont éminemment discutables.
La deuxième mission (1889-1891)
Après un bref retour en France, nul ne parut au gouvernement plus qualifié que Pavie pour occuper le poste de consul général chargé des fonctions de ministre résident de France au Siam. La seconde mission fut essentiellement une mission de relevés géographiques et topographiques qui conduisit Pavie et ses collaborateurs à « la grande carte d’Indochine ». Pavie et ses compagnons ne sont pas des explorateurs qui passent mais des explorateurs qui lèvent leur itinéraire (tous les levés des officiers ont été faits à terre en comptant les pas) prennent des observations et réalisent un travail scientifique durable.
La troisième mission (1892-1895)
La multiplication d’incidents frontaliers suscite une vive animation dans les milieux coloniaux du parlement. Le massacre de soldats (allégué mais rien n’est moins sûr) et de nationaux français (allégué mais il semblerait qu’il s’agissait d’Anglais, les Siamois ne firent pas la différence) suscite une intense émotion en France.
Le talent de Pavie et les amitiés qu’il entretient dans les milieux proches du gouvernement ne réussissent pas à éviter l’affrontement. En mai 1893, trois colonnes ont pour instruction d’occuper la rive gauche du Mékong tenue « indument » par les Siamois, manifestant la volonté du gouvernement français de considérer le fleuve comme la séparation naturelle du Siam et de l’Indochine française. Le choix était discutable historiquement mais avait le mérite de la clarté.
Le Siam se prépara alors à la guerre en mettant l’embouchure de la Djaophraya en état de défense. Les navires français forcèrent le passage et la cour se retrouva sous la menace des canons de deux modestes navires français.
La marine thaïe, quoique conseillée ou commandée par des officiers allemands et danois (nous avons déjà parlé du très incompétent contre-amiral qui se prétendait « de Richelieu » dans notre article « Monsieur Duplessis de Richelieu, Commandant en chef de la marine siamoise en 1893 ».) fit piètre figure. Auguste Pavie fut alors chargé de transmettre un ultimatum au gouvernement siamois en plusieurs points :
- reconnaissance des droits de l’Indochine française sur la rive gauche du Mékong et ses iles,
- évacuation des postes siamois établis sur cette rive
- satisfactions exigibles pour les massacres de nos nationaux et indemnisation aux familles des victimes
- indemnité de deux millions de francs pour les dommages causés et dépôt immédiat d’une somme de trois millions en garantie de l’ensemble des satisfactions pécuniaires.
Le Siam tenta alors de tergiverser, sous l’appui escompté des Britanniques mais ceux ci refusèrent de s’ingérer dans le conflit et le Roi dut s’incliner sans réserve devant l’ultimatum de juillet. Alors fut signé le traité de 1893. (Cf. supra, notre article 1893)
Voilà l’œuvre de sa vie, la conquête du Laos, conquête pacifique s’il en fut, conquête « des cœurs par l’amour et le dévouement ». Avec son fidèle second, Lefèvre-Pontalis, ils réussirent ainsi à rallier à « notre paix » non seulement Cambodgiens et Laotiens mais jusqu’aux massacreurs chinois de Deo-Van-Tri notre ancien ennemi.
En 1905, il atteint le sommet de sa carrière, il devient ambassadeur de France, grand officier de la Légion d’honneur,
et prend sa retraite, non seulement pour jouir en France de sa gloire de diplomate mais aussi celle, plus personnelle encore, de savant et de découvreur, car ce fondateur d’empire qui a donné 280.000 kilomètres carrés à la France, a laissé derrière lui une œuvre propre immense (avec l’aide de ses nombreux collaborateurs), 30.000 kilomètres de levées géographiques, itinéraires et un immense amas de faits des « Documents de la mission Pavie ». À partir de 1879 et pendant seize ans, il a ainsi parcouru, en utilisant tous les moyens de transport existants, des territoires inconnus et parfois inhospitaliers. Ses responsabilités diplomatiques n’ont pas éteint celles de l'explorateur et de l’écrivain.
Pavie refusa dès son retour en France tout poste officiel. Peut-être eût-il pu changer le cours à venir de l’histoire du Laos français ? Ce n’est qu’à la suite des accords de Genève en 1954 que les Français rendirent au Laos leur pleine souveraineté, après 60 ans de protectorat, une présence française plus ou moins bien acceptée (par les élites) dans la mesure où elle avait tout simplement empêché l’absorption du pays par le Siam.
N’épiloguons pas sur son rôle « politique » (« Il a donné le Laos à la France »), ne retenons que son œuvre écrite, que saurions-nous de la Gaule et de « nos ancêtres les gaulois » si Jules César qui l’a conquise brutalement et plus encore ne nous avait narré le résultat de ses observations pendant 10 ans ? Nous avons oublié sa férocité pour ne retenir que ses « Commentaires ».
Il mérite, beaucoup plus que Jules Ferry d’avoir son attaché à des écoles, des avenues, et sa statue. Son buste dans sa ville natale demeure.
Il a légué à la ville l’immense collection de ses notes et écrits, confiés à la bibliothèque municipale qui a constitué un fonds « Auguste Pavie ».
Une première statue édifiée à Vientiane dans les années 30, après diverses péripéties, se trouve actuellement dans les jardins de l’ambassade après que le gouvernement lao eut exigé qu’elle soit invisible de l’extérieur.
Une autre à Luang Prabang a disparu et il n’en existe qu’une reproduction dans une propriété privée appartenant probablement à un admirateur ! Ne demandons pas aux colonisés de se faire les apologistes du colonisateur ! On a pu dire de lui « Il était un agent de l’impérialisme colonial, mais il n’était pas aussi brutal que les autres ».
Il appartient à ceux qui, tels Savorgnan de Brazza (qui a donné à la France le Congo dont l’Italie ne voulait pas), ont constitué notre Empire colonial et dont la mémoire est pure de sang humain.
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Dire que ses affinités maçonniques n’ont probablement pas nui à sa carrière, ce n’est pas dénigrer ses qualités intrinsèques (3). Elles lui ont peut-être toutefois valu une ascension fulgurante dans l’ordre de la Légion d’honneur : chevalier « comme commis de 1ère classe des postes et télégraphes en Cochinchine » en 1884 au titre du Ministère de la marine (après quatre années de service seulement !), officier « sur le rapport du ministre des affaires étrangères » en 1888, commandeur « comme ministre plénipotentiaire » 1896
et enfin, son bâton de maréchal, Grand officier en 1906. Si l’on peut comparer ce qui est comparable, Monseigneur Jean-Louis Vey, arrivé au Siam en 1865, dont l’œuvre fut immense (écoles et hôpitaux) fut honoré d’un simple titre de chevalier qu’il dut attendre jusqu’en 1898 (4).
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Nous pouvons simplement souligner que ces « libres penseurs, incarnant les idéaux républicains de leur temps » et Pavie en particulier auquel – paraît –il – la maçonnerie asiatique doit beaucoup (5) n’ont jamais admis les indigènes dans leurs loges et ce au moins jusque dans les années 20 (6).
C’est ce qui a permis d’affirmer à Claude Gendre non sans un certain sens de la provocation « La franc-maçonnerie- mère du colonialisme - le cas du Vietnam » (7).
L’introduction à cet ouvrage est claire :
« Les francs-maçons du XVIIIème siècle justifiaient le colonisation pour des raisons idéologiques libératrices, à la différence de l’Etat qui y trouvait un intérêt géopolitique et économique. A la fin du XIXème siècle, on assiste à l’accession au pouvoir des républicains modérés, presque tous francs-maçons. A la différence des maçons républicains « radicaux » comme Clémenceau …qui ironisait sur le « droit » de civiliser les barbares à coups de canons, les modérés, majoritaires sont sensibles aux théories pseudo-scientifiques ... justifiant la colonisation par un racisme avéré. Ces républicains opportunistes et francs-maçons, d’ailleurs unis par une étrange alliance objective avec les milieux de la droite cléricale « missionnaire » fourniront aux intérêts économiques des colons un voile commode, un artifice idéologique, pour rendre le colonialisme prétendument soluble dans les valeurs de la république ».
« Liberté, Égalité, Fraternité » certes, mais avec quelques failles dont Pavie ne fut pas exempt.
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(1) Il a (ou aurait) été initié à la Loge de Saigon « le réveil de l’orient » dépendant du Grand Orient, le 20 février 1882 probablement à l’instigation de Le Myre ? Première loge du Grand Orient en Indochine, celle-ci avait pour objectif avoué (nous retrouvons les propos de Jules Ferry) « … de répandre les bienfaits de notre civilisation dans ces pays à peine ouverts à la civilisation européenne ».
Il est difficile de trouver des éléments précis sur cette loge dans la mesure où, après avoir été victime de la législation antimaçonnique de Vichy la franc-maçonnerie indochinoise a été totalement éradiquée après la chute de Saigon en 1975, ses responsables envoyés en camps de rééducation et ses archives très probablement détruites. La franc-maçonnerie reste discrète sinon secrète sur le nom de ses membres. « L’annuaire maçonnique universel pour 1889-1890 » se contente de lister la loge de Saigon sans précision de noms.
(2) Lui-même probablement affilié à la maçonnerie, comme « son » ministre des affaires étrangères de l’époque, Jules Ferry ! Plus tard, Le Myre, qui n’était plus fonctionnaire en Cochinchine mais député « républicain progressiste » de Cochinchine, manifesta toutefois une vive hostilité à l’application de la législation anticléricale dans les colonies, caressant en cela son électorat catholique « dans le sens du poil ». Il est à noter que la loge de Saigon fit de nombreuses démarches pour que la Loi de séparation de 1905 fut appliquée en Cochinchine, soutenue en cela avec force par la loge de Nouvelle Calédonie (Frédéric Angleviel « Contribution à l'histoire de la franc-maçonnerie en Océanie. La loge Union Calédonienne, 1868-1940. » In : « Journal de la Société des océanistes. » ).
Pavie lui fit un vibrant éloge funèbre publié dans le « bulletin de la société de géographie de Paris » en 1918.
(3) La mainmise à cette époque des milieux maçonniques « omnipotents dans les colonies » (plus encore que dans l’administration sur le territoire national) a été dénoncée avec virulence dans un réquisitoire prononcé par le procureur général près la Cour d’appel de Saigon en 1917 dans une affaire concernant un notaire véreux et radié, cité dans « le Figaro » du 6 août 1932, un article qui pourrait faire la joie du Procureur de Montgolfier « La maffia judiciaire d’Indochine ».
(4) Il faut en principe pour être décoré à titre civil au grade de chevalier « au moins 20 ans d’activités assorties de mérites éminents ».
Voir le site de la Grande Chancellerie :
http://www.musee-legiondhonneur.fr/00_koama/visu_lh/index.asp?sid=320&cid=10884&cvid=10920&lid=1
(5) « Auguste Pavie et la franc-maçonnerie en Indochine » par Claude Dermy de Champassac cité sur le site de la Grande Loge de France (GLF).
Son souvenir est en tous cas – paraît-il - toujours vivant dans certaines loges. A l’occasion des querelles fratricides qui ont perturbé le fonctionnement de la Grande Loge nationale Française (GLNF) et ayant abouti à l’éviction du grand maître François S… en 2013, ses mânes ont été évoquées à diverses reprises par certaines loges restées fidèles au Grand maître contesté.
(6) « Les Vietnamiens dans la franc-maçonnerie coloniale » par Jacques Dalloz in « Revue française d'histoire d'outre-mer » tome 85, n°320, 3e trimestre 1998. pp. 103-118.
(7) Ouvrage de Claude Gendre (2011). Claude Gendre, ingénieur et maître ès lettres se présente comme engagé de longue date dans la défense des langues et cultures identitaires, il est coauteur de « Ecole, histoire de France et minorités nationales » (Edition Fédérop 1979).