Bernard, retraité, marié avec une femme de l'Isan, souhaite partager ses découvertes de la Thaïlande et de l'Isan à travers la Grande Histoire et ses petites histoires, culturelles, politiques,sociales ...et de l'actualité. Alain, après une collaboration amicale de 10 ans, a pris une retraite méritée.
Le Prince Damrong nous conte les circonstances singulières dans lesquelles il a rencontré et recruté par hasard au Caire ce Belge qui a joué un rôle important au Siam de 1892 à 1902. Compte tenu de ce que fut ce personnage que la presse française haïssait, quelques observations à la fin de ces souvenirs m’ont paru devoir s’imposer. Les souvenirs du Prince sont extraits de son œuvres « Historiettes archéologiques » sur le site https://vajirayana.org/นิทานโบราณคดี
Le Prince Devawongse (สมเด็จกรมพระยาเทววงศ์ฯ) alias Somdet Krom Phraya Thewawong Varopakarn (สมเด็จกรมพระยาเทววงศ์วโรปการ) occupait le poste de Ministre des affaires étrangères du Siam.
Un Anglais, Henry Albaster, était conseiller du Roi en matière de politique étrangère, ce dont celui-ci n’eut qu’à se féliciter. A sa mort, le Roi estima que la présence d’un spécialiste du droit international à son service était une nécessité. Son médecin personnel, le Docteur Cowan (หมอเคาแวน), probablement anglais, demanda un congé pour aller en Europe. Le Dr Cowan consulta un avocat anglais nommé M. Mitchell (มิตเชลข) entré dans la fonction publique en tant que conseiller juridique au ministère des Affaires étrangères mais les rapports avec les Siamois et le Prince Devawongse étaient détestable. Le Prince Damrong fit alors un séjour à Londres où il séjourna à l’ambassade du Siam. Il apprit que Mitchel qui avait quitté le Siam en 1891 avait démissionné de son poste à Bangkok. Il pensa alors que dans la haute société londonienne, il pourrait trouver de précieux conseils. Il rencontra un consultant à l’ambassade (anglais probablement) nommé M. Frederick William Veney (เฟรเดอริควิลเลียมเวอนี). Celui-ci lui indiqua qu’il était lié d’amitié avec un membre de la « gentry » nommé Lord Represthan (ลอร์ดเรแปรสถาน). Veney organisa une rencontre dans son club. Le Prince expliqua à cet aristocrate som désir d'avoir un expert en droit international pour servir en Thaïlande. La rencontre fut amicale et Lord Represthan promit de se mettre à la recherche de cet oiseau rare. Le Prince dut alors quitter l’Angleterre sans avoir obtenu de résultat. Sur le chemin du retour, il s’arrêta en Egypte.
Lord Represthan séjournait dans le même hôtel qui lui. Il se précipita à sa rencontre et lui indiqua qu’il avait trouvé la perle rare, un Belge nommé Rolin-Jacquemyns (โรลังยัคมินส), spécialiste en droit international et reconnu comme tel dans toute l’Europe. Il avait été ministre en Belgique mais se trouvait dans une situation financière désespérée : Il avait dû combler de ses deniers une faillite de l’un de ses frères, toute sa fortune y était passée, il se trouvait sans ressources et ne pouvait dans cette situation rester en Belgique sans perdre la face. Or, Lord Cromer, administrateur colonial de l’Egypte recherchait des européens compétents pour occuper des postes de responsabilité dans la gouvernance du pays.
Rolin-Jacquemyns était venu au Caire à cette fin mais il n’y avait pas de poste disponible et depuis, il demeurait dans la capitale. Lord Represthan organisa une rencontre. Le Prince rencontra une personne au comportement soigné et âgé d’une soixantaine d’années. Au terme d’une longue conversation, le Prince le dota de grandes compétences en matière de droit international. Il lui dit « Le poste de conseiller juridique international au Siam est vacant. Si le gouvernement vous donne le poste, l’accepterez-vous. Après réflexions, Rolin-Jacquemyns répondit « Si le gouvernement siamois le souhaite, je partirai». Le Prince envoya alors un télégramme au Prince Devawongse lui expliquant qu’il avait rencontré un avocat belge bien connu en Europe, qui avait été ministre dans son pays et qu’il pourrait utilement servir de conseiller juridique. Il reçut une réponse positive du palais royal le lendemain. Rolin-Jacquemyns demanda un délai de trois mois pour gérer ses affaires familiales en Belgique. Le Prince quitta alors Le Caire pour aller aux Indes et en Birmanie et revint à Bangkok fin mars 1891. Toutefois Rolin-Jacquemyns fit savoir que le Khédive lui avait ou lui autait proposé un poste clef au sein du gouvernement égyptien dans le ministère de la justice. Il ne pouvait l’accepter que si le gouvernement siamois le dégageait de son engagement.
Le Roi, avisé par télégramme, répondit « L'Egypte est proche de l'Europe. Il sera plus facile de trouver des fonctionnaires qu'au Siam qui est loin ». Rolin-Jacquemyns arriva donc au Siam en 1892 et fut présenté au Prince Devawongse. Celui-ci considéra qu’il était le meilleur de tous les conseillers l’ayant précédé. Il fut alors présenté au Roi. Sa qualité d’ancien ministre de l’intérieur en Belgique joua beaucoup en sa faveur. Nommé d’abord « Conseiller du gouvernement général » (ที่ปรึกษาราชการทั่วไป) mais uniquement pour les affaires étrangères, ses fonction furent ensuite élargies et il reçut le titre de Chao Phraya Aphai Racha (เจ้าพระยาอภัยราชาฯ) en 1896. Il fut historiquement le deuxième étranger à recevoir cette distinction, le premier ayant été Chao Phraya Wichayen (เจ้าพระยาวิชาเยนทร์) sous le règne du roi Narai le Grand auquel elle n’avait pas particulièrement réussi.
Au bout de sept ans, atteint par la limite d’âge et s’étant aperçu au bout de ce temps qu’il ne supportait pas la chaleur, il fut contraint à la démission et, le roi l’ayant accepté, il retourné finir ses jours dans son pays natal. Il y mourut en janvier 1902. Ses deux fils restèrent au Siam au service du gouvernement dans des fonctions subalternes.mais auraient été faits barons par le roi des Belges ?
Quelques mots sur celui que la presse française appela « le ministre des affaires étrangères in partiubus » du Siam, en réalité homme à tout faire. La presse française le détestait, j’ai essayé de prendre ce que j’ai lu avec circonspection et utilisé le conditionnel plus souvent que la forme affirmative.
Gustave Henri Ange Hippolyte Rolin-Jaequemyns naquit le 31 janvier 1835 à Gand au cœur des Flandres et mourut dans son pays natal en janvier 1902. La Belgique avait alors 5 ans et avait été dotée d’une langue officielle, le français, que la majorité de la population ne parlait pas, et d’un roi, obscur principicule d’une branche secondaire de la famille royale de Saxe. Il ne parlait pas le français non plus. Il fallut un siècle pour que notre langue ne soit plus la seule officielle dans ce pays. Son père, juriste comme lui, avait fait ses études de droit en Allemagne. Il avait été en 1848 élu député et devint ministres des postes. On lui doit, détail à l’attention de mes amis philatélistes, la création du premier timbre-poste en 1849. Pour éviter toute querelle linguistique, la vignette ne comportait pas la mention du nom du pays. Pas de mention non plus de la monnaie, « 10 cents » signifie la même chose en français et en néerlandais.
Il était un « orangiste » favorable à la réunion de son pays au Pays-Bas sous le règne de la famille d’Orange-Nasau et non d’un Saxon parachuté. Gustave suivit des études juridiques à Gand et devint rapidement un éminent spécialiste du droit international. Voilà bien un mot creux au sens fort, une discipline que je préfère appeler « droit des gens » et qui prétend imposer au Etats des règles pour régir leur rapports entre eux alors que depuis toujours, c’est un domaine où la force prime le droit et rien n’est changé en 2024.
Devenu avocat et universitaire de talent reconnu, il se lance en 1878 dans la politique sous la bannière du « Parti libéral unitaire ». Pressenti comme ministre des affaires étrangères, le France aurait considéré que cette désignation serait un véritable casus belli, nous allons voir pour quelles raisons, et se retrouve ministre de l’intérieur. Il engage alors le pays dans une véritable guerre religieuse contre l’église catholique qui conduisit le pays au bord de la guerre civile et lui valut d’être excommunié. Dans un pays qui était déjà profondément divisé sur le plan ethnique, le choix d’une querelle entre francs-maçons et catholique n’était peut-être pas de bon aloi ? La guerre religieuse s’acheva en 1884 par l’échec de son parti et il retourna alors à ses travaux universitaires où il cumula les distinctions les plus flatteuses.
Les causes de sa ruine qui le contraignirent à prendre le large ?
Alors que notre presse est souvent malveillante, nous n’avons rien trouvé de déshonorant écrit à ce sujet. C’est le krach d’une affaire de famille mettant en cause son père et un frère, et celui d’un scandale financier étouffé en payant le prix, suffisant en tous cas pour que – en dépit de sa notoriété assurée sur le plan européen, il ait dû aller chercher fortune à l’autre bout du monde.
Que s’est-il dit lors de la rencontre du Caire ?
Il y a ce que dit le Prince et ce qu’il ne dit pas. Les rapports du Siam et de la France sont au plus mal et il y a urgence.
Rolin est au Caire pour louer ses compétences. Or, il ne parlait pas la langue et ignorait tout de la situation géopolitique du Siam. On ignore dans quelle langue s’est déroulé cet entretien ? Il est évident d’abord qu’il a séduit le Prince par un entregent propre à tous les universitaires et a facilement pu démontrer ses incontestables compétences en matière de droit international. Cela ne signifie toutefois pas qu’un spécialiste du droit international puisse faire un bon diplomate ?
Il a évidemment pu exciper de sa qualité d’ancien ministre de l’intérieur belge. Des compétences certes mais il n’a fait que « bouffer du curé » pendant six ans.
La question financière a évidemment été discutée, il a de toute évidence fait jouer la concurrence avec le Khédive. Le Prince ne parle pas de cet aspect évidemment, la presse française a parlé d’émoluments de 3 millions de ticals (baths), une somme énorme mais nous ne disposons d’aucun élément à ce sujet et n’en trouverons probablement jamais.
Il est probable aussi qu’il a justifié auprès du Prince tout à la fois d’un carnet d’adresse privilégié dans le monde du droit international où les anglais sont maîtres. Il n’a surtout eu aucune peine à justifier qu’il ne serait pas du côté des Français. Il a en la matière fait ses preuves. La presse française l‘a accusé d’être à la botte des Anglais, elle eut été mieux inspiré de dire qu’il était à celle de Bismarck mais le Kayser n’avait alors aucune velléité de s’implanter en Asie du sud-est. Je dirai plus bas quelques mots de cette francophobie maladive. Ce ne sont plus des supputations mais des constatations.
Quelle a été son rôle dans la crise franco-siamoise de 1893 ?
Il est difficile à cerner.
Sur un premier plan, aucune allusion n’a jamais été faire à des compétences en droit international. Or, il y avait une question majeure. La France ne s’est pas lancée à la conquête de la rive gauche du Mékong, le Laos sans paravent juridique. Elle excipait, peut-être pas totalement à tort mais l’argumentation était tout de même fuligineuse, que le Lao avait été un état tributaire de l’Annam et qu’elle avait hérité de ces droits depuis que l’Annam était tombé sous sa suzeraineté.
Il est singulier qu’aucune intervention de sa part pour faire respecter par la France la « foi due aux traités ». Son rôle dans le déroulement des opérations reste discuté. Certes, on a pu remarquer que « la réponse de la cour de Siam à notre ultimatum était rédigée en un français des plus corrects, voire même des plus élégants. Il ne faut pas attribuer ce style à la traduction. Le ministère des affaires étrangères a d'excellentes raisons de croire que ce document est l'œuvre d'un sujet belge, fixé depuis quelque temps au Siam, M. Rolin-Jacquemyns ». C’est évidement plausible. Aurait-il conseillé au Roi de résister aux Français au bénéfice d’un soutien des Anglais qui ne souhaitaient pas que la France s’implante au Laos ? Affirmation invérifiable. Le Roi ne pouvait ignorer que les Anglais laisseraient les mains libres aux Français dans la mesure où ceux-ci les laissaient faire au nord de la Malaisie et au nord du Siam dans les états shan. Il était probablement aussi conscient que la résistance active aurait été de la folie, n’ayant pas de secours à attendre d’une armée d’opérette et d’une marine qui ne comportait aucun bâtiment de guerre et dont l’amiral responsable n’était qu’un capitaine de bateau lavoir.
C’est mettre au passif de Rolin les morts français et siamois de 1893, ils ont été peu nombreux mais toujours trop.
Le reste de sa carrière se déroula essentiellement à rester dans son domaine et réorganiser le système judiciaire et juridique du pays. Il ne fut toutefois pas le seul et les juristes français en particulier, ont eu leur mot à dire.
Son titre, certes flatteur, de « grand mamamouchi » lui valut probablement des prébendes supplémentaires mais aucun pouvoir au sein du gouvernement. Alabaster pour sa part était d’une grande érudition, parlant la langue et le pali, il est l’auteur d’un très docte ouvrage, traduction de l’un des livres sacrés du bouddhisme
A sa mort, le roi ne le dota pas d’une médaille à titre posthume mais lui fit édifier un somptueux monument funéraire dans le cimetière protestant de Bangkok.
La retour en Belgique
Il n’était plus tout jeune, 67 ans, ne supportait pas le climat, paraît-il, et pouvait revenir la tête haute, fortune ayant été faite. C’est toujours plausible et les insinuations de la presse française, selon lesquelles le Siam aurait en définitive été content de s’en débarrasser ne reposent sur aucun élément concret. Maladie diplomatique ?
La haine maladive de la France
Elle s’est manifestée de façon éclatante lors de la guerre de 1870 entre la France et les états allemands. Je ne vais évidemment pas en écrire l’histoire. La Belgique est neutre, état tampon, et entend le rester. Le roi Léopold est saxon par son père mais français par sa mère, fille du roi Louis-Philippe. Chez les uhlans saxons on trouvait probablement à la tête des régiments de ses petits cousins, cousins et arrière petits cousins. Chez les Français, nous trouvons – anonymement - à la tête de l’une de nos armées l’un de ses oncles, le Prince de Joinville.
Tous les observateurs, je ne fais pas de la germanophobie maladive, considèrent que les armées allemandes ont fait allégrement fi de ce que l’on appelait « les lois de la guerre », une espèce de déontologie destinée à éviter les malheurs aux populations.
Du Kaiser et de Bismarck, il y a de toute évidence la volonté de faire payer à la France la manière dont Napoléon avait traité la Prusse en 1806. Talleyrand qui était un vrai diplomate, aurait dit à l’empereur que la France en payerait un jour le prix.
Une série d’observations s’impose :
- On a fait beaucoup mieux depuis et pire encore
- Dans cette guerre, les français sont en position défensive pour défendre leur territoire, jamais une violation des « lois de la guerre » n’a alors été reprochée à la France.
- Que la France ait pu par la passé se conduire de même façon ne peut-être qu’une explication et non une justification.
Rolin est le responsable de la « Revue de droit international et de législation comparée », qui publie tout ce que le microcosme des spécialistes du droit international comporte dans le monde (numéro 4 de 1870 et 4 de 1871).
Une réponse circonstanciée lui valut quelques réponses assez cinglantes dans le tout aussi distingué « Bulletin de la société de législation comparée » de janvier 1872 ;
« M. Rolin-Jaequemyns a presque toujours cédé à l'influence de ses très-vives sympathies pour la cause allemande et pour la politique prussienne. De là, sur la politique du gouvernement français, sur les idées et les sentiments de la nation française, des appréciations qui ne sont pas toujours dignes du caractère de l'auteur et de la haute valeur de l'ouvrage ». « De là aussi, ce qui est plus grave, une modération excessive lorsqu'il ne peut mentionner sans critique les excès ou les abus reprochés aux généraux allemands, et quelquefois même l'abandon des règles qu'un consentement universel avait consacrées ».
Il commence par l’affirmation péremptoire que le peuple français n'a jamais cessé, sous tous ses gouvernements successifs, de menacer l'Allemagne et de méditer une guerre contre elle et que l'Allemagne, au contraire, ne désirait que la paix sans rien convoiter du patrimoine français. Voilà bien une vision assez particulière, on peut être remarquable spécialiste du droit international mais piètre diplomate et lamentable historien. Il est une constante que la théorie des nationalités par la race et par la langue, le pangermanisme, possédait tous les esprits allemands.
Concrètement et parmi les exactions dont se rendit coupable l’état-major allemand, il faut commencer par le bombardement des villes. Ne parlons que du siège de Strasbourg, destruction du musée, du temple protestant, du séminaire, de la bibliothèque et de nombreuses maisons au milieu de la ville, alors que les fameuses « lois de la guerre » imposaient, lors de l’investissement d’une ville, de ne bombarder que les objectifs spécifiquement militaires.
Mettons toutefois à l’actif des Prussiens que le bombardement de Paris ait commencé tard, qu'il n'avait fait relativement qu'un petit nombre de victimes et que l'armée française de Versailles avait bientôt après causé plus de dégâts par le bombardement dans sa propre capitale.
On peut également parler d’incendies, de prise d’otages, de pillages, de dévastations, de réquisitions, de contributions et du concours exigé des habitants. L’explication de Rolin est suave « l'habitant des provinces françaises fier, impatient du joug étranger, animé d'un patriotisme à la fois ombrageux et méprisant, devait par sa conduite rendre la modération plus difficile à l'envahisseur ».
C'est donc clair, les Allemands ont commis des exactions, certes mais c'est parce qu'ils avaient été mal accuiliis.
Mieux vaut en rester là, si c’est de l’humour belge, il est d’un bien piètre niveau.
Il est certain que si Rolin avait connu les événements ultérieurs, en 1914 et en 1939, il aurait conseillé d’accueillir les envahisseurs à bras ouverts et aurait été intronisé Bche d'honneur.