Bernard, retraité, marié avec une femme de l'Isan, souhaite partager ses découvertes de la Thaïlande et de l'Isan à travers la Grande Histoire et ses petites histoires, culturelles, politiques,sociales ...et de l'actualité. Alain, après une collaboration amicale de 10 ans, a pris une retraite méritée.
Nous avons à plusieurs reprises parlé des mines de sel du nord-est de la Thaïlande dont la présence également dans l’actuel Laos a frappé les visiteurs et explorateurs du XIXe siècle (1). Je ne cite qu’Étienne Aymonier qui a arpenté le pays pendant plusieurs années, un périple de 40.000 kilomètres, dans ce qu’on appelait alors le Laos ce qui comprenait l’actuel Laos et le « Laos siamois », le plateau de Khorat (ราบสูงโคราช)), nord-est de la Thaïlande, appelé « Isan » et ce avant la colonisation du Laos en 1893 (2).
Singulières mines de sel en vérité puisqu’il s’agit en réalité de mines pratiquement à ciel ouvert. Nous avons parlé de leur origine légendaire, une bien belle histoire en plusieurs versions.
Quel en est l’origine géologique ? Probablement de l’existence il y a des millions d’années, dizaines ou centaines, d’un vaste océan d’eau salée aujourd’hui disparu dont il reste probablement un souvenir visible, dans le district de Selaphum (เสลภูมิ), dans la province de Roiet (ร้อยเอ็ด) un grand lac salé appelé bungklua (บึงเกลือ – le lac salé). Les habitants des environs l’appellent « la mer de l’Isan » (thalé isan – ทะเลอีสาน)
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Nous en reparlerons. En dehors de ce vestige apparent, git dans le sous-sol, à faible profondeur, de 10 à 20 mètres, de gigantesques couches de sel d’une épaisseur de probablement plusieurs dizaines de mètres sous la plaine de l’Isan. Elles surmontent comme nous le verrons, de non moins énormes couches de potasse.
Cet océan continuait vers l’ouest dans les montagnes, l mais continuait dans les vallées ?
Ainsi dans le district de Bo Kluea (อำเภอ บ่อเกลือ) situé dans la partie nord-est de la province de Nan (จังหวัดน่าน).
On trouve aussi de temps à autre de modestes marécages dont l’eau s’évapore en saison chaude et laisse apparaître une couche de sel.
Ainsi ce paysage lunaire, un marécage salant de quelques hectares dans une campagne désolée, lieu non dénommé situé à une quinzaine de kilomètres au nord de la ville de Nonghan (หนองหาน) dans la province d’Udonthani.
Dans certains endroits de la vallée du Mékong enfin, en saison sèche, les rizières, sous l’influence de la chaleur, se recouvrent d’efflorescences blanches provenant de l’évaporation lente d’eau salée remontant par capillarité de la profondeur.
Ces mines de sel constituèrent une ressource importante de la région de l’Ian et du Laos tout entier. Le sel avait une grande valeur d’échange pour les régions qui en était dépourvues. Etienne Aymonier nous en parle à longueur de pages. L’économie n’était pas monétaire et le troc était la règle. Le sel pouvait pour un Etat représenter la richesse autant que l’or ou l’argent, aussi présents, mais dont l’extraction est autrement plus difficile.
Si la plupart des sites salins miniers ne sont probablement plus en activité aujourd’hui, nous trouvons leur trace dans l’onomastique, souvent parlante en Thaïlande.
QUELQUES SITES
Nous allons trouver le terme de kluea (เกลือ) qui signifie tout simplement « le sel » et surtout celui de Bo (บ่อ) qui signifie « un puits » qui peut être d’eau douce, certes mais dans la région signifie avec certitude qu’il s’agit d’un puits d’eau saline.
Ainsi dans la province d’Udonthani (จ. อุดรธานี) les sites de Bo Non Nong Lek, Bo Kha Ngua et Bo Ban Dung (บ่อโนนหนองเหล็ก - บ่อขางัว - et บ่อบ้านดุง), le dernier étant le plus important.
Dans la province de Khonkaen (จ. ขอนแก่น) Bo Krathin (บ่อกระถิน).
Dans la province de Surin (จ. สุรินทร์) Bo Nong Nam Sai (บ่อหนองน้ำใส).
Dans la province de Roiet où nous avons rencontré le grand lac salé, Bo Phan Khan (บ่อพันขัน).
Dans la province de Nongkhai (จ. หนองคาย), Bo Hua Haet (บ่อหัวแฮด).
Le district de Bo Kluea (อำเภอ บ่อเกลือ) est situé dans la partie nord-est de la province de Nan (จังหวัดน่าน) à la jonction de l’ouest de la province Isan et l’Est de celle du nord.
LE TOURISME ?
Bien que marqués au nom du sel, aucun de ces lieux de production n’en fait un argument touristique. Vous ne verrez pas dans leurs environ le panneau bleu. Deux exceptions toutefois confirment la règle.
Bungklua
C'est un lac d'une superficie d'environ 7 500 rai soit 1200 hectares il y Il est doté de plages de sable blanc sur la partie ouest. C'est une attraction de tourisme thaï majeure de la province de Roi Et : multitude de restaurants typiques, bungalows et jeux aquatiques. Le sel est en marge
La présence du sel qui lui a donné son nom est marginale. En saison sèche et sur certaines de ses berges, l’eau s’évapore ce qui provoque la formation de flocons de sel dont les riverains extraient leur sel.
Bo Kluea
Le district de Bo Kluea est principalement composé de hautes chaînes de montagnes et des vallées étroites. Le climat y est bénéfique par sa fraicheur mais on ne le visite pas pour ses puits de sel. Il s'appelait à l'origine Mueang Bo (เมืองบ่อ) probablement référence aux puits de sel gemme de la région qui ont suscité pour parti le désir de Tilokaracha (เจ้าติโลกราชแห่งเมืองเชียง). roi de Chiangmai à s’en emparer en 1448. C’est un signe historique de l’importance que pouvait avoir la possession du sel à cette époque.
Le sel est toujours produit de manière traditionnelle, en particulier dans les deux sous-districts au nom parlant : Bo Kluea Nuea (บ่อเกลือเหนือ) « le puits de sel du nord » et Bo Kluea Tai (บ่อเกลือใต้) « le puits de sel du sud »
L’EXPLOITATION
Elle a été longuement décrite par nos voyageurs.
Le sel provient de puits naturels d’un diamètre de 1,5 à 2 mètres et d’une profondeur de 8 à 10 jusqu’à 20 mètres. Il n’est pas certain qu’au temps de la préhistoire ni même au temps d’Aymonier, les autochtones aient eu les compétences technologiques leur permettant une telle réalisation, le métier de puisatier est dangereux.
S’il existe des puits creusés de main d’homme, lorsqu’il est apparu que la couche d’eau porteuse de sel est très proche de la surface, les habitants creusent des puits en forme d’entonnoir en pente douce de deux mètres de diamètre et d’une profondeur d’un mètre.
Dans certains endroits en saison sèche, les rizières, sous l’influence de la chaleur, se recouvrent d’efflorescences blanches provenant de l’évaporation lente d’eau salée remontant par capillarité de la profondeur. Les habitants raclent le sol lorsque la couche de sel est assez épaisse. Les terres salées sont placées dans des auges en bois ou dans des paniers étanches percés d’un trou qu’on obture avec un tampon d’herbage.
On y verse de l’eau qui se charge de sel et passe à travers le filtre d’herbage. On liquéfie les terres avec la même eau jusqu’à ce que la solution saline atteigne la saturation nécessaire. Le liquide saturé est alors versé dans des chaudières à évaporation.
Ailleurs, les eaux salées sont extraites de puits de huit à vingt mètres de profondeur et d’un mètre cinquante à deux mètres de largeur. L’eau puisée est bourbeuse, on la décante et on l’évapore.
Ces puits alimentés par les nappes d’eau salée sont surmontés d’un échafaudage de bambous: pompes et canalisations qui déversent un liquide verdâtre et épais dans d’immenses chaudières. Après ébullition et évaporation de l’eau, le sel est recueilli et empaqueté au village ».
Ainsi Aymonier décrivait ce qu’il avait vu, des procédés similaires étaient utilisés 7 ou 800 ans auparavant.
Quelques chiffres pouvant toutefois varier en fonction de la région : Il faut extraire environ 60 litres d’eau salée pour obtenir 15 kg de sel pur après séchage. La production est continue 240 jours par an, et ne s’arrête que pendant la saison des pluies. Chaque puits produit 30 kg de sel quotidiennement.
Ils sont les mêmes aujourd’hui.
Notre ami Patrick nous a dotés sur son blog d’un très intéressant reportage photographique auquel nous vous renvoyons (3). J’en ai extrait quelques photographies parlantes reproduites ci dessus. Elles concernent le site de Bo Ban Dung. La seule différence est l’utilisation de pompes électriques pour sortir l’eau du puits.
Les habitants restent attachés à leur sel de terre.
Aymonier nous dit « Les Lao prétendent que le sel marin cause des démangeaisons. Mais, en général, ils ne le connaissent même pas, ne consommant que le sel du pays. Une ménagère m'a demandé un peu de sel marin un jour, non pour la cuisine, mais pour faire un médicament.».
Si les habitants de l’Isan d’aujourd’hui connaissent la mer et son sel, beaucoup en ont la même appréhension ainsi que je l’ai constaté à plusieurs reprises. Beaucoup de sites qui vendent de la fleur de sel de mer (ดอกเกลื) lui attribuent à tort et peut être à raison des vertus thérapeutiques mais les prix sont pour le commun des mortels de l’Isan, prohibitifs. Le sel gemme est toujours vendu dans des échoppes au bord de toutes les routes de la région en général 20 baths le sac de 5 kilos et 50, celui de 10 kilos,
le même prix qu’un seul kilo de fleur de sel de mer
Ces photographies ont été prises en 2023. Le sel gemme est bien blanc, sous forme de gros sel, celui que j’utilise pour saler ma soupe une fois moulu et au niveau gustatif, je suis amateur de sel, je ne vois guère de différence d’avec un bon sel de Méditerranée.
Cette activité marginale non fiscalisée est-elle en voie de disparition en ce début de XXIe siècle ? Elle échappe totalement à l’industrie du sel qui en Thaïlande est sinon monopolistique du moins oligopolistique. Sur une production globale annuelle de 1,2 millions de tonnes, 600.000 tonnes sont destinées à l'exportation. Le marché de la consommation du sel alimentaire est de 76.000 tonnes par an. 30.000 tonnes seulement proviennent du sel dit « raffiné » (c’est-à-dire tout simplement de sel brut blanchi chimiquement et vendu 50 fois plus cher) distribués par ces structures oligopolistiques. Il y a donc 46.000 tonnes par année qui continuent à provenir de ces micro-producteurs. Ces chiffres sont de 2010, je ne sais s’ils ont beaucoup évolué depuis ? Nous verrons donc probablement encore longtemps ces panneaux au bord de nos routes signalant la proximité d'un site en général communautaire familial de production de sel, échappant à toute statistique et aux grands circuits commerciaux.
L’avenir est probablement à moyen terme morose.
L’AVENIR ?
La gabelle à la façon thaïe ?
Les Thaïs sont d’énormes consommateurs de sel. Salaison des plats, conservation par le sel, confection de leurs sauces volcaniques composées de sel et de poisson « avancé », cuisson au sel simplement. Pour les inciter à réduire cette consommation, quoi de plus simple que de taxer une activité qui ne l’est pas ? Nous avons sur ce point l’exemple précis du Laos au temps de la colonisation (1893 – 1953). (4). Cette gabelle façon locale, envisagée depuis 2020 verra-t-elle le jour ?
Le sel n’a toutefois guère attiré les initiatives ou les convoitises coloniales bien que les mines de sel y eussent été et soient omni présentes comme en Isan. Sans nous attarder sur le Laos français, citons simplement une chronique au vitriol de Henri Cucherousset en 1934 dont je ne cite que la conclusion « Et nunc erudimini qui judicatis coloniam » ce qui signifie simplement, sans faire de mot à mot « Quand on crache en l’air, ça vous retombe sur le nez » (5).
L’exploitation communautaire ?
Il est probable, compte tenu de son importance, que l’exploitation de ces ressources en sel s’effectuait et s’affecte peut-être encore de façon communautaire et non de façon individuelle ? Je n’ai malheureusement trouvé aucune étude à ce sujet. L’existence de communautés rurales exploitant collectivement leur environnement forestier existait dans le Siam ancien en vertu d’un droit coutumier que j’ose à peine résumer sous ces termes « les terres appartient collectivement aux paysans qui les exploitent ». Il est apparu qu’il était opportun de formaliser légalement ces ces pratiques communautaires dans la mesure où elles sont directement en opposition avec des principes constitutionnels, la constitution dernière en date étant celle du 6 avril 2017, portant atteinte en particulier à des principes fondamentaux, liberté individuelle et droit de propriété protégées (article 26, article 28, article 37 et l'article 43). La loi du 24 mai 2019 sur les forêts communautaires est le fruit de plus de dix années de négociations entre les fonctionnaires gouvernementaux, les groupes communautaires locaux et les organisations non gouvernementales Elle est la première loi de la Thaïlande qui reconnaisse le statut légal des communautés et leur droit à utiliser, aménager et protéger.
La première question qui se pose est de savoir qui concerne les forêts communautaires s’applique aux zones salines qui ne sont pas en forêts, en dehors de Bokluea ? Le texte a donné lieu à des débats féroces à la chambre des députés et au Sénat. Les pouvoirs de contrôle qu’elle confère aux autorités administratives locales font craindre le pire en ce qui concerne les activités communautaires et leur indépendance.
Les mines de potasse
C’est bien là le risque majeur. Nous en avons longuement parlé, n’y revenons pas (6).
NOTES
(1)
Voir
(2)
« Notes sur le Laos », Saigon, 1885
« Voyage dansl Laos », Paris 1887.
(3) Voir
http://udonthani-en-isan.over-blog.com/article-les-ouvriers-du-sel-125055009.html
http://udonthani-en-isan.over-blog.com/article-29006044.html
(4) Voir le mémoire Inalco de Marc Mouscadet « l’exploitation des ressources du sous-sol au Laos à l’époque coloniale de 1893 à 1940 »
(5) « La Gabelle dans nos provinces du Nord et au Laos » in Eveil économique de l’Indochine du 20 mai 1934.
(6) Voir
https://grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-blog.com/2024/03/a-498-les-habitants-de-l-isan-ne-veulent-pas-de-mines-de-potasse-dans-leurs-rizieres.html
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