Bernard, retraité, marié avec une femme de l'Isan, souhaite partager ses découvertes de la Thaïlande et de l'Isan à travers la Grande Histoire et ses petites histoires, culturelles, politiques,sociales ...et de l'actualité. Alain, après une collaboration amicale de 10 ans, a pris une retraite méritée.
Les premiers visiteurs du Siam ont admiré les barges royales, ainsi La Loubère en 1691. On les a baptisées du nom de ballons, déformation de leur nom thaï ruea banlang (เรือบัลลังก์ – bateau du trône).
Les courses de somptueuses pirogues sur les fleuves du pays furent aussi un sujet d’admiration, qui relèvent d’un rituel religieux probablement antérieur au bouddhisme.
En dehors de ces somptueuses embarcations, plus tard, on s’étonna de la prolifération des pirogues à Bangkok, joliment qualifiées par Lunet de la Jonquères en 1906 de fiacres de la capitale.
Elles proliférèrent aussi dans nos régions du Nord-est, sur les deux rives du Mékong. Elles sont le moyen de transport des personnes et des marchandises : La vie y est dominée par ses canaux et ses rivières qui fournissent le poisson et servent de voie de communication. Les chemins de terre sont inutilisables en saison des pluies, le char à bœuf, l’un des moyens de transport des personnes et des marchandises est moins rapide qu’un homme au pas. Il n’en est pas de même de la pirogue utilitaire dont nous allons voir qu’elle peut friser le gigantisme. Elles sont évidemment aussi utilisées pour la pèche.
Les embarcations royales ne différent de celles du commun que par la splendeur de leur décoration. Elles ont en outre la caractéristique d’être des pirogues dites monoxyles c’est-à-dire taillées dans un seul tronc d’arbre. On les trouve partout dans le monde depuis des millénaires. Celle du Parc de la tête d’or à Lyon est datée au carbone 14 d’avant notre ère, peut-être d’avant l’âge du fer ?
Beaucoup d’ouvrages consacrés au Siam et au Laos nous apprennent que ces embarcations viennent d’un seul tronc mais ne détaillent pas leur fabrication. J‘ai été conduit à me poser quelques questions.
Le choix du bois
Il doit pouvoir supporter d’être exposé à la lumière du soleil et à l’eau. Il doit être résistant aux termites et autres insectes mangeurs de bois, ainsi qu’aux champignons et être de plus difficile à se décomposer. Le terme générique (ไม้เนื้อแข็ง), bois dur ou bois franc regroupe plusieurs espèces qui peuvent être utilisé autant pour les embarcations que pour les piliers et éléments extérieures des constructions traditionnelles. Il en est plusieurs espèces actuellement inventoriées – essentiellement pour la construction – par les normes du Département royal des forêts (กรมป่าไม้) que nous trouvons sur le site https://www.wazzadu.com/article/5144 qui est en quelque sorte une encyclopédie du bâtiment. Beaucoup de ces espèces sont aujourd’hui rares et chères, un paramètres qui ne s’imposait alors pas. Par ailleurs, sans entrer dans des calculs sur la masse volumique, il est facile de faire la comparaison entre un bois dur qui ne flotte pas donc densité supérieure à 1 et un bois dur qui flotte facilement. C’est évidement question d’expérience transmise.
L’époque de la coupe
Le choix de l’époque est évidemment là encore le fruit de siècles sinon de millénaires d’expériences.
Le bois étant un élément vivant, les anciens ont toujours porté une attention toute particulière au moment de la coupe des arbres. En effet, l’expérience acquise démontre qu’en coupant le bois en lune descendante et en période hors sève, c’est à dire quand les arbres sont en repos végétatif, le bois séchait plus vite et était de meilleure qualité. Cette connaissance résulte d’un savoir basé sur de longues observations et surtout de la nécessité d’obtenir un bois pérenne. Plusieurs sites Internet en thaï donnent des conseils à ce sujet. La coupe du bois représente en effet un travail considérable et les anciens se devaient d’optimiser leurs efforts. L’observation de la nature et des rythmes lunaires - la population vivait selon ce rythme lunaire - s’avérait donc essentielle pour garantir la longévité de leur réalisation. Les traitements du bois par la grande industrie avec de nombreux produits chimiques polluants n’existaient évidemment pas. Un site thaï relatif à l’abattage des arbres conseille la saison froide ou la fin de la saison froide :
https://www.jardineriaon.com/th/ตัดต้นไม้ช่วงไหนดีและต้องทำยังไง.html
Le travail
Nous en avons une bonne description par Amédée Gréhan dans sa « Notice sur le royaume de Siam » publié en 1867 :
Le gouvernement siamois a aussi envoyé à l’Exposition du champ de Mars de très-beaux spécimens de barques royales. Elles ont environ 9 mètres de long. Ce ne sont que des réductions d’embarcations en usage à Bangkok.
Celles dont on se sert dans le pays ont jusqu’à 120 pieds de longueur (le pied de France valait 0,3248 mètre ce qui donne près de 39 mètres) sur 2 m ,50 de large ; les plus grandes contiennent jusqu’à 100 rameurs placés sur une seule ligne, manœuvrant à l’aide d’une pagaie, cinquante à droite, cinquante à gauche; ces pirogues peuvent marcher avec une vitesse de 9 à 11 kilomètres à l’heure. Ces barques, dorées et incrustées, fixent l’attention par leur cachet particulier. Elles portent à l’avant et à l’arrière des sculptures représentant des monstres mythologiques ou des divinités. Il convient ici de donner quelques explications sur le bois dont on fait ces barques et sur la manière de les construire. Les bois employés pour la construction des pirogues se nomment en siamois Pa Khan (bois durs). (Je pense que Gréhan voulait dire Pa khaeng – ป่าแข็ง - synonyme de maikhaeng - ไม้แข็ง arbre dur). Après avoir coupé l’arbre, on le scie d’un côté pour avoir une surface horizontale de quelques pouces (2,5 cm). Au moyen du feu que l’on introduit à l’intérieur, à la façon des sauvages d’une partie de l’Océanie et du nord de l’Amérique, l’arbre s’est aminci à l’épaisseur nécessaire; il ne reste alors que l’écorce qui peut avoir quelques centimètres d’épaisseur et qui ressemble à un rouleau de papyrus. Pour lui donner la forme et la largeur nécessaire, l’écorce est placée sur deux ou trois tréteaux; puis le feu est mis en dessous, et comme l’écorce est généralement huileuse, elle devient en s’échauffant assez molle pour permettre à l’ouvrier de lui donner la largeur demandée. Il arrive quelquefois que le dessous, ou la coque de la pirogue, vient à se fendre en plusieurs endroits; alors l’écorce étant abîmée, on doit procéder sur un autre arbre, ou calfater ces crevasses à l’aide de divers ingrédients usités dans le pays. (Les arbres qui ont des glandes à latex ne manquent pas). Il y a dans le royaume de Siam des arbres nommés vulgairement Pa : Khan, dont on fait des pirogues de 155 pieds de France en longueur (plus de 50 mètres). Dans le principe, ces arbres ont de 1,20 m à 1,50 m de diamètre, mais on peut leur donner jusqu’à 5 mètres de diamètre par le moyen du feu.
L’une de ces pirogues fut offerte par le Roi Mongkut à Napoléon III et est actuellement conservée au musée de la marine à Paris.
Amédée Gréhan avait rang de Consul du roi de Siam en France et fut commissaire du pavillon de Siam à l’exposition universelle de 1868 - Il reçoit le titre de Phra Sayamthuranurak (พระสยามธุรานุรักษ์) du roi Mongkut, Rama IV.
Il néglige toutefois des éléments d’importance, la date de la coupe, le travail avant l’utilisation du feu et un autre qui ne l’est pas moins, le transport du lieu de confection de l’embarcation jusqu’à la mise à l’eau. Sur ce dernier point, nous allons voir ce qu’il en coûtât à Robinson Crusoé
Un autre récit n’est pas sans intérêt, celui de Robinson Crusoé, roman peut-être mais Daniel Defoe l’auteur s’est appuyé sur une solide documentation. Robinson veut s’enfuir de son île et se lance dans la confection d’une pirogue Il ne choisit certes pas la bonne lune pour abattre l’arbre mais son soucis est de fuir au plus vite son île pour rejoindre le contient qu’il estime éloigné de 45 miles et non de construire une pirogue éternelle. Nous avons une exacte description du travail de nos anciens siamois !
Cela m’amena enfin à penser s’il ne serait pas possible de me construire, seul et sans outils, avec le tronc d’un grand arbre, une pirogue toute semblable à celles que font les naturels de ces climats. Je reconnus que c’était non-seulement faisable, mais aisé. Ce projet me souriait infiniment, avec l’idée surtout que j’avais en main plus de ressources pour l’exécuter qu’aucun Nègre ou Indien ; mais je ne considérais nullement les inconvénients particuliers qui me plaçaient au-dessous d’eux ; par exemple le manque d’aide pour mettre ma pirogue à la mer quand elle serait achevée, obstacle beaucoup plus difficile à surmonter pour moi que toutes les conséquences du manque d’outils ne pouvaient l’être pour les Indiens. Effectivement, que devait me servir d’avoir choisi un gros arbre dans les bois, d’avoir pu à grande peine le jeter bas, si après l’avoir façonné avec mes outils, si après lui avoir donné la forme extérieure d’un canot, l’avoir brûlé ou taillé en dedans pour le creuser, pour en faire une embarcation ; si après tout cela, dis-je, il me fallait l’abandonner dans l’endroit même où je l’aurais trouvé, incapable de le mettre à la mer… « Allons, faisons-le d’abord ; à coup sûr je trouverai moyen d’une façon ou d’une autre de le mettre à flot quand il sera fait. ». C’était bien la plus absurde méthode ; mais mon idée opiniâtre prévalait : je me mis à l’œuvre et j’abattis un cèdre. Je doute beaucoup que Salomon en ait eu jamais un pareil pour la construction du temple de Jérusalem. Il avait cinq pieds dix pouces de diamètre (1,77 m) près de la souche et quatre pieds onze pouces (1,50 m) à la distance de vingt-deux pieds, (6,80 m) après quoi il diminuait un peu et se partageait en branches. Ce ne fut pas sans un travail infini que je jetai par terre cet arbre ; car je fus vingt jours à le hacher et le tailler au pied, et, avec une peine indicible, quatorze jours à séparer à coups de hache sa tête vaste et touffue. Je passai un mois à le façonner, à le mettre en proportion et à lui faire une espèce de carène semblable à celle d’un bateau, afin qu’il pût flotter droit sur sa quille et convenablement. Il me fallut ensuite près de trois mois pour évider l’intérieur et le travailler de façon à en faire une parfaite embarcation. En vérité je vins à bout de cette opération sans employer le feu, seulement avec un maillet et un ciseau et l’ardeur d’un rude travail qui ne me quitta pas, jusqu’à ce que j’en eusse fait une belle pirogue assez grande pour recevoir vingt-six hommes, et par conséquent bien assez grande pour me transporter moi et toute ma cargaison…. Il ne me restait plus qu’à la lancer à la mer ; et, si j’y fusse parvenu, je ne fais pas de doute que je n’eusse commencé le voyage le plus insensé et le plus aventureux qui fût jamais entrepris. Mais tous mes expédients pour l’amener jusqu’à l’eau avortèrent, bien qu’ils m’eussent aussi coûté un travail infini, et qu’elle ne fût éloignée de la mer que de cent verges tout au plus (environ 100 mètres).
Les anciens siamois utilisaient pour couper l’arbre la hache (ขวาน - khwan) et pour creuser l’arbre la hache et l’herminette (ผึ่ง - pheung), outils connus dès l’âge de la pierre. Ils avaient l’avantage sur le naufragé d’être plusieurs, solidarité villageoise obligeait tant dans la construction de la maison que dans la confection d’une pirogue.
Le choix du cèdre était bon, c’est un bois qui ne pourrit pas, résiste à l’humidité, aux champignons, et aux insectes, le tout sans avoir recours à aucun traitement. Ce fut le choix de Salomon pour son temple. Le bois de cèdre à une faible densité donc une bonne flottabilité.
Robinson n’utilise pas le feu qui nécessité une surveillance permanente jour et nuit, la communauté villageoise permet d’effectuer des tours de garde. Il est évident que seul, ce fut un travail de titan. Je me suis posé une question de simple arithmétique. Le volume de ce cylindre de 6,80 mètres sur un diamètre moyen de la moitié de 1.77 + 1.50 soit 1,63 donc un rayon de 0.815 mètres. Nous connaissons évidemment la formule de calcul du volume du cylindre (aire de la base multipliée par la hauteur). L’aire est donc de Π x 0.815 x 0.815 soit 2,08 mètres carrés donc un volume de 6,80 x 2,08 soit 14,14 mètres cubes. Combien pesait cette réalisation ? La densité du cèdre est de 0,494 kilogramme au mètre cube. Le poids de l’arbre abattu avant d’être travaillé était donc de 14,14 x 0,494 soit 6.985 kilos près de 7 tonnes. En admettant que le travail de creusement ait enlevé les trois quart de la matière, le restant pesait encore 1 tonne 75. La tâche pour un seul homme était surhumaine puisque la pirogue était séparée de la baie par une éminence rendant impossible le moyen de transport qui venait à l’esprit, créer un chemin jusqu’à la mer et disposer des rondins pour y faire rouler la pirogue en la tirant ou la poussant.
Quelles pouvaient être les capacités de cette embarcation ? Son volume est de 14 mètres cubes. Si l’on admet, hypothèse plausible, que lors de la mise à l’eau, la moitié de la pirogue surnage donc que 7 mètres cubes sont immergés, selon Archimède, elle subit une poussée de bas en haut égale au poids du volume d’eau déplacé soit celui de 7 mètres cubes d’eau soit 7 tonnes, largement de quoi supporter le poids de 26 passagers ou de Robin et ses impédimentas en sus du poids de la demi pirogue elle-même. Les calculs exacts sur la flottabilité de l’embarcation dépassent mes compétences.
La construction de ces pirogues comme celle des habitations appartenait à la vie collective des villages qui est restée omniprésente jusque dans les années 50 du siècle dernier. Depuis lors, le nord-est bénéficie d’un réseau routier remarquable et nul besoin d’utiliser les voies d’eau autrement que pour la pèche.
La confection de ces embarcations nées d’un seul arbre, procédé datant du néolithique, est aujourd’hui impensable. La déforestation d’un pays qui était autrefois couvert de forêts est une catastrophe auquel une loi de 1889 s’efforce de combattre. Pour faire sa pirogue de moins de 7 mètres de long, Robinson a du abattre un cèdre qui devait faire 30 ou 40 mètres de haut, multi séculaire. Pour une barge de 40 mètres de long, il faut envisager un arbre probablement millénaire. Le prix du bois, en raison de la déforestation, augmente de façon exponentielle, les bois durs sont importés d’Afrique où l’on ne se soucie pas encore de déforestation. La fabrication d’embarcation en matière synthétique devient la règle. Elle présente en outre l’avantage du poids et de la résistance aux chocs.
Il en est une belle collection dans leur musée à Ayutthaya (พิพิธภัณฑ์เรืออยุธยา)
...et il n’est pas rare d’un trouver l’une d’entre elles dans une maison particulière.
Cette très belle pirogue ...
... a une autre utilisation dans la salle d’un restaurant où j’ai mes habitudes. Longue de 7,50 mètres et large de un mètre, la coque a 2 centimètres d’épaisseur. Elle serait en bois de rose (ต้นไม้ประดู่) mais je ne suis pas certain de ma traduction. D’après le propriétaire des lieux, elle servait jusqu’au début des années cinquante du siècle dernier à aller poser et retirer les nasses et les filets dans le lac voisin.
Les nasses ont également trouvé une autre utilisation.
Sur les pirogues, voie les articles de Madame Dominique Geai-Drillien : « Construction d’une pirogue au Laos » in Philao n° 104 du 3e trimestre 2016
https://www.academia.edu/27708022/Construction_dune_pirogue_au_Laos
« Les liens entre rites et mythes d’origine - Le rituel associé aux cours de pirogues » in Philao n°114 du 1er trimestre 2019
https://www.academia.edu/38131919/rites_et_mythe_la_course_des_pirogues_au_Laos_pdf