Bernard, retraité, marié avec une femme de l'Isan, souhaite partager ses découvertes de la Thaïlande et de l'Isan à travers la Grande Histoire et ses petites histoires, culturelles, politiques,sociales ...et de l'actualité. Alain, après une collaboration amicale de 10 ans, a pris une retraite méritée.
Une publication récente sur le site Isaanrecord que je consulte souvent avec intérêt malgré son caractère souvent iconoclaste que je ne partage pas toujours concernait les « révoltes des Saints » (1). Nous avons consacré plusieurs articles à ces mouvements que l'on peut, au moins de façon schématique, considérer comme des protestations souvent armées contre la politique centralisatrice forcenée du gouvernement central de Bangkok (2). Avant d'en arriver au récent mouvement des « chemises rouges » qui en seraient les héritiers au moins spirituels, l'auteur nous rappelle qu'ils furent nombreux. J'ai cherché sans à priori à faire l'inventaire - est-il seulement complet – de ces mouvements sporadiques et centrifuges qui agitent le Nord-est de la Thaïlande depuis plus de 300 ans.
La rébellion de Bunkwang en 1699 (กบฏบุญกว้าง)
Le premier mouvement sur lequel nous avons des sources historiques plus ou moins assurées est la rébellion de Bunkwang en 1699 (กบฏบุญกว้าง). Ce soulèvement s'est produit vers la fin du règne du roi Narai ou au début de celui de Petracha, en une période de confusion politique à la Cour. Bunkwang était de modeste extraction mais avait reçu une solide éducation au temple. Il aurait été originaire de l'est du Laos. Sa légende veut qu'il se soit emparé de Khorat (โคราช), avec un groupe de 28 fidèles seulement et la tint pendant trois ans. Il est toutefois probable qu'il avait le soutien de la population de la ville, aussi appelée Nakhon Ratchasima (นครราชสีมา), alors considérée comme la porte d'entrée vers le royaume siamois d'Ayutthaya. Il aurait réuni une troupe de 4.000 paysans subjugués par ses connaissances religieuses, de 84 éléphants et de 100 chevaux, et marché sur Ayutthaya, à travers les montagnes jusqu'à Lopburi et parvint à moins de soixante kilomètres de la capitale siamoise. Les troupes probablement de Phra Petracha, supérieures en nombre et surtout en armements les dispersèrent et il fut tué. Il reste un héros mythique du Nord-Est ayant laissé le souvenir d'u chef charismatique voulant libérer le Nord-Est du joug d'Ayutthaya et en faire une région autonome, probablement en lien avec les royaumes du Laos.
Le rebellion de Chiangkeo en 1791 (กบฏเชียงแก้ว)
Bangkok est devenue la nouvelle capitale du pays en 1782. Certaines des régions, au Nord-est, considérées comme des États tributaires contestèrent le nouveau pouvoir et quelques groupes locaux se rebellèrent. Chiangkeo venait de la région orientale du Mékong (Saravane au Laos ุ สาละวัน), qui appartenait au royaume de Champassak (จำปาสัก). Le groupe ethnique concerné était celui des Kha (ข้า) que les Siamois considéraient comme une espèce à peine supérieure au crapaud. Ils réussirent à occuper le Champasak mais furent battus par des troupes venues en particulier de Khorat et réduits en esclavage pour plusieurs générations.
La rebellion de Sa-Kiad-Ngong en 1820 (กบฏอ้ายสาเกียดโง้ง)
Le chef de cette rébellion s'appelait Sa, tandis que Kiad-Ngong était le nom d'une montagne sur la rive orientale du Mékong faisant partie du royaume de Champassak. Sa mère était une Lao de Vientiane, et lui-même avait été moine pendant un certain temps. Comme d'autres rebelles, Sa utilisa son éducation religieuse pour convaincre les gens qu'il était un phu wiset (ผู้วิเสท - un homme doté d'un pouvoir extraordinaire) et un phu mi bun (ผู้มีบุญ - une personne de grand mérite), capable d'accomplir des exploits miraculeux. Il prétendait également être Thao Chuang (ท้าวจวง), un héros mythique de la littérature locale, renaissant pour sauver les Kha opprimés par les autorités locales. Il établit un temple et rassembla environ 6.000 personnes, principalement des Khas, et marcha et brûla Champassak. Le roi Rama II depuis Bangkok ordonna à Chao Anu de Vientiane (เจ้าอนุ จากเวียงจันทน์) de réprimer la rébellion.
Finalement, Sa et les Kha se rendirent. Sa fut conduit à Bangkok où il fut emprisonné à vie. Les Kha furent à nouveau réduits en esclavage et leurs descendants s'installèrent sur la rive orientale de la rivière Chao Phraya (แม่น้ำเจ้าพระย). La rébellion de Sa-Kiad-Ngong a été l’une des plus importants soulèvements du Nord-Est, nécessitant une armée de Vientiane pour la réprimer. La population Kha à cette époque était de plus de 300.000 personnes, des milliers furent tués mais les soulèvements ne cessèrent pas.
La bataille de Sambok en 1895 (ยุทธการซัมโบก)
Une réaction modeste mais significative au nouveau système d'imposition introduit par le pouvoir central a eu lieu en 1895. Certains anciens moines du village de Sa-at (สะอาด) dans le district de Namphong (น้ำพอง) dans l'actuelle province de Khon Kaen, persuadèrent les villageois de ne pas payer les taxes, ce qui les obligeait à faire un long voyage jusqu'à Khorat, faisant valoir que si une taxe devait être payée, elle devrait l'être à Vientiane mais pas à Bangkok. Pendant trois ans, les villageois résistèrent. Formés par les moines à faire face aux fonctionnaires, ils en recevaient des objets sacrés leur permettant de se battre avec courage sans crainte des blessures ni de la mort. L'arrivée des troupes entraîna la dispersion des rebelles et la mort de trois des chefs de village.
La révolte des phu mi bun de 1901-1902 (กบฏภูมีบุญ)
C'est un sujet que nous avons longuement traité à diverses reprises, n'y revenons pas (2). Il fut le mouvement le plus solide même s'il ne réussit pas à faire trembler le régime sur ses bases.
La rébellion de Nong Makkeo en 1924 (กบฏหนองมักแก้ว)
Ce soulèvement a commencé dans le village de Wiangkeo (เวียงแก้ว) dans la province de Loei (เลย) avec l'arrivée d'une autre province de trois moines et d'un novice. Ils bénéficiaient de pouvoirs magiques, de guérison en particulier, elles furent nombreuses. La population les honora comme phu mi bun et suivit leurs enseignements. La foi des villageois se reporta rapidement sur Phra Sri-ariyametrai (พระศรีอริยเมตไตรย), le Bouddha du futur qui viendrait sauver le monde de la souffrance et qui serait Nong Makkeo, donc le nom remplaça Wiangkeo. Ils se réunissaient chaque jour au temple pour être instruits sur le royaume du futur. On leur apprit aussi dit que Vientiane retrouverait bientôt son prestige. Le 23 mai 1924, une cinquantaine de villageois armés, guidés par leurs chefs, attaquèrent le bureau de l'administration du district et en chassèrent le chef. Ils croyaient qu'il n'y aurait besoin d'aucune autorité dans leur nouveau royaume. La police riposta rapidement et arrêta les dirigeants ainsi qu'une centaine de villageois. Ils restèrent incarcérés pendant trois ans.
La révolte du « mo lam » Noi-Chada en 1933 (กบฏหมอลำน้อย-ชฎา)
Noi était un molam (หมอลำ) - un spécialiste de la musique traditionnelle de l'Isan – venu d'un village près de la ville de Mahasarakham. Il prétendait être un sage errant en de nombreux endroits pour chanter un message de conversion, demandant aux villageois de s'habiller en blanc en signe de purification. Il prédisait la venue imminente de Phra Sri-ariyametrai (พระศรีอริยเมตไตรย), le nouveau Bouddha qui doit venir sur terre et prétendait avoir été dans une vie précédente l'un des dirigeants de la rébellion de 1901-1902, revenu pour enseigner le peuple. Des centaines de villageois non armés se sont rassemblés pendant deux à trois mois au centre de son village, attendant la venue du nouveau Bouddha. Son groupe propageait son programme à travers des chants folkloriques, des prédications et des divinations. Les paroles de ses chansons encourageaient les gens à défier le système en arrêtant de payer des impôts ou d'envoyer leurs enfants à l'école. Son message consistait aussi à cesser de respecter les moines parce qu'il considérait comme rien d'autre que des hommes portant des robes jaunes cherchant à exploiter les autres. Noi a finalement été arrêté et condamné à quatre ans de prison. Certains de ses partisans ont poursuivi ses activités, mais ont également été poursuivis et arrêtés.
La rébellion de Sopha Phontri « le musicien » dans la province de Khonkaen en 1939 (กบฏหมอลำโสภา พลตรี)
Nous avons consacré un article à ce révolté contre le pouvoir central, n'y revenons pas (3)
La rébellion de Sila Wongsinen en 1959 (กบฏศิลา วงษ์ศิลป์)
Fut-il le dernier « saint » autoproclamé ? En 1959, Sila ayant reçu une solide éducation religieuse dans un temple de Khorat, s'est prétendu à tort ou à raison guérisseur. Il eut de nombreux adeptes et prétendait être lui aussi le nouveau Bouddha, Phra Sri-ariyametrai. Il persuada environ 150 villageois du district de Warinchamrap (วารินชำราบ) dans la province de Khorat, de migrer avec lui pour établir une nouvelle colonie dans le district de Chokchai (โชคชัย). Il y établit une communauté « pour le salut du monde » avec ses propres règles et inventa de nouvelles cérémonies pour adorer les dieux et les idoles qu'il avait découverts dans la région. Des villageois le rejoignirent. Les autorités le firent arrêter mais furent attaquées par ses partisans, et des combats violents entraînèrent la mort du chef du district et une autre la mort de douze personnes, dont des femmes et des enfants. Les autorités purent arrêter 44 villageois. Sila et certains de ses partisans ayant toutefois pu s'échapper. Le premier ministre de l'époque, le maréchal Sarit Thanarat, furieux, affirma que Sila et ses partisans étaient plus dangereux que les communistes. Sila fut finalement arrêté alors qu'il tentait de traverser la frontière avec le Laos, condamné à mort et exécuté.
La guérilla communiste de 1965 à 1980 (กองโจรคอมมิวนิสต์)
Elle est née au cœur de l'Isan, il nous faut l'inclure dans cet inventaire. Comme les autres mouvements, les raisons en furent économiques et la lutte contre le pouvoir central. Les mouvements précédents ne connurent pas l'intervention étrangère (Chine, Vietnam, Laos). L'aspect religieux et mystique en est totalement absent, pas de prophéties, pas de messianisme, pas de millénarisme : « Il n'est pas de sauveur suprême, ni Dieu, ni César ni tribun » selon les paroles de l'Internationale évidemment traduites en thaï. Nous lui avons consacré deux articles (4).
Les chemises rouges de 2010 à ? (เสื้อแดง)
La majorité des personnes qui ont rejoint le mouvement des chemises rouges étaient originaires de l'Isan. Ils partagent des pensées similaires à celles de phi bun, notamment sur la libération du centralisme de Bangkok et le désir de mettre en place leur propre gouvernement local. Beaucoup s'en revendiquent. Le mouvement n'est pas venu de nulle part et certains ont pu parler d'une nouvelle émergence du mouvement des phi bun. Le qualificatif de phi bun aurait même été prononcé au sujet de l'opposant Wanchalearm Satsaksit (วันเฉลิม สัตย์ศักดิ์สิทธิ์), mystérieusement disparu du Cambodge où il était réfugié en 2020. Ce mouvement a pris depuis le début du sièle une toute autre ampleur que les précédents, qui ne furent le plus souvent que des jacqueries sporadiques. Les participants remettent en accuse le principe même de ce que l'on appelle la « démocratie » dans ce pays et la manière dont elle est appliquée dans un régime monarchique. Il ne s'agit plus toutefois d'histoire mais d'une actulité brulante, un sujet dans lequel je ne veux pas me lancer d'autant que certains remettent en cause plus ou moins ouvertement le principe même de la monarchie.
NOTES
(1) « Folk, ballads, prophecies and ideologies. The arms of tte Holy mans »s rebellion in war with Bangkok » : https://theisaanrecord.co/2021/07/03/phi-bun-rebellion/
(2) Voir nos articles
140. La Résistance à la réforme administrative du Roi Chulalongkorn. La révolte des "Saints".
(3) Voir notre article
A 305- LA RÉBELLION DE SOPHA PONTRI « LE MUSICIEN » DANS LA PROVINCE DE KHON KAEN (1932-1942).
(4) Voir nos deux articles
https://grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-blog.com/2018/12/h-28-la-guerilla-communiste-dans-le-nord-est-de-la-thailande-isan-du-7-aout-1965-au-23-avril-1980-premiere-partie-4.html
https://grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-blog.com/2019/01/h-29-la-guerilla-communiste-dans-le-nord-est-de-la-thailande-isan-du-7-aout-1965-au-23-avril-1980.la-fin.html