Bernard, retraité, marié avec une femme de l'Isan, souhaite partager ses découvertes de la Thaïlande et de l'Isan à travers la Grande Histoire et ses petites histoires, culturelles, politiques,sociales ...et de l'actualité. Alain, après une collaboration amicale de 10 ans, a pris une retraite méritée.
LE CHANGEMENT DE COULEUR
La nouvelle est tombée dans la presse locale dès le 1er décembre, « le Mékong change de couleur, il devient bleu » :
« Mekong-water-turns-greenish-blue-in-nakhon-phanom » titrait le Bangkok Post du 1er décembre.
Le lendemain, le Laos time titrait à son tour « Mekong River Turns Blue in Thakhek ». Thakhek est situé sur la rive gauche du fleuve face à Nakhon Phanom.
La presse thaïe n’était évidemment pas en reste (แม่น้ำโขงเปลี่ยนเป็นสีฟ้า – Maenamkhongplianpensifa - Le Mékong devient bleu).
Divers organes de presse diffusaient par ailleurs des photographies du fleuve à Vientiane et d’autres dans le delta au Vietnam.
Nous connaissons la couleur du Mékong, d’un brun plutôt jaunâtre, et il est passé dans les derniers jours de novembre à un étrange bleu verdâtre ressemblant au bleu de la mer.
Ce spectacle de toute beauté fait évidemment la joie des touristes qui n’encombrent pas cette région et celle des Thaïs venus d’ailleurs. Il ne fait pas celle des riverains pour lequel c’est un signe d’alerte.
Le niveau du fleuve est au plus bas, du jamais vu de mémoire d’homme, « depuis 50 ans ». Cette baisse s’était-elle déjà produite auparavant ? Nous ne disposons pas de statistiques fiables sur les années antérieures à ces 50 ans. Il est probable qu’elles ont été effectuées au moins après l’arrivée des Français en 1893, certainement pas avant ce qui fait à peine plus de 125 ans. L’information est donc à relativiser ce qui n’enlève rien à l’inquiétude qu’elle suscite.
Des bancs de sable ont surgi des eaux dans le district thaï de Tha-Uten situé au nord de Nakhon Phanom, sur deux ou trois kilomètres de ce qui pose déjà des difficultés aux services fluviaux de traversée du fleuve, qui sont nombreux, même s’ils sont réservés aux Thaïs et aux Laos et interdits aux étrangers. Si ce phénomène perdure, il va d’ailleurs aussi poser un intéressant problème de droit international : Les îles du Mékong appartenant de par le traité de 1893 au Laos alors français, qu’en sera-t-il de celles qui viennent de surgir ?
Mais le spectacle, malgré sa beauté, inquiète les groupes qui se consacrent à la préservation du Mékong. Il serait l’indication que la pénurie actuelle d’eau pourrait devenir plus critique qu’auparavant. Arthit Phanasoon, président de l’un de ces groupes à Nakhon Phanom indique, que l’origine n’en serait pas la suite de la construction des barrages chinois et lao mais aussi du changement du climat et du réchauffement (« climate change and global warming »). Nous reviendrons ou plutôt essayerons de le faire sur les motifs de ce phénomène, sachant qu'il aurait été étonnant que le « réchauffement climatique » ne soit pas mis en avant comme il l’est de façon systématique lorsque se produit une catastrophe naturelle. Il conclut toutefois non sans raison à la crainte d’une destruction de l’écosystème et à l'extinction des espèces de poissons du Mékong. Le problème doit être résolu au niveau international, et pas seulement par l'un des seuls pays du bassin du Mékong, a-t-il ajouté.
L’APPARITION DES ALGUES VERTES
Un autre phénomène apparu un peu plus tard en début d’année tout aussi inquiétant a suivi la coloration nouvelle des eaux du fleuve, le Bangkok Post le signalait au début de ce mois le 11 janvier. L’apparition d’algues vertes de taille inhabituelle qui détruisent les filets et interdisant pratiquement la pèche. Il y a évidemment de quoi inquiéter les dizaines de millions de riverains qui vivent sur les rives du Mékong et en tirent leur subsistance. Un pécheur, Tongchai Kodrak, interrogé par le journal dit à propos des algues et des eaux bleues « Ce n'est pas naturel, cela signifie une baisse des sédiments vivifiants de l’eau ». Ces algues apparaissaient en petite quantité en saison sèche mais beaucoup moins que cette année de mémoire de riverain.
L'année 2020 s'annonce donc cruciale pour le Mékong, menacé par le changement climatique et confronté à des modifications incertaines provoquées par deux nouveaux barrages hydroélectriques mis en service au Laos au cours des trois derniers mois.
Nous avons consacré plusieurs articles à ces barrages notamment sur le dernier mis en service le 29 octobre, situé à l’intérieur du territoire lao (1).
VERS UNE EXPLICATION ?
Il y a dans l’immédiat une certitude c’est qu’un Mékong bleu même s’il est agréable à la vue signifie un naufrage de la biodiversité et des temps difficiles pour les riverains du fleuve.
Doit-on incriminer dans cette calamité les changements causés par l’homme ?
En dehors des explications journalistiques qui ne sont jamais dépourvues de passion, nous avons une explication qui nous paraît plus sereine et qui provient d’un Universitaire Santiparp Siriwattanaphaiboon, chargé de cours au Département des sciences environnementales de l'Université Udon Thani Rajabhat. Son analyse a été publiée sur le site Isaanrecord le 21 janvier sous le titre « Un Mékong bleu signifie un naufrage de la biodiversité et des temps difficiles pour les communautés fluviales » (2).
Le changement de couleur, explique-t-il, est dû au fait que le Mékong ne coule plus de façon naturelle. Lorsqu'il ne coule pas naturellement, le sol et les alluvions et les sédiments présents dans l'eau tombent au fond de la rivière. Ce processus, dit-il, transforme la couleur de l'eau en bleu verdâtre.
La sécheresse a entraîné la baisse du niveau et les eaux s’écoulent plus lentement.
Jaillissant du plateau tibétain, le Mékong reçoit l'eau de la fonte des glaciers avant de traverser des pays dont les climats sont différents d’amont en aval. L'eau de fonte des glaciers tibétains charge des alluvions et des sédiments dans le Mékong. Lorsque le fleuve s'écoule à travers les forêts tropicales, il collecte les sédiments des forêts, ce qui emplit les eaux du fleuve d’éléments nutritifs. Tout au long de son trajet, le Mékong traverse différentes régions aux climats différents, climats, ramasse d’autres éléments nutritifs en cours de route, son eau se peuple de divers éléments vivants aquatiques, créant un environnement spécifique avec une biodiversité élevée.
En temps normal, les sédiments s’écoulaient tout au long des 2390 km du bas Mékong, nourrissant les zones de pêche et les terres agricoles depuis la Chine, puis le Myanmar, le Laos, la Thaïlande, le Cambodge et le Vietnam. Ils donnaient au fleuve sa couleur d'un brun boueux,
Si l’eau est claire cela signifie que les sédiments ne s’écoulent pas naturellement, ce qui perturbe la chaîne alimentaire du fleuve. Si l’eau ne contient pas de sédiments nutritifs cela affecte la sécurité alimentaire de la population et la végétation aquatique. A terme, il faut craindre une diminution du nombre d'espèces aquatiques sera néfaste aux populations des rives du fleuve.
La construction de barrages le long du Mékong a perturbé le débit naturel du fleuve. Ils limitent non seulement l'écoulement de l'eau, mais piègent également les sédiments nutritifs et l'empêchent d'atteindre les diverses formations rocheuses de la rivière. Les sédiments sont sources de nourriture pour les poissons qui cachent et pondent leurs œufs à l'intérieur des formations rocheuses. Les formations rocheuses sont les lieux de reproduction des poissons et elles piègent également les sédiments naturels. Cela rend l'eau dans cette zone favorable pour les espèces piscicoles qui y prolifèrent. La question des échelles à poisson n’a en réalité jamais été résolue.
Le Mékong abrite actuellement 23 barrages, dont 11 en Chine, 7 au Laos, 3 au Cambodge et 2 autres à cheval sur la frontière entre la Thaïlande et le Laos, outre ceux à venir. Il est évident que cela entraine ou entrainera des changements irréversibles.
Ces changements ont déjà affecté ceux qui vivent le long de ses rives, en particulier les pêcheurs. Dans le passé, lorsque la rivière était encore riche en éléments nutritifs, ils pouvaient gagner leur vie de la pèche, mais les ressources piscicoles diminuent d’années en années. Tous les fleuves et tous les cours d’eau sont soumis à des changements naturels et les habitants du Mékong s'y adaptent depuis des siècles. Mais les changements actuels se produisent beaucoup plus rapidement que jamais auparavant. Dans le passé les changements étaient naturels, lents et progressifs permettant aux hommes et aux animaux de s’adapter. A l’heure actuelle les changements sont dus au fait de l’homme.
Le Mékong est devenu une cible pour les investisseurs mais ceux qui dépendent de lui pour gagner leur vie sont obligés de faire face aux changements rapides provoqués par ces projets. Ceux qui sont incapables de s'adapter doivent souvent quitter les villages et migrer pour travailler en ville. Les communautés le long des rives du Mékong se dépeuplent lentement. C’est la fin prévisible de la civilisation des riverains du fleuve.
Beaucoup pensent que les nouveaux barrages laotiens - les premiers du Bas-Mékong qui génèrent la plupart des sédiments du vaste système - entravent le flux des substances nutritives.
La construction des barrages est donc généralement incriminée.
Le barrage de Xayaburi est en activité depuis octobre 2019. Celui de Don Sahong près de la frontière entre le Laos et le Cambodge vient d’être mis en service. Les onze autres en amont ont évidemment affecté le débit du fleuve au cours de la dernière décennie.
Les nouveaux barrages du Laos sont inquiétants car c’est dans les plaines du Laos que le Mékong commence à ramasser la plupart des sédiments nutritifs. Il y a probablement des facteurs multiples mais selon M. Tuanthong interrogé par le Bangkok Post, un autre universitaire professeur d'agriculture à l'Université d’Ubon Ratchathani il ne fait aucun doute que les nouvelles opérations de Xayaburi ont contribué aux récents changements. Il y a évidemment une coïncidence troublante entre la date d’ouverture du barrage le 29 octobre 2019 et l’apparition du phénomène en Thaïlande en novembre. Les photos satellite diffusées par l’agence Reuter montrent que les eaux bleues étaient présentes le 3 janvier des deux côtés du barrage mais n’indiquent pas jusqu’où en amont ?
Les responsables du barrage de Xayaburi se refusent à toute enquête.
Nous avons face à face les militants écologistes soutenant que, bien que l'hydroélectricité n'ajoute pas de gaz à effet de serre dans l'atmosphère comme le font les centrales au charbon, les projets hydroélectriques réalisés ou prévus dans la région représentent néanmoins une énorme menace pour le fleuve et les partisans de l'hydroélectricité qui soutiennent que la région à croissance rapide a besoin d'électricité et que les barrages avec réservoirs sont utiles pour contrôler les inondations et stocker l'eau pendant les sécheresses.
De nombreux pays équipés en hydroélectricité, Suisse, Italie, Espagne, Etats-Unis, Canada, Nouvelle Zélande et bien sûr la France depuis la « Loi Bouchardeau ou Loi Pèche » de 1984 ont une législation spécifique qui impose aux exploitants des sites de laisser ce qu’on appelle « le débit réservé ». C’est le débit minimum d'eau (parfois exprimé en pourcentage du débit total moyen) imposé par l'autorité administrative aux propriétaires ou gestionnaires d'un ouvrage hydraulique pour assurer un fonctionnement minimal des écosystèmes aquatiques. Mais ce qui est possible sur le plan interne devient aléatoire lorsque plusieurs pays aux régimes souvent antagonistes sont concernés.
La question de l’origine de la prolifération des algues vertes reste encore posée. La présence de ces niveaux élevés d'algues est connue sous le nom d'eutrophisation - une prolifération d'algues qui épuise l'oxygène - .... un problème de plus en plus courant dans de nombreuses régions du monde et en particulier dans de nombreux lacs thaïs.
NOTES
(1) Voir nos articles
(2) site :
https://isaanrecord.com/2020/01/21/blue-mekong-biodiversity-river-communities/