Bernard, retraité, marié avec une femme de l'Isan, souhaite partager ses découvertes de la Thaïlande et de l'Isan à travers la Grande Histoire et ses petites histoires, culturelles, politiques,sociales ...et de l'actualité. Alain, après une collaboration amicale de 10 ans, a pris une retraite méritée.
Notre introduction qu règne du roi Naraï (1656-1688) provenant des « Chroniques royales d'Ayutthaya » traduites par Cushman, confirmait que celui-ci ne pouvait se comprendre que dans un cadre mystico-religieux du bouddhisme theravada, mais aussi dans un système qui intégrait des croyances et des cultes hindouistes (brahmanique, védistes) et animistes, avec le culte des esprits notamment. Ce monde « sacré » non seulement légitimait le pouvoir royal, mais donnait sens à la vie de chacun, organisait son temps et son espace, à travers des croyances, des rites, des mythes, des symboles. Il s'expliquait à travers une Histoire.
Le roi Naraï héritait d'une Histoire.
Déjà son père Prasat Thong (1629-1656) avait légitimé son coup d’État en reprenant ouvertement l'héritage d'Angkor. Il avait envoyé une mission à Angkor pour copier les plans des temples qui allaient lui servir de modèle pour édifier le temple du Wat Chai Watthanaram ; Il avait exigé que la langue royale au palais soit basée sur la langue khmère. Son fils Naraï avait dû être imprégné par l'usage excessif de son père à l'astrologie pour se protéger des forces du mal et de l'usage de sacrifices humains, comme l'avance Van Vliet, lors de la reconstruction des portes de la cité et du palais. (Deux femmes enceintes auraient été enterrées dans les fosses.)
Mais la sacralisation des rois siamois eut lieu dès l'origine du royaume de Siam.
En effet, dès l'origine de ce qui deviendra le Siam, les deux princes Phra Muang et Bang Klang Hao, qui fondèrent Sukhotai en 1238, le premier royaume thaï héritèrent du modèle de la société khmère avec ses bonzes et ses brahmanes et d’une langue, le sanscrit, (langue sacrée de l’hindouisme dont dérive le pali, langue sacrée du bouddhisme). Bang Klang Hao devenait d’ailleurs le roi de Sukhotai sous le titre brahmanique de Sri Indraditya.
Ils mirent fin à plusieurs siècles d'occupation khmère, fortement influencée par la culture indienne, et dont les religions officielles furent successivement l'hindouisme, le bouddhisme mahayana et enfin le bouddhisme theravada qui s’est progressivement imposé à côté de l’adoration de Shiva et d’autres divinités hindouistes tout en cohabitant avec le culte du Dieu roi, introduit par Jayavarman II au IXe siècle, représentant alors Shiva.
Les mueang thaïs furent, en effet, pendant plusieurs siècles sous la dépendance des gouverneurs et des moines khmers, mais nous ne savons pas comment s’exerçaient leur pouvoir, leurs relations avec les pouvoirs locaux en place. Aucune date, aucun nom de batailles, aucuns vestiges de garnisons découverts. Et pourtant ils devaient être en nombre si l’on en juge par les temples khmers bâtis principalement au nord-est, la vallée de la Mun et les provinces de Nakhon Ratchasima, Buriram, Surin et Ubon Ratchathani. Dans cette seule vallée, on estime que les Khmers ont construit plus de 300 temples, dont Phimai, qui était relié à Angkor, au sud, par une « voie royale » longue de 225 kilomètres. (Cf. Insolite 3 et 4). Cet héritage va se poursuivre jusqu'à aujourd'hui. (Cf. En note 1, un résumé)
Comme ses prédécesseurs le roi Naraï sera légitimé par de multiples dieux hindouistes et par Bouddha, et intronisé en suivant des rites brahmaniques, à la date donnée par les Brahmanes, comme le Maître des Dieux, le seigneur des dieux sur terre , le seigneur de la création , le Dirigeant des Rois, l’incarnation de L'Omniscient et Originel Bouddha, de Asoka « le Maître des Trois Mondes », mais aussi de Rama, de Suprême Shiva, du « Génial et Brillant Agni », et de Brahma « Conquérant du Monde », etc. (Cf. En note 2 le titre complet) (Forest nous donne une description générale de la cérémonie. Cf. 92)
Le pouvoir de Naraï sera aussi légitimé par ses mérites acquis. Cela est d’autant plus acceptée, nous dit Louis Gabaude, « qu’elle obéit à la loi fondamentale, qui selon le Bouddha, régit les destinées : la loi de la rétribution des actes, autrement dit la loi du karma […] il n’y a pas de hasard ni dans la cité, ni dans les positions sociales, ni dans les situations politiques car chacun se trouve là où il le mérite, là où ses actes passés l’on fait naître dans l’aujourd’hui de son histoire.» […] « Si le roi est roi, c’est qu’il le mérite, et s’il le mérite, il doit être respecté » ; comme les nobles de son royaume : « Vous tous, vous avez accompli des actes méritoires, observé la loi et accumulé des mérites dans votre existence antérieure, c’est pourquoi vous naquîtes seigneurs. » (Coedès et Archaimbault, Les Trois Mondes, cités par Gabaude. ).
Après la cérémonie d'intronisation suit les funérailles du roi défunt. (Reprise de 92)
« Phra Si Sutham Racha, n’est plus le roi assassiné par son successeur Naraï, mais le roi saint bouddhiste, le seigneur impérial. Les Chroniqueurs ne font aucune référence aux événements sanglants de la succession, à l’histoire. On est désormais dans un recyclage religieux, où le roi Naraï autorise la mise à feu du corps saint royal, décoré de magnifiques objets, et placé dans une espèce de petite pagode d’or au milieu d’un dispositif composé d’autres petites pagodes magnifiquement décorées d’ombrelles d’or, d’argent, et aux cinq couleurs fondamentales, avec de nombreuses bannières et fanions cylindriques. Les Chroniques soulignent la magnificence de la parade, avec l’or en excès, la musique (les conques, trompettes, et gongs), la beauté des chars de la procession, avec les thao phraya, les conseillers royaux, tous les chefs, suivi par le roi, les danseuses du ballet royal, et 10 000 moines. Tous sont invités à donner cadeaux et aumônes au corps saint. »
Ensuite, « Les Chroniques royales d’Ayutthaya » vont relater d’autres événements de nature religieuse et symbolique qui visent à exprimer, renforcer, légitimer la fonction royale.
Nous vous avons présenté ces événements dans notre article 93 de « Notre histoire » (3), comme par exemple la construction de statues de Shiva, Brahma, Bouddha ; la cérémonie des cinq rites ; le pèlerinage à « L’Empreinte du pied de Bouddha » à Saraburi, la capture d’un éléphant blanc, les audiences royales (allégeance), l’attribution de cadeaux et de titres, les visites royales en Province, avec dans tous les cas, le respect du rituel et le faste des processions royales que les Chroniques décrivent longuement.
Les processions en effet, sont là aussi pour légitimer le pouvoir royal. Elles montrent à tous, la majesté du roi, sa puissance, avec les dignitaires et servants, défilant dans leur ordre hiérarchique, avec pompe et faste. En sachant que chaque action royale, chaque événement ne pourra avoir lieu qu'à la date et l’heure, à la minute près, choisies par les brahmanes, et là encore, dans le respect du cérémonial, du rituel et du faste. Comme la découverte d'un éléphant blanc.
Le pouvoir des éléphants blancs. (pp.245-246, p.268, p. 290).
Oui, nous sommes ici dans un autre monde où la découverte d'un éléphant blanc est toujours interprétée par les devins de la Cour comme un avènement heureux qui assure prestige, puissance, prospérité au roi et au royaume. Car l'éléphant est la monture d’Indra, qui au sein du védisme ancien, est le dieu guerrier invaincu, et seigneur des hommes. « Les éléphants blancs des trois ordres appartiennent à la création de Vishnou, et l'on suppose que ce dieu leur a communiqué quelque chose de ses qualités. C'est ainsi qu'ils assurent au souverain dont ils sont la propriété toutes les faveurs de la fortune. Il acquerra des trésors; il sera puissant et célèbre; il triomphera dans toutes les guerres qu'il aura à soutenir contre ses ennemis; il deviendra Chakravartin. » (Lorgeou)
Les Chroniques, après avoir évoqué l’hommage rendu à Shiva et à Brahma au cours de cérémonies royales, pour accomplir les cérémonies des 5 rites, et le travail des éléphants dans le corral royal, vont raconter une royale visite du roi à Nakhon Sawan, qui vient de capturer une éléphante blanche.
Le roi vient donc en personne à Nakhon Sawan pour recevoir en cadeau royal une éléphante blanche ; on y apprend le jour de sa prise au lasso, qui l’a capturé, les canons de sa beauté, et le jour où il fut procédé à son acheminement « royal » à la capitale. Ensuite une page entière est consacrée à son arrivée, à la cérémonie de son « investiture », de son « intronisation ». (p. 246)
L’éléphant blanc est reçu en grande pompe, et est installé dans un « Palace » royal (enclos). Le roi lui attribue un nom « religieux » (le saint éléphant blanc d’Indra) et invitent tous les dignitaires du royaume à la grande cérémonie de trois jours, pendant laquelle, il sera paré d’ornements royaux, d’or et de bijoux, et lui sera attribué le titre de phraya, un titre de noblesse important.
Les Chroniques s’attardent ensuite sur les récompenses données par le roi à tous ceux qui avaient participé à la capture de l’éléphant blanc ; le fils de khun Si Khon (celui qui avait organisé la capture), sera en outre nommé le khun de l’éléphant « royal », sa femme, et son père obtiennent le titre de luang de l’éléphant blanc, le cornac, le servants, en accord avec les traditions reçoivent selon leur rang, plateaux en argent orné d’or, vêtements de soie …etc. (Chaque cadeau ayant une valeur symbolique). Le chapitre se termine en précisant le montant de tous ces cadeaux, comme pour indiquer la générosité royale. (17 chang et 11 tamlüng d’argent).
Les Chroniques évoqueront une autre capture d’un éléphant blanc à Nakhon Sawan. (pp. 290-291)
Le roi va exprimer sa joie, en apprenant la prise d’un éléphant blanc dans la région de Nakhon Sawan, et il va donner l’ordre royal au thao phraya, et aux phra, luang, khun et mün du « ministère » de l’éléphant, d’aller chercher l’éléphant blanc, de rang de phraya, de le ramener en grande pompe et de l’installer dans l’enclos royal. Il est précisé que le roi va manifester sa « compassion » dans une célébration animée par le clergé bouddhiste et les brahmanes de l’art divinatoire et décréter une fête de sept jours..
Le roi va conférer à l’éléphant blanc le titre de chao phraya, lui donner un nom, et les bijoux, et ornements royaux correspondant à son rang. Et ensuite comme deux ans auparavant, mais là sans donner de noms, le roi récompensera, selon la coutume (est-il précisé) ceux qui ont capturé l’éléphant blanc par les titres de khun et mün avec les cadeaux correspondants (vêtements, plateaux d’argent), et cette fois, avec en plus, un rescrit fiscal sur les droits de douanes et de marché.
La chronique se termine en spécifiant que la paire d’éléphants blancs lui accordait davantage de mérites et de pouvoir sur ses vassaux et le faisait craindre davantage par ses ennemis.
(Souvenons-nous du roi Chakkraphat qui avait obtenu le titre de « seigneur des éléphants » et qui avait dû faire la guerre contre les Birmans en 1563 après leur avoir refusé le don de deux éléphants blancs. (Cf. Notre article 55. Ayutthaya en guerre pour deux éléphants blancs.)
La divination et la magie.
Naraï, comme ses prédécesseurs et ses successeurs et le peuple siamois, croit en la divination, en cette nécessité de consulter les dieux pour entreprendre toute action importante ou de demander leur puissance pour agir contre un « ennemi », voire pour s'en protéger. Nous avons vu que les brahmanes avaient cette fonction à la Cour.
Mais les Chroniques montreront aussi un autre aspect du pouvoir divinatoire des « devins », un pouvoir qui n’est pas réservé aux seuls brahmanes. (Cf. pp.280-282).
Ausi, avions-nous dit (In 93 de « Notre Histoire » (3)), que le roi Naraï, lors de la guerre contre les Birmans de 1662, avait fait appel à Phra Phimon Tham, le royal abbé du monastère de la Cloche, pour connaître le sort de phraya Siha Ratcha Decho qui avait été capturé par les Birmans, pour savoir s’il était mort ou vivant. On apprendra que Naraï a fait souvent appel à lui et qu’il avait confiance en lui.
Phra Phimon Tham, en consultant la charte des « trois oculaires », va rassurer le roi Naraï, et lui confirmer que Phraya Siha Ratcha Decho avait été effectivement capturé par les Birmans, mais qu’il venait de se libérer, mieux, de vaincre et de récolter un grand butin. L’abbé invitait le roi à ne plus être anxieux et à croire la charte qui indiquait qu’il n’y avait plus de danger. Les Chroniques confirmaient ensuite la juste divination de l’abbé en racontant ce qui s’était passé. (1 page et demie).
Une brigade de l’armée birmane avait capturé Phraya Siha Ratcha Decho et 500 de ses soldats et les avaient emmenés sous bonne garde dans une « palissade » devant la cité d’Ava. Ils durent repousser une attaque des Thaïs venus secourir leurs compatriotes. Pendant ce temps-là, phraya Siha Ratcha Decho, enchaîné, avait examiné le jeu des nuages et des ombres, pour y lire un bon présage. Il lut alors un mantra bouddhiste qui lui permit de se libérer de ses chaînes. Notre héros put saisir l’épée d’un garde, tuer ses geôliers, et après quelques combats, libérer une dizaine de ses hommes, qui libérèrent les autres, et purent tuer un grand nombre de Birmans, et même prendre la « palissade ». Ils poursuivirent alors ceux qui s’étaient enfuis, et purent, à cause de la panique, prendre les autres « palissades». Mang Cole, le fils du roi d’Ava et le général de l’armée principale furent tués pendant cette bataille.
Ce fut une grande victoire thaïe où beaucoup de Birmans furent faits prisonniers, et pendant laquelle furent capturés des éléphants, chevaux et armes en grand nombre. Ils furent emmenés devant le général en chef Chao phraya Kosa, qui en fut fort satisfait et qui envoya un rapport au roi.
Le roi reçut cette bonne nouvelle pendant qu’il discutait avec le royal abbé, Phra Phimon Tham. Il en fut heureux et fit alors l’éloge de l’abbé, en déclarant que celui-ci avait prédit ce qui était impossible à trouver.
Toutefois M. l’Abbé de Choisy signale, non sans humour, dans son « Journal de voyage au Siam » que le roi Naraï savait aussi « composer » avec leur pouvoir et leur influence :
« Le jour est pris à jeudi 18 de ce mois (octobre). Les astrologues assurent qu’il fera beau ; on dit qu’ils ne se trompent presque jamais. Il y a pourtant douze ans que le roi ayant marqué un jour pour couper les eaux, il plut, et tous les beaux ballons furent gâtés. Les astrologues en furent chassés, et depuis on n’a pas fait la cérémonie. Les missionnaires sont venus là-dessus et ont prouvé que c’était une superstition. Le roi allait commander aux eaux de se retirer de dessus ses terres et les talapoins ne l’y faisaient aller que quand ils voyaient que les eaux s’allaient retirer, ce qu’ils connaissaient à une certaine marque. »
La magie et les pouvoirs surnaturels.
« L’ambassade siamoise de Kosapan à la cour de Louis XIV en 1686, vue par les Chroniques royales d’Ayutthaya » permet de comprendre que l'ambassadeur siamois Kosapan (comme les autres siamois) vit dans un monde sacré, qui pour un observateur occidental est perçu comme un monde fabuleux, fantastique, où le magique, le surnaturel font partie du quotidien. (Cf. Reprise de notre article 97 de « Notre Histoire » sur cette ambassade (5))
On y apprend qu'un astrologue accompagne l'ambassade siamoise et que celui-ci les sauvera d'un cyclone et d'une mort inévitable près des côtes de France avec force bâtonnets, cierges, offrandes et méditations.
« Ensuite, on arrive dans une dimension fantastique. Louis XIV et les ambassadeurs siamois vont s’affronter dans le but de savoir qui a les soldats les plus émérites.
Louis XIV fait procéder à une grande revue où deux divisions de 250 soldats, face à face, arrivent à tirer dans leurs canons respectifs, sans se blesser !
Louis XIV, sollicitant un compliment admiratif, apprend des ambassadeurs siamois que les soldats siamois ont des qualités oh combien, supérieures, puisque certains sont invincibles, avec la faculté de se rendre invisibles, d’autres invulnérables, car les coups qu’ils reçoivent demeurent inoffensifs.
Le roi de France, dit-on, taxa ces récits d’exagérations et de fanfaronnades et demanda aux ambassadeurs siamois s’ils pouvaient en apporter la preuve. Ceux-ci, connaissant l’habileté de leur astrologue et bien qu’ils n’eussent pas pris avec eux des soldats médiums, est-il précisé, relevèrent le défi et prièrent Louis XIV d’autoriser les 500 tireurs français à tirer sur leurs soldats, sûrs qu’ils étaient de leur invulnérabilité. Craignant l’incident diplomatique Louis XIV hésita, mais céda devant l’insistance des ambassadeurs.
Le lendemain, en présence du roi Louis XIV, 16 soldats siamois furent munis de talismans gravés de sentences magiques par l’astrologue et s’assirent devant les 500 soldats français à qui on ordonna de tirer, mais aucune balle ne sortit des mousquets. Après avoir festoyés, l’astrologue proposa alors une autre démonstration, où les balles pourraient partir. Mais si les balles partirent, certaines tombèrent au pied des tireurs, ou pas très loin, et d’autres devant les Siamois assis, et aucun soldat siamois ne fût touché. (...) Mais, les chroniqueurs estimant peut-être n’avoir pas donné assez de pouvoir aux soldats siamois ajoutèrent une autre scène, où Louis XIV voulut savoir si d’autres soldats avaient d’autres qualités surprenantes. Les ambassadeurs répondirent que les soldats qu’il avait vus appartenaient en fait à une classe inférieure, mais que les soldats de l’armée régulière chargés de la défense de l’État possédaient des qualités et des vertus bien supérieures.
Il est dit que le roi Louis XIV ajouta foi à cette déclaration. » (In 97)
Un peu plus loin, les Chroniqueurs vont jusqu'à dire que le roi Louis XIV fit remarquer la finesse et l’élégance des réponses des ambassadeurs à ses courtisans, et « il prescrivit de noter et de recueillir leurs conversations et leurs discours, et de les conserver pour les faire servir de modèles littéraires aux générations futures ». (Louis XIV invitant à imiter les modèles littéraires siamois !)
Mais les « Chroniques royales» ne disent rien d'explicite sur l’animisme avec sa croyance aux esprits, aux Phi, aux amulettes qui constituent encore le socle culturel fondamental commun à tous les Thaïs, comme nous le rappelle en 2006 « Pornpimol Senawong dans « Les liens qui unissent les Thaïs, Coutumes et culture ».
Dans notre article 134 nous rappelions que « Les « esprits » thaïlandais sont toujours vivants. », qu'ils continuent d’agir, que l'actualité nous informe même de leurs actions, comment ils ont fait sortir de piste un avion à l’aéroport international de Suvarnabhum ; comment ils ont fait dérailler plusieurs trains sur un tronçon entre Bangkok et Chiangmai ; avec à chaque fois des cérémonies d’usage pour apaiser les esprits fautifs, réalisées par les autorités gouvernementales. »
Dans les villages, vous pouvez voir des moines chasser des phis dans des maisons de défunt. « Alors forcément, de temps en temps, on s’interroge sur leur présence, leur action, le rituel, le culte qu’il faut leur vouer, selon qu’ils sont protecteurs ou malveillants.»
Comment les oublier quand ils sont partout en Thaïlande. Chaque région, chaque ville et village, chaque maison, chaque famille thaïlandaise est sous l’emprise des esprits et à sa façon particulière de vivre avec eux. C’est pourquoi, les croyances, les légendes, les récits sont nombreux, les témoignages multiples, et les rituels si nécessaires pour vivre en « harmonie » avec eux. Les phis sont une partie intégrante de la religion des Thaïlandais, de leur culture, de leur quotidien, de « leur réalité » ... de leur histoire.
On imagine qu'il devait en être de même pour le peuple au temps du roi Naraï.
lI vivait dans le sacré, dans un temps et un espace social et géographique sacrés, en respectant les rituels du calendrier, les cérémonies qui marquent les étapes de sa vie et de ses activités. Il devait pour accomplir tout acte important de sa vie demander au préalable à un moine, s’il devait le faire ou quand il devait le faire (se marier, construire une maison, faire un voyage, etc …). Il honorait les endroits sacrés, l'arbre sacré, le séjour d’un esprit, auquel on offre des sacrifices lorsque les pluies tardent par exemple.(Nous avons sur l'animisme et les esprits écrient de nombreux articles. Cf. En note (5))
Mais les « Chroniques royales » ne sont que des hagiographies royales où les sujets du roi sont absents. Mais nul doute que le sacré est une clé essentielle pour comprendre la « vision du monde» du roi Naraï comme celle de ses sujets.
NOTES
(1) En 1767, les Birmans brûlent toutes les archives du royaume, rasent la capitale et mettent fin au royaume d’Ayutthaya. Taksin, après avoir battu les Birmans, et s’être fait couronner roi, à Thonburi, sa nouvelle capitale, le 28 décembre 1768, a soin de reproduire la Cour d’antan, avec son protocole, sa hiérarchie, son étiquette, son administration, et recrée la Sangha, en rénovant la religion bouddhiste, sans oublier les traditions ancestrales et les « histoires » anciennes, comme le Ramakien très populaire. (Version thaïe du Ramayana, qui raconte l’épopée de Rama, un roi de l’inde antique ayant vécu 20 siècles avant notre ère, considéré comme le 7ème avatar (incarnation d’une divinité sur terre) de Vishnou. Vishnou étant lui-même l’une des trois divinités suprêmes, avec Brahma et Shiva. )
De même, nous vous avons raconté comment son successeur Buddha Yodfa Chulalok (Rama 1er) (1782-1809) fonda la dynastie des Chakri, et comment après avoir renforcé son pouvoir sur les champs de bataille, eut soin six ans après son accession au pouvoir, de réunir un concile comportant 250 moines ou hommes de loi pour reconstituer les textes sacrés des canons bouddhistes du Tipitaka. (Un ensemble de 45 volumes in octavo de chacun 500 pages publié en 1788). Il prit soin ensuite de procéder en 1805 à la révision du corpus législatif (41 volumes rassemblent les textes ayant été en vigueur à Ayutthaya jusqu’à sa chute), mais il fit aussi « effectuer par ses lettrés un immense travail de recension de la littérature de l’époque d’Ayutthaya fondée soit sur la tradition orale soit sur les manuscrits qui pouvaient subsister, dormant dans les bibliothèques des temples. » Certaines œuvres alors orales furent écrites. Le roi lui-même, comme de nombreux rois après lui, en écrit plusieurs, mais l’essentiel de son œuvre écrite est une version du « Ramakien » (รามเกียรติ์) « Gloire de Rama », publiée en 1798.
Ensuite, chaque roi de la dynastie Chakri eut soin de légitimer son pouvoir par le culte officiel du bouddhisme Theravada avec la présence de l’hindouisme, ainsi que celui du culte brahmanique pratiqué à la Cour des rois. (On retrouvera certaines divinités de l’hindouisme comme l’éléphant blanc (Monture du dieu Indra) ou Garuda (Homme-oiseau, monture du dieu Vishnou) devenir des symboles, des emblèmes. L'éléphant blanc deviendra le symbole de la dynastie Chakri jusqu’en 1916 et était encore présent sur le drapeau de la marine de guerre, et l’homme-oiseau Garuda, l'emblème de la monarchie et l’emblème national, orne encore les bâtiments officiels, le passeport et les billets de banque.
(2) Le titre donné au roi Naraï lors de son intronisation.
« Le Saint Suprême Souverain Roi des Rois, Éminent Seigneur Rama, L'Unique Glorieux Omniscient, Shiva, le Suprême et Grandiose Conquérant du Monde, Rama Régnant, Éminent Seigneur des Lois et des Royaumes, Glorieux et Éminent Seigneur de la Création, Préservation et Conservation de la Montagne Cakkrawan, Éminent maître du Soleil Agni, Glorieux, Merveilleux et Étendu Mérite, Agni le Génial et Brillant, Soleil des Trois Mondes, Puissance de Brahma, Maître des Dieux, Seigneur des Dieux sur Terre, Atmosphère Précieuse de la Race Humaine, Incarnation des Redoutables Onze Individus, Unique Pur et Orgueilleux, Souverain de la Détermination, Origine des Mantras Daro (des Morts?), Vertueux Infini, D'une Portée Considérable, Éloquent et Roi du Triomphe de par le Refuge de la Puissance et Maitre des Trois Mondes, Dirigeant des Rois, Incarnation du Triomphe sur les Ordres et Savoirs des Dix Puissances, Seigneur du Royaume de Lignée Royale Triomphant sur les Étendues et Éminentes Montagnes de Puissances, Incarnation de l’Éminent Seigneur Suprême, Éminent Seigneur des Trois Mondes, Ancien Frère Supérieur du Monde, Couronne Pure et Diadème Précieux, Glorieux Lotus de Lignée Solaire, Incarnation de L'Omniscient et Originel Bouddha, Révérence Souveraine et Saint Seigneur Bouddhique, Saint Seigneur de la Capitale Céleste et Grandiose Métropole de l' Excellente Thawarawadi et Glorieuse, Ayutthaya, Magnifique Royaume Pré-Imminent, (Neuf fois) Précieuse Cité Royale ».
Cf. aussi :
92. Le processus de légitimation du pouvoir du roi Naraï, in « Les Chroniques royales d’Ayutthaya ».
(3) 93. Les légitimations du pouvoir du roi Naraï, in « Les chroniques royales d’Ayutthaya ».
S'appuyant sur les travaux de L. Gabaude in « 1.3. Les légitimations secondaires : stupa, images et ordination royale », in « Revue d’études comparatives Est-Ouest », Vol. 32, n°1 (mars 2001), pp.141-173.
55. Ayutthaya en guerre pour deux éléphants blancs.
(4) 97. L’ambassade siamoise de Kosapan à la cour de Louis XIV en 1686, vue par les « Chroniques royales d’Ayutthaya ».
(Nous nous sommes servis de la traduction de L. Bazangeon, publiée dans le Bulletin de la Société de géographie de Rochefort, bulletin 1890-1891)
Cf. aussi, Kosapan face aux intrigues françaises, Morgan Sportes, Kanika Chansang, Journal of Siam Society, vol. 83, part 1et 2, 1995, 79-91.
La première ambassade de 1685 envoyée par Louis XIV à la Cour de Siam, vue par l’Abbé de Choisy, in « Journal de voyage au Siam », M. l’Abbé de Choisy http://www.alainbernardenthailande.com/article-8-les-relations-franco-thaies-la-1ere-ambassade-de-1685-63771005.html
La deuxième ambassade envoyée par Louis XIV en 1687 au Siam, vue par Simon de la Loubère, In « Du Royaume de Siam ». http://www.alainbernardenthailande.com/article-10-les-relations-franco-thaies-la-2eme-ambassade-de-1687-63771843.htm
(5) Quelques-uns de nos articles sur les esprits, les Phi et autres croyances mythiques et légendaires :
20. Notre Isan : le bouddhisme thaïlandais et d’Isan ?
http://www.alainbernardenthailande.com/article-20-le-bouddhisme-thailandais-et-d-isan-78694128.html
22 Notre Isan, bouddhiste ou animiste ?
http://www.alainbernardenthailande.com/article-22-notre-isan-bouddhiste-ou-animiste-78694708.html
A134. Les « esprits » thaïlandais sont toujours vivants.
INSOLITE 3. BRAHMANISME ET BRAHMANES EN THAÏLANDE ?
http://www.alainbernardenthailande.com/2016/11/cet-article-reprend-quelques-idees-d-articles-anterieurs-pour-se-recentrer-sur-le-sujet-traite-nous-avions-ete-surpris-en-decouvrant
INSOLITE 14. QUELQUES HISTOIRES DE PHI (FANTÔMES).
A150. Nous vivons au milieu des « Phi » en Thaïlande.
http://www.alainbernardenthailande.com/article-a150-nous-vivons-au-milieu-des-phi-en-thailande-123529919.html
On peut ajouter :« Et encore aujourd’hui les hommes de pouvoir, les « politiques » ont recours aux esprits et aux astrologues pour obtenir du pouvoir, et/ou se protéger de leurs adversaires. Un article de Pasuk Phongpaichit et de Chris Baker, intitulé « Les esprits, les étoiles, et la politique thaïlandaise », est très éloquent sur ce sujet, et évoque les pratiques de l'ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra et des généraux qui l’ont renversé en 2006. » (The spirits, the stars, and Thai politics, Pasuk Phongpaichit and Chris Baker, Siam Society, 2 December 2008,
http://pioneer.netserv.chula.ac.th/~ppasuk/spiritsstarspolitics.pdf)
Voir le roman « Venin » de Saneh Sangsuk, qui peut se lire aussi comme une métaphore critique du fait religieux, de cette croyance aux esprits, qui autorise toutes les superstitions, toutes les manipulations … les paroles des moines abusant de la crédulité des habitants, ou seulement la critique d’un manipulateur qui a su profiter de la superstition et de la peur des gens du village. (Cf. A85. « Venin » de Saneh Sangsuk.
http://www.alainbernardenthailande.com/article-a85-le-conte-venin-de-saneh-sangsuk-112495835.html)