Bernard, retraité, marié avec une femme de l'Isan, souhaite partager ses découvertes de la Thaïlande et de l'Isan à travers la Grande Histoire et ses petites histoires, culturelles, politiques,sociales ...et de l'actualité. Alain, après une collaboration amicale de 10 ans, a pris une retraite méritée.
Il y a quelques dizaines d’années, le professeur B.J. Terwiel fut invité à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris pour un cycle de trois mois. Il profita de ses loisirs pour se rendre « rue du bac » au siège des Missions étrangères pour en étudier les archives. Des milliers de lettres de missionnaires y dorment, destinées à la hiérarchie de Paris pour raconter le développement de la foi dans leur région.
Elles contiennent aussi des informations qui concernent l’historien, référence à un événement, rencontres avec un haut personnage, témoignages oculaires directs qui sont d’un immense intérêt. Il avait fait allusion à ces sources potentielles dans une conférence tenue à Bangkok en 1984 indiquant que ces correspondances pouvaient nous conduire à reconsidérer notre vision de l’histoire du Siam en particulier en ce qui concerne le siège d’Ayutthaya par les Birmans sous le règne du roi Ekkathat. Ces recherches qui ont balayé quelques idées reçues ont été publiées une première fois en thaï en 1984 sous le titre ใครทำลายกรุงศรีอยุธยา พะม่าหรืยใทย ! Qui a détruit Ayutthaya, les Birmans ou les Thaïs ? (1).
Elles ont été traduites en Anglais tardivement en 2009 dans une revue indienne sous le titre moins provocateur Who destroyed Ayutthaya : Qui a détruit Ayutthaya ? (2).
Sans revenir sur l’histoire du siège d’Ayutthaya par les Birmans dont nous avons longuement parlé après bien d’autres (3), il souligne plusieurs éléments importants :
1) Première erreur tactique : Un prince exilé à Ceylan, probablement Thepphiphit, un demi-frère d’Ekkathat, offrit ses services en se proposant de lever une armée à la Cour d’Ayutthaya qui non seulement le refusa mais envoya une troupe pour l’arrêter, divisant au demeurant ainsi ses forces pour lutter contre les envahisseurs (4). Cette anecdote est signalée en particulier par Turpin (5).
2) Autre erreur tactique : Un navire anglais, conscient de la relative faiblesse des Siamois, tenait avec ses canons les Birmans à distance, mais à court de munitions, poudre et boulets, les Siamois refusèrent de lui en fournir. De colère, il cessa son intervention ce qui permit aux Birmans dès le 14 septembre 1766 de s’approcher de la capitale. Cette anecdote est également rappelée par Turpin (5).
(3) Par ailleurs, les missionnaires français avaient relevé une erreur stratégique fondamentale : Les Siamois, compte tenu de l’extension de la capitale, avaient permis la construction de nombreuses habitations et de de nombreux monastères en dehors de l’enceinte fortifiée. C’est le cas des quartiers étrangers, Chinois, Malais, Portugais, Cochinchinois et Japonais. Il est une constante dans l’art de la guerre que lorsqu’une place est assiégée, les populations doivent être regroupées à l’intérieur de l’enceinte et toutes les constructions extérieures rasées sauf à en conserver quelques-unes comme avant-postes puissamment fortifiées pour ralentir l’avancée de l’ennemie. Bien au contraire, les épaisses murailles des temples furent fortifiées par les Birmans qui s’en servirent pour abriter leur artillerie et bombarder la ville.
Carte extraite de l’article « The Sack of Ayutthaya: A Chronicle Rediscovered - Yodayar Naing Mawgun by Letwe Nawrahta: A Contemporary Myanmar Record, Long Lost, of How Ayutthaya Was Conquered Translated » by Soe Thuzar Myint in Journal of the Siam Society, Vol. 99, 2011 :
L’intention de l’étude de Terwiel est de démontrer l’intérêt de ces archives françaises dans l’étude de la destruction de la ville en 1767 et ses suites.
Tout le monde sait que la destruction de l’ancienne capitale a été le fait des Birmans. Tous les historiens sont d’accord pour dire que les Birmans ont été sans pitié, torturant, pillant et incendiant, s’emparant des trésors de la ville mais aussi de dizaines de milliers de prisonniers, ne laissant derrière eux que ruines et désolation. Leur rage n’épargna pas les temples de leur propre religion. Les plus belles statues de Bouddha furent enlevées, mises en pièces ou brûlées après avoir récupéré les feuilles d’or qui les recouvraient. Le mot d’ordre était « pillage et pillage ».
Or, rappelle Terwiel, Ayutthaya était à l’époque l’une des plus grandes villes du monde, peuplée peut-être d' 1 million d’habitants (???), entourée de fortifications massives à l’intérieur desquelles se trouvaient de nombreux monastères, plusieurs centaines, dont il ne reste que des ruines et de nombreux palais. Si l’on en croit le plan de La Loubère, le seul intérieur de l’enceinte recouvre une superficie de l’ordre de 800 hectares.
La cité tomba le 7 avril 1797. Les Birmans, nous dit Terwiel, étaient pressés de retourner chez eux le plus rapidement possible. Les Chroniques royales d’Ayutthaya que nous avons étudiées d’abondance nous apprennent dans la description du siège (page 522) que le déchaînement sacrilège aurait duré de 9 à 10 jours. Or, les prisonniers chrétiens commencèrent leur longue marche vers la Birmanie 17 jours après la chute de la ville c’est-à-dire le 24 avril ? Les Birmans se comportèrent comme des envahisseurs pillards, amassant après le carnage or, argent et bijoux et s’emparant de 30.000 prisonniers.
Ces faits sont difficiles à nier, en tous cas rien ne les contredit même du côté des sources birmanes. Terwiel insiste sur la hâte des envahisseurs à retourner dans leur patrie et la difficulté à accomplir dans ce délai ces méfaits qui leur sont imputés ce qui est généralement admis comme triste réalité.
Carte extraite de l’article « The Sack of Ayutthaya: A Chronicle Rediscovered - Yodayar Naing Mawgun by Letwe Nawrahta: A Contemporary Myanmar Record, Long Lost, of How Ayutthaya Was Conquered Translated » by Soe Thuzar Myint in Journal of the Siam Society, Vol. 99, 2011 :
En réalité, les Birmans laissèrent de petites troupes à l’extérieur, principalement à Ratchaburi (environ 120 kilomètres par la route aujourd’hui) qui ont peut-être contribué à la destruction de la ville ? Mais ces troupes étaient là pour assister la nouvelle administration birmane et non pas pour continuer les exactions antérieures. Il ne fallut d’ailleurs que six mois pour que sous les efforts de Chao Tak les Siamois reprennent possession de la capitale.
Faut-il s’en tenir aux explications unanimes sur la destruction de la capitale ?
Les Archives de Missions étrangères donnent peut-être un embryon de réponse.
Terwiel cite le R.P. Jacques Corre dont la correspondance jette en quelque sorte un pavé dans la mare (6). Dès son retour à Ayutthaya le 8 juin 1769, le missionnaire écrit à ses supérieurs pour signaler son arrivée. Nous trouvons ces correspondances dans l’ouvrage de Monseigneur Launay (7)
et Terwiel dans un autre recueil qui ne les contredit heureusement pas (8).
Le père Corre fut probablement le premier européen à visiter Ayutthaya après sa chute.
Terwiel cite son courrier du 1er novembre. Traduite du français à l’anglais, nous ne la repassons pas de l’anglais en français, reproduisant le texte donné par Monseigneur Launay directement en français.
Il est concevable qu’elle ait quelque peu interpellé Terwiel sans que nul apparemment n’en ait fait état avant lui :
« L'année dernière, et même cette année, les Chinois et les Siamois ne faisaient point d'autre métier que celui de renverser les idoles et les pyramides. Les Chinois ont fait rouler l'or et l'argent à Siam c'est à leur industrie que l'on doit le prompt rétablissement de ce royaume. Si les Chinois n'étaient pas si âpres au gain, il n'y aurait aujourd'hui ni argent, ni monnaie à Siam. Les Birmans avaient tout emporté c'est aux travaux des Chinois en déterrant l'argent caché sous terre et dans les pyramides (les chedis), que l'on doit le commerce que l'on fait ici tous les jours. J'étais déjà de retour à Siam quand les Chinois ont détruit Vat Phu Thai, cette grande pagode qui est auprès du séminaire. Ils ont trouvé de l'or pour charger trois ballons (navires). Dans la pagode du roi talapoin Vat Padu, on a trouvé jusqu'à cinq jarres d'argent, et dans les autres à proportion. Ils ont fait la guerre aux idoles d'étain et de cuivre, celles de bronze n'ont pas été respectées. Les portes, les fenêtres, les colonnes, tous les bois des pagodes ont été les matériaux avec lesquels on a fondu et fait couler ces colosses d'airain. L'état piteux où sont réduites les pagodes ne peut être mieux représenté que sous la figure de nos fourneaux. Les murailles sont toutes noires, le pavé couvert de charbons et de morceaux d'idoles. Le nouveau roi ne protège la religion siamoise qu'autant qu'il faut, dans le commencement, pour ne pas aliéner les esprits ».
Les Birmans étaient partis depuis deux ans… Si nous devons croire ce missionnaire, le rôle des Chinois, peut-être moins inhibés de scrupules religieux dans ces descriptions, est souligné, mais peut-être aussi doit-on suspecter une tendance à l’exagération de ce missionnaire tendant à transformer en généralités ce qui n’étaient que des événements mineurs ?
Terwiel cite toutefois un autre témoin de poids. Celui-là non plus n’avait pas attiré l’attention des historiens. En 1778, neufs ans après, le Dr. Johann Gerhard König ....
...
qui est en général considéré comme un scrupuleux observateur, un scientifique et non un missionnaire écrit (9) : « Les gens creusent encore ici après les trésors, qui auraient été caché ici en temps de guerre, spécialement près du grand temple et les ruines du palais, et juste la nuit avant ils avaient eu de la chance dans leurs recherches. Je pouvais voir la terre fraîchement creusée et le lieu où se trouvait le navire qui contenait le trésor » (10). Son témoignage nous semble de poids. Le récit de son voyage comporte près de 150 pages dont aucune ne concerne l’histoire proprement dite. Il se contente d’herboriser et pousse des cris de joie à chaque nouvelle découverte d'une fleur inconnue.
S’il consacre un modeste paragraphe au champ de ruines qu’il a visité, la raison en est simple et n’a rien à voir avec l’histoire de la destruction de la ville : « Les ennuis que j’ai éprouvé à grimper dans les ruines ont été largement récompensés par les trésors botaniques que j’ai trouvés ici. Je me suis dépêché de retourner avec eux sur mon bateau »,
Il ne fait donc pas de doute, pense Terwiel, qu’une partie au moins des ravages ont été causés par la recherche des trésors et la fonte des métaux provenant de ces recherches. C’est une constante – vous dirons les chercheurs de trésor – qu’on les trouve plus volontiers dans les lieux sacrés que dans les poubelles.
Les Chroniques royales (page 517) nous rappellent qu’en 1766 pendant le siège, une troupe armée de Chinois envoyée contre les Birmans avait été surprise en train de piller aux alentours de la sainte empreinte de Bouddha à Saraburi. Ils y avaient enlevé des tapis d’argent et l’or qui recouvrait la flèche des toitures.
Terwiel n’entend pas se lancer dans une querelle relative à la chute d’Ayutthaya ou embarrasser ses lecteurs thaïs mais de rappeler qu’en cas de doute, l’historien doit étudier des sources primaires. La vérité, racontée avec précision, empathie et perspicacité ne peut nuire. Ce qu’on put faire les Chinois et les Siamois en pillant des sites sacrés vaut largement ce qu’on put faire dans des circonstances similaires les populations d’autres civilisations. Il insiste donc sur l’importance de l’étude de ces sources primaires, en l’occurrence les archives des Missions françaises.
Cette étude permet de penser que la destruction totale d’Ayutthaya ne fut pas le fait des seuls Birmans. La perte des monastères bouddhistes, des monuments de la capitale et de leur trésors fut aussi le fait des pillards siamois et chinois après le départ des Birmans.
Le Chedi Chawedakong (เจดีย์ชเวดากอง) en Birmanie passe pour avoir été construit avec l'or pillé à Ayutthaya :
Cette idée pourrait bien nous amener – s’interroge Terwiel - à remettre en question les affirmations souvent répétées selon laquelle les Birmans auraient également détruit pratiquement tous les documents écrits d'Ayutthaya.
Le R.P Cotte fait aussi remarquer ainsi que Turpin, que le renouveau économique du Siam sous le roi Taksin fut partiellement possible au travers de la récupération des trésors d’Ayutthaya. Voilà bien une notion qui mériterait d’être approfondie par les historiens. Le contrôle du roi Taksin sur la région à partir de 1768 permet de penser que la majeure partie des trésors découverts et la fusion des métaux ont pu profiter au royaume de Thonburi et à ses armées, lui donnant les moyens de se lancer dans la reconstruction de son royaume. Il avait déplacé dès 1768 sa capitale à Thonburi stratégiquement beaucoup plus facile à défendre qu’Ayutthaya et ne devait guère se soucier des ruines de l’ancienne sauf peut-être à en récupérer les richesses ?
Il serait utile de rechercher si le roi Taksin avait, de quelque manière que ce soit, aidé, simulé ou réglementé la recherche des trésors dans les ruines de l'ancienne capitale ?
NOTES
(1) Le 11 septembre 1984 dans la revue ศิลปวัฒนธรรม (Arts et culture).
(2) Indian journal of thai studies publié à Moranhat – Assam – Indes le 9 octobre 2009.
(3) Voir notre article La Chute d'Ayutthaya de 1767.
http://www.alainbernardenthailande.com/article-109-la-chute-d-ayutthaya-de-1767-121330085.html
(4) C’est une époque où les successions royales furent difficiles et souvent sanglantes, voir notre article 103. Les Rois Borommakot (1733-1758) et Uthumphon (1758) :
(5) François Turpin : Histoire du royaume de Siam, 1771, tome II.
(6) Le R.P. Jacques Corre est arrivé au Siam en 1762. Fait prisonnier, lors de l'invasion des Birmans en 1767, il trouva le moyen de s'échapper et put se réfugier avec des séminaristes et des chrétiens, à Hon-dat (au Vietnam) où il arriva le 1er juillet. L'année suivante, il retourna à Bangkok où tout avait été pillé par les Birmans ; il s'établit dans une misérable hutte et groupa autour de lui quelques chrétiens.
Le nouveau roi du Siam, Taksin, lui fit bon accueil, et lui donna, le 14 septembre 1769 un terrain à Ayutthaya pour y construire une église. Il joua ensuite un rôle majeur dans la reconstruction de la communauté catholique d’Ayutthaya.
Voir https://archives.mepasie.org/fr/notices/notices-biographiques/corre
(7) Adrien Launay : Histoire de la Mission de Siam tome II 1662-1811 documents historiques 1920.
(9) Johann Gerhard König était un botaniste et médecin allemand balte qui fut élève du grand Carl Linné. Transféré à la British East India Company il entreprit plusieurs voyages scientifiques en collaborant avec des scientifiques de renom. Le plus notable de ces voyages passe pour être celui du détroit de Siam et Malacca de 1778 à 1780, période durant laquelle il passa plusieurs mois à étudier la flore et la faune. Ce récit a été publié bien après sa mort dans le « Journal of the straits branch of the royal asiatic society », n° 26 de janvier 1894 sous le titre « voyage from India to Siam and Malacca », pages 58 – 201.
Les manuscrits de ses recherches et ses herbiers dormaient au département botanique de British Museum (Botanical Department of the British Museum). Le rédacteur de la revue nous explique : « Le compte rendu manuscrit de ses voyages et observations est inclus dans dix-neuf volumes quarto et écrit dans un mélange de vieux allemand et danois dans une très mauvaise écriture, de sorte que sa traduction est un travail difficile. Rien n’avait été publié jusqu'à présent, mais grâce à la gentillesse de M. Carruthers, chef du département botanique du Musée, nous avons pu obtenir une traduction de ces documents… »
(10) Nous donnons le texte original pour ne pas être accusés de trahison (page 143 de la revue): « People still dig here after treasures, which are said to have been hidden here during the time of war, especially near the big temple and the ruins of the palace, and just the night before they had been fortunate in their researches. I could see the freshly dug out earth and the place where the vessel had stood which contained the treasure. The trouble I took climbing about in the ruins was richly rewarded by the botanical treasures which I found here. I hurried back with them to my boat… ».