Bernard, retraité, marié avec une femme de l'Isan, souhaite partager ses découvertes de la Thaïlande et de l'Isan à travers la Grande Histoire et ses petites histoires, culturelles, politiques,sociales ...et de l'actualité. Alain, après une collaboration amicale de 10 ans, a pris une retraite méritée.
L'on a beaucoup écrit sur la crise franco-siamoise de 1893, sur l'incident dit « de Pak Nam » et sur le traité du 3 octobre 1893 qui a donné la rive gauche du Mékong à la France, il n'en est pas de même des opérations terrestres qui ont précédé, qui furent ni plus ni moins qu'une véritable guerre entre les armées respectives dans la région des chutes Khone pendant quelques mois, de mars-avril à juillet 1893. Un très bel article de l'historien français Amable Sablon du Corail qui a puisé dans les archives militaires jusque-là inexplorées, répare en partie cet oubli (1).
Nous ne ferons qu'un bref retour en arrière aux sources du conflit.
Nous en trouvons la trace dans une déclaration à Chambre des Députés du ministre français des Affaires étrangères, Alexandre Ribot, le 26 octobre 1891, reposant sur cette affirmation vague qu'à une époque « antérieure », la région de la rive gauche du Mékong entre le fleuve et la chaîne Annamitique, alors sous tutelle siamoise, aurait été soumise à la suzeraineté des souverains annamites. Nous avons dit quelques mots de ces prétentions géographiquement, historiquement et juridiquement fuligineuses (2).
Ainsi furent révélées au monde les intentions françaises : contrôler le Bassin du Mékong et s'approprier une route d'accès vers le sud de la Chine au mépris des réalités. Les royaumes laotiens établis sur les deux rives du Mékong étaient pourtant liés au Siam par des liens plutôt lâches mais qui constituaient une évidente sujétion. Les Français ont donc dû trouver à la fois une base juridique et morale pour justifier leur expansionnisme. Il fut donc soutenu que le royaume de Siam aurait usurpé aux Annamites et aux Cambodgiens les régions situées à l'ouest de la cordillère vietnamienne. Auguste Pavie lui-même avait pourtant eu des difficultés à rassembler des preuves suffisantes pour justifier ces prétentions. Il y avait plus au sud, entre le 14° et le 15° parallèle toute une zone dont le statut était plus flou, même si ses roitelets payaient de temps à autre tribut au Siam mais dont un aventurier français, considérant qu'il s'agissait de « territoires sans maîtres » parvint à se constituer un royaume de fantaisie à la fin des années 1880 (3).
Le parti colonial invoqua alors d'autres raisons : l'aspect humanitaire, l'inflexibilité et la dureté de l'administration siamoise à l'égard de ces population et ce malgré le bon accueil, reconnu par tous, qu'elle avait réservé aux explorateurs français. Le gouvernement pu ainsi vendre à son opinion publique un thème simple pouvant faire oublier le traumatisme né de la perte de l'Alsace-Lorraine encore bien présent dans les esprits.
Le gouvernement siamois réagit énergiquement en soulignant – non sans raisons – l'incontestable ancienneté de la domination siamoise sur les royaumes du Laos. Il marqua alors son territoire en installant des postes permanents à l'est du Mékong dès la fin des années 1880. En 1888, Pavie avait soumis des rebelles chinois dans le nord-ouest du Tonkin et en avait profité pour repousser des troupes siamoises qui s'étaient avancé jusqu'à Dien Bien Phu. Au cours des années 1892 et 1893, une série d'incidents frontaliers surgirent, surexploités par la presse coloniale française qui en fit quotidiennement ses choux gras. A qui en incombait la responsabilité ? La presse siamoise la fait évidemment retomber sur les Français. Quand par exemple les Siamois expulsent de la rive droite du Mékong un Français trafiquant d'opium, il devient pour les Français un « honnête commerçant victime de la tyrannie locale ». Ces incidents furent pour le gouvernement français une bénédiction. Point ne fut besoin d'aller fouiller dans de vieux grimoires pour établir la souveraineté de l'Empire annamitique sur les royaumes du Laos, la preuve de la mauvaise volonté des Siamois était ainsi rapportée ! Le 12 mars 1893 Auguste Pavie, devenu entre-temps ministre plénipotentiaire à Bangkok, demanda officiellement au roi la cession de la rive gauche du Mékong, qui refusa. Nous avons longuement parlé de l'affaire Grosgurin, tué en juin 1893 qui donna – hélas –l'occasion à la Justice coloniale française de se couvrir de honte (2).
Le malheureux Grosgurin ne fut qu'un prétexte.
Parlons donc de cet « incident de Khone » qui fut une véritable guerre aujourd'hui presque oubliée.
Il fit alors la « Une » de toute la presse française. En dehors de l'étude de Sablon du Corail, nous avons utilisé des études plus tardives, soit parce qu'elles étaient illustrées, ce qui n'est pas courant dans la presse de cette époque (4), soit parce qu’elles échappèrent à la passion du moment (5).
Le gouvernement de l'Indochine avait occupé au début de 1893 des postes établis par les Siamois sur la rive gauche du Mékong. Les Siamois tentèrent de les reprendre par la force et assiégèrent le fort de Khone en mai 1893. Ils furent repoussés et les Français poussèrent leur avantage aux alentours en s'emparant de la forteresse siamoise de Don Som au début juillet 1893. Au même moment la modeste démonstration navale de deux canonnières à Bangkok avait dégénéré lorsque les forts siamois situés à l'embouchure du Chao Praya tirèrent sur les navires français le 14 juillet 1893 tuant trois malheureux marins. Nous ne connaissons que leurs noms, François Guéguen, François Allongue et François Jaouen. Ils furent enterrés dans le terrain du Consulat général dans la nuit du 13 au 14 juillet avant que leurs dépouilles ne soit ultérieurement rapatriées en France.
Nous connaissons la suite. Les canonnières forcèrent le chenal et s'ancrèrent devant le consulat français. Le 20 juillet, le gouvernement français exigea la reconnaissance immédiate des droits de l'Empire annamitique sur la rive gauche du Mékong et l'évacuation de ce territoire dans le mois. Le 29 juillet 1893, le roi Chulalongkorn céda devant l'ultimatum, prélude à l'annexion du Laos par l'Indochine française confirmé par le traité du 3 octobre 1893, un modèle parmi les traités inégaux imposés par les puissances coloniales. La garantie de l'exécution des clauses de l'ultimatum sera l'occupation « temporaire » du port de Chanthaburi dont nous reparlerons.
Les opérations terrestres le long du Mékong de mars-avril à juillet 1893 sont pourtant négligées en faveur de la canonnade du 14 juillet. La défaite des Siamois fut écrasante, due partie à une organisation encore féodale de leur armée en dépit d'un armement moderne et d'une énorme supériorité numérique et partie à la compétence de nos officiers.
Du côté français, la nomination de Jean-Louis de Lanessan comme gouverneur de l'Indochine en 1891 avait été le prélude à une nouvelle stratégie coloniale civile et militaire intelligente et pragmatique dont Gallieni et Lyautey furent par la suite les plus illustres exemples, La nouvelle doctrine coloniale était fondée sur l'idée que l'action militaire ne pouvait pas être dissociée de l'administration civile. Les deux devaient être placés sous la responsabilité d'une seule personne qui, selon le contexte local, pourrait être un civil ou un militaire ce qui va expliquer au moins pour partie le succès des troupes coloniales dans les opérations terrestres.
En mars 1893, Lanessan décida d'expulser les Siamois de la rive orientale du Mékong en envoyant trois troupes de 100 hommes chacune venus d'Annam et de Cochinchine composées de fusiliers annamites sous la conduite d'officiers français et sous-officiers français ou autochtones, sous les ordres du vice-résident Bastard, un civil. La compagnie quitta secrètement ses bases de Sa-Dec dans la nuit du 25 au 26 mars par bateau à vapeur puis par 30 pirogues. Elle atteint Stung-treng qu'elle prit par surprise. Le gouverneur Siamois accepta rapidement de passer sur la rive droite. Quatre jours plus tard, le même scenario se répéta à Khone où le drapeau français flotta le 5 avril.
Les troupes commencèrent alors à fortifier les lieux en creusant des tranchées. Un mois plus tard, le 23 avril, une deuxième colonne quitta Hué conduite par le Capitaine Dufrénil. Elle s'empara sans difficultés de Kémmarat à 300 km au nord de Khone sur la rive droite du Mékong le 26 mai 1893, après avoir parcouru plus de 250 km à travers la cordillère annamitique. A la fin mai, les Français sans coup férir s'étaient rendus maitres de la rive gauche du Mékong sur près de 650 km. Les Siamois mirent près d'un mois à réagir. En l'absence d'une armée permanente, les autorités durent lever à la hâte plusieurs milliers d'hommes, recrutés de force, à peine entrainés et sans formation.
Leur peu d'enthousiasme pour le combat était d'autant plus marqué qu'ils étaient la plupart du temps laotiens, et peu enclins à mourir pour le roi de Siam. Ils étaient pourtant supérieurement armés de canons de 80 et 120mm de fabrication européenne et surtout des fusils autrichiens à tir rapide Mannlicher ...
Largement supérieurs aux vieux fusils Gras modèle 1874 des Français.
Si les officiers siamois firent preuve de détermination, leur courage dissimulait à peine les carences de leur formation, tantôt retranchés derrière leurs fortifications, tantôt lançant des assauts désordonnés contre les postes français. Ils ne furent jamais en mesure de prendre l'initiative. Le 6 mai, le capitaine Pierre Thoreux fut capturé sur le Mékong alors qu'il transportait des provisions de Stung-Treng à Khone en pirogue.
Sa captivité dura trois mois dont le compte rendu détaillé destiné à susciter la compassion de sa hiérarchie est un condensé des préjugés occidentaux concernant « la race jaune » perfide et cruelle, imaginant des tortures raffinées que la presse coloniale se complut à répandre.
Sa capture – qui ne fut peut-être pas un martyr - fut le fruit de son imprudence ainsi que nous le dit Reinach (5) : « laissant un détachement dans l'île de Kône, revint, presque seul, dans la direction de Stung-Treng où il devait établir un service d'approvisionnements. Pendant qu'il longeait la rive droite du fleuve, il fut fait prisonnier par une petite troupe siamoise qui l'emmena jusqu'à Oubone, où le prince Prit-Chit, favorable aux Français, adoucit sa captivité ».
Le 1er juillet 1893, alors que Thoreux était toujours aux mains des Siamois, le commandant du régiment de fusiliers annamites le gratifia d'une évaluation semestrielle dépourvue d'aménité « Le Capitaine Thoreux est un individu extrêmement faible; son désir de satisfaire une ambition n'est justifié par rien, il a abandonné son autorité de chef d'un détachement du Haut Mékong à un résident civil. Son insouciance a conduit à sa capture avec celle de son escorte et des approvisionnements ». Six mois plus tard, les choses s'améliorèrent mais encore faut-il probablement lire entre les lignes « un officier d'intelligence moyenne qui consciencieusement et avec zèle remplit les fonctions de commandant de compagnie ». Dix ans plus tard, il devint « un savant officier intelligent et travailleur, calme et réfléchi ». Pierre Thoreux, né en 1856, entra dans la marine en 1884 et avait déjà sept ans années de service actif en Indochine en 1893. Il maitrisait parfaitement la langue, probablement sa seule qualité. Il prit sa retraite en 1905 comme chef de bataillon (commandant) et mourut deux ans plus tard le 8 janvier 1907. Un officier des troupes coloniales d'intelligence moyenne sorti du rang ne pouvait guère espérer mieux. Il fut malgré son faux-pas, honoré de quelques joujoux, comme la médaille du Tonkin, celle de l'ordre impérial du dragon de l'Annam, celle de l'ordre royal du Cambodge et – tout de même enfin mais à l'usure – de la croix de chevalier de la Légion d'honneur en 1897. Il devint surtout pour la presse coloniale française un martyr.
La veille de la capture du capitaine Thoreux, 1.000 Siamois avaient déjà assiégé le poste français de Khone, défendu par le lieutenant Paul Pourchot, six sous-officiers français et 98 fusiliers annamites. Ce fut un blocus plutôt qu'un siège, car les Siamois ne purent s'emparer du fort. Ils avaient plusieurs pièces d'artillerie dans les forts qu'ils avaient construits sur les îles dans le Mékong, au nord de Khone, mais elles étaient beaucoup trop lourdes pour être transporté en canot. Les Siamois se contentèrent de bombarder le fort sans grands dommages. Les pertes furent très légères des deux côtés, quelques hommes chez les Siamois et un blessé léger chez les Français. Nous savons peu de choses de ce lieutenant sinon qu'il est comme Thoreux sorti du rang et mourut en 1908 au terme d'une terne carrière, toujours sous son grade de lieutenant après avoir reçu les mêmes décorations.
Une colonne de secours vint alors pour dégager le fort, commandée par un officier d'exception, le capitaine Luc Adam de Villiers, le héros de cette mission du Mékong, personnage coloré, l'opposé complet du terne Capitaine Thoreux et du falot Lieutenant Pourchot. Né le 11 juillet 1856 à Saint-Denis de la Réunion, sorti de Saint-Cyr en 1879 ; il choisit d'entrer l'infanterie navale et passa la plus grande partie de sa carrière en Indochine.
Turbulent, querelleur, méprisant les tâches administratives, il fut aussi un joueur endurci. Sanctionné une première fois en 1880 pour de criardes dettes de jeu, il le fut ensuite à de multiples reprises tout au long de sa carrière sous les drapeaux de 163 jours d'arrêts de rigueur pour motifs disciplinaires.
Il fut cependant un excellent officier habile dans les manœuvres, courageux et audacieux, qui devait remporter des succès remarquables en opérations. Après avoir levé le blocus de la compagnie du lieutenant Pourchot le 23 mars 1893, les Français construisirent deux autres postes au nord et au sud de l'île de Khone en attendant des renforts et les instructions du commandement central avant de pousser en amont sur le Mékong. Les Siamois restèrent aux commandes des îles au nord des chutes Khone. Ils avaient établi deux forts sur la rive gauche, à 3 et 4 km au nord-est de Khone, un fort sur une île entre Khone et la rive gauche, et quelques petits avant-postes sur une douzaine d'îles et d'îlots, et sur la partie sud-est de l'île de Don-Som, à quelque 4 km au nord-est du petit fort de Khone. Ils avaient construit d'imposantes fortifications, comprenant des tranchées et des abris casematés protégés par des palissades susceptibles de résister aux tirs d'artillerie de campagne, défendus par une garnison de plus de 1000 hommes et cinq canons. Le capitaine Adam de Villiers reçut l'ordre de s'en emparer au début du mois de juillet.
Plan de la prise de la forteresse de Don Som de la main de Villiers provenant des archives militaires (article de Sablon du Corail) :
Il disposait de trois compagnies de fusiliers annamites, d'un peloton de troupes de l'infanterie de marine et surtout d'un bon armement, deux canons de montagne Bange de 80mm
et deux redoutables canons revolver de 40mm (6).
Ces pièces d'artillerie étaient très légères, les tubes de canon de 80mm pesant moins de 100 kg. Ils pourraient être transportés sur des pirogues, mais avec seulement un stock limité d'obus - 35 pour les canons de montagne et 960 pour les canons revolver. La colonne expéditionnaire comptait 406 hommes, commandés par 10 officiers français, accompagné de 280 coolies, porteurs ou rameurs. Seul le peloton naval, commandé par le lieutenant Karl Chastenet de Puységur était équipé de modernes fusils Lebel de 1886 (7).
Le Capitaine Adam de Villiers avait laissé 77 hommes pour garder les postes de Khone. Il divisa ses forces en deux colonnes. La première, sous le commandement du capitaine Simon, devait s'emparer par l'arrière des forts siamois construits sur la rive gauche. La seconde, commandée par lui-même avait reçu la tâche la plus dangereuse qu'il s'était réservée, devait s'emparer des îles à l'ouest et au nord de Khone. Son intention était d'atteindre Don-Som et d'attaquer les fortifications siamoises par l'arrière. La manœuvre, simple et sensée, n'était pas sans risques, car les Français pouvaient être attaqués par les Siamois de Don-Som tout au long des opérations, parfois stationnés à moins de 800 mètres des Français soumis à leurs tirs. La navigation était difficile, compte tenu des récifs et de la force du courant contre laquelle les canots devaient se déplacer. Ces canots étaient équipés d'un blindage de 15 à 20 cm de haut, protégeant les hommes du feu ennemi. Des fusils rotatifs avaient été placés à l'avant de deux canots et pouvaient tirer quand ils se déplaçaient.
L'espoir du Capitaine était que les Siamois ne seraient pas en mesure d'ajuster le feu de leur artillerie et que leurs petites embarcations chavireraient, précipitant hommes et matériel dans les eaux déchaînées du Mékong. Le 14 juillet 1893 au matin, la colonne du Capitaine Simon s'empara sans difficulté des forts de la rive gauche. Menacés d'encerclement, les garnisons qui les occupaient s'enfuirent dans la forêt environnante laissant plusieurs prisonniers aux mains des Français. Retranchés à 800 m de la forteresse de Don-Som, les hommes du capitaine Simon subirent un tir de barrage auquel ils ne purent répondre que difficilement compte tenu de la portée limitée de leurs armes à feu. Pendant ce temps, le capitaine Adam de Villiers, qui avait quitté Khone au milieu de la nuit sous un orage torrentiel, était arrivé à l'aube à Don-Det, une grand île située entre Don-Som et Khone. Pour créer une diversion, il envoya un détachement au nord de l'île, à seulement 300 m de Don-Som. Vers huit heures du matin, Villiers traversa difficilement une rivière gonflée par les pluies de la nuit précédente. Vers onze heures, il débarqua sur Don-Taphum, une petite île entre Don-Som et Don-Than, dont la garnison était alors isolée. Don-Than était tombé en début d'après-midi. Les hommes de la colonne de Simon occupaient les forts qu'ils avaient pris et repoussaient plusieurs attaques des Siamois qui s'étaient enfuis dans la forêt le matin. Au soir du 14 juillet, tous les forts siamois étaient tombés à l'exception de Don Som. Les Siamois avaient perdu 250 hommes, une centaine d'entre eux furent tués, les autres blessés et 38 avaient été faits prisonniers. Les Français avaient eu un fusilier tué et sept autres blessés. L'artillerie siamoise de Don-Som avait seulement répondu au tir des canons de 80mm, sans tenter d'attaquer les canots qu'ils avaient remarqué trop tard. Les garnisons des autres forts, incapables de s'entraider, furent attaquées l'une après l'autre, et n'offrirent aucune résistance sérieuse. Le 15 juillet, les Français prirent trois petites îles et se firent envoyer des munitions depuis Stung-Treng, car il ne leur restait que quelques dizaines d'obus pour l'artillerie. Le 17 juillet, le commandant du fort de Don-Som indiqua que la France et le Siam étaient parvenus à un accord et demanda au capitaine Adam de Villiers de cesser le feu. Le capitaine refusa et donna aux Siamois jusqu'au 19 Juillet dans la matinée pour évacuer Don-Som. A deux heures du matin une provision massive d'obus arriva de Stung-Treng ce qui permit au Capitaine d'envoyer un déluge de feu sur les dernières îles encore occupées par les Siamois. Dans la matinée du 20 juillet, Villiers débarqua sur le flanc du côté est de la forteresse, à la tête d'une colonne d'assaut de 210 hommes, comprenant des Français de l'infanterie de marine et une compagnie et demie de fusiliers annamites.
L'artillerie française, regroupée sur l'île Taphum, tira ses derniers obus. Le commandant siamois fut tué. Quand le capitaine ordonna l'assaut, la garnison s'était enfuie. Ainsi se termina cette campagne de sept jours, qui avait opposé entre 1500 et 2000 Siamois et Lao contre 400 Français et Annamites.
Les Siamois perdirent 500 hommes dont 300 tués selon les estimations du capitaine Adam de Villiers; les Français perdirent un seul homme et eurent moins de dix blessés. La prise de Don-Som fut l'épisode le plus sanglant de la crise franco-siamoise de 1893. Seul un petit nombre d'hommes furent impliqué dans une zone de guerre d'à peine 100 kilomètres carrés. Les deux parties étaient soucieuses de limiter l'usage de la force, les Siamois en raison de leur faiblesse militaire, les Français afin de ne pas aggraver une crise internationale qui aurait été suscitée par leurs revendications territoriales. Le succès de la campagne a démontré le haut niveau des troupes indigènes. Le régiment de tirailleurs annamites, l'un des plus récemment formés, avait fourni les neuf dixièmes des soldats de la colonne expéditionnaire.
Les troupes siamoises n'avaient pas opposé de sérieuse résistance. Composées de Laotiens pacifiques enrôlés à la hâte, mal encadrés par de faibles détachements réguliers mal commandés, elles démontrèrent au Roi le néant de son organisation militaire que la cour de Bangkok aidée par de nombreux aventuriers cosmopolites (l'amiral « de Richelieu » en fut un exemple) préparait depuis quelques années. L'on peut élever des fortifications et les garnir de canons Krupp, l'on peut avoir des régiments armés de fusils Mauser et des officiers instruits dans une École de cadets, qui feront bonne figure sur la place d'exercices ; mais la résistance au feu, l'utilisation judicieuse du terrain, la discipline et la cohésion ne s'improvisent pas. La belle apparence des troupes de parade ne peut remplacer d'anciennes traditions que le Siam ne possédait pas.
Le capitaine Adam de Villiers, unanimement encensé par la presse, reçut immédiatement sa promotion au grade de chef de bataillon et fut cité à l'ordre du jour des troupes d'Indochine le 26 août 1893 « pour l'intelligence et l'habileté qu'il avait démontré dans les opérations… ». Déjà chevalier de la légion d'honneur en 1884, il devint officier en 1904 et commandeur le 1er avril 1917.
Il devint lieutenant-colonel en 1899 à l'âge de 42 ans, un âge où de nombreux diplômés de Saint-Cyr et de l'école de Guerre, capitaines, battaient des talons dans les casernes françaises de la métropole. Il devient colonel, commandant un régiment colonial nouvellement créé en 1904 mais une année suffit à ruiner sa carrière. Il fut accusé d'avoir vendu le riz de son régiment et détourné l'argent alloué pour les salaires de ses coolies. La réglementation interdit formellement la création de caisses noires au profit des unités, même lorsqu'elles étaient utilisées pour défrayer des dépenses communes. Or, il avait utilisé ces fonds non à son profit personnel mais pour acheter des livres destinés à la bibliothèque du régiment. Il fut alors dénoncé par l'un de ses officiers qui préférait probablement à la lecture se délasser dans les bordels de Saigon (8).
Ces négligences comptables lui coûtèrent assurément ses étoiles de général. Les opinions de ses supérieurs furent divergentes. Son commandant direct le décrivit comme « un très bon officier supérieur, éduqué, intelligent, sain dans ses jugements, zélé, vigoureux, actif, bon cavalier et même un "cycliste" ». Le général commandant les troupes en Indochine lui reprocha plus tard d'être « obèse, paresseux et aigri ». Il prit sa retraite du service actif en juillet 1914. Quand la Première Guerre mondiale éclata un mois plus tard, il voulut se réengager et fut placé dans le service territorial. Il commanda alors comme Colonel le 131e régiment d'infanterie territoriale, un régiment de volontaires étrangers à Orléans puis envoyé au front de juillet 1917 à octobre 1918 lorsque le besoin de troupes fraiches se fit cruellement sentir (9). Il mourut de la grippe le 17 mars 1919 à l'hôpital militaire de Paris.
Malheureusement pour lui, Adam de Villiers n'avait pas perdu ses défauts. Sympathique comme officier subalterne, il devint détestable comme officier supérieur ce qui explique probablement la dénonciation de l'un de ses subordonnés. Toujours joueur invétéré, en 1909, un huissier vendit ses meubles sur demande de ses créanciers.
En 1912 un cordonnier militaire de Toulon dut faire saisir sa solde pour récupérer de l'argent prêté. Quelques jours après sa mort, sa veuve, probablement aux abois, du faire une réclamation à la Grande Chancellerie de légion d'honneur pour récupérer la modeste redevance de son titre de commandeur, impayée depuis deux ans.
Notre propos n'est pas de tenir un site généalogique mais la pittoresque descendance de notre Colonel joueur invétéré mérite d'être signalée. Marié le 2 décembre 1884 à Toulon à Hombeline Dupin de Saint-André, issue d'une dynastie de marins, il en eut un fils mort des suites de ses blessures à la guerre de 1914 et une fille, Marie Léone Valentine Hombeline Adam de Villiers qui eut une « liaison » avec le dramaturge Jacques Boularan alias Jacques Deval. Elle en eut un fils, Gérard, plus tard légitimé par le mariage postérieur de sa mère avec un cousin de la Réunion, Jacques Adam de Villiers, qui lui donna son nom. Ignoré sinon méprisé par la chronique littéraire, qui osera dire qu'il n'a jamais lu un « S.A.S » signé Gérard de Villiers ? L'élite française auto proclamée prétend ne pas le lire, mais ils le lisent tous. Il commença sa carrière comme baroudeur, officier en Algérie… probablement dans les SAS, suivant les traces de son grand-père maternel avant de s'enrichir dans la littérature. 200 millions d'exemplaires de ses S.A.S, à peine moins que les 250 millions d'albums de Tintin.
SOURCES
En dehors de celles que nous avons citées, nous avons consulté avec profit les dossiers de la Grande Chancellerie de la Légion d'honneur numérisés sur le site :
http://www.culture.gouv.fr/documentation/leonore/recherche.htm
Luc Adam de Villiers, dossier LH/7/38 – Pierre Thoreux, dossier 19800035/898/5109 – Paul Pourchot, dossier LH/2214/32 – Colonel François Barrand (cité note 8), dossier LH/119/72
NOTES
(1) « The French Army and Siam, 1893–1914 » par Amable Sablon du Corail, traduit par Michael Smithies in Journal de la Siam Society, volume 99 de 2011.
(2) Voir notre article H 1- « L'INCIDENT DE PAKNAM DU 13 JUILLET 1893 : I - LES PRÉMICES : « L'AFFAIRE GROSGURIN »
http://www.alainbernardenthailande.com/2016/10/h-1-l-incident-de-paknam-du-13-juillet-1893-i-les-premices-l-affaire-grosgurin.html
http://www.alainbernardenthailande.com/2016/10/h-2-l-incident-de-paknam-du-13-juillet-1893.html
(3) Voir notre article UN FRANÇAIS, « MARIE Ier », ROI « IN PARTIBUS » DES MOÏS ET DES SÉDANGS, « GLORIA IN EXCELSIS MARIA » !
(4) « le Monde illustré » des 5 août 1893 et 16 mai 1896
(5) Lucien de Reinach « Laos » Édition posthume, préface de M. Paul Doumer, 1911.
« Histoire militaire de l'Indochine française des débuts à nos jours (juillet 1930). Établie par des officiers de l'état-major du général de division Aubert, commandant supérieur des troupes du groupe de l'Indochine », volume II de 1930.
(6) Le Canon Bange connu ses heures de gloire lors des guerres coloniales. Le canon revolver Hotchkiss était également une redoutable bouche à feu.
(7) Le jeune Puységur périt noyé dans les rapides du Mékong quelques jours plus tard en compagnie de 7 de ses hommes : lettre écrite par Adam de Villiers au Comte de Pyuségur son père in Annuaire du Petit séminaire de Saint-Pé, 1894.
(8) Ce « scandale colonial » fit les gros titre de la presse de l'époque. Nous avons consulté en particulier « La Croix » du 21 septembre 1905, « L'Aurore » des 18 et 19 septembre, le « Journal des débats politiques et parlementaires » du 19 septembre, « Le petit journal » du 21 septembre… et beaucoup d'autres. On peut la résumer comme suit : Il se serait agi d'irrégularités dans la comptabilité de son régiment qui furent dénoncées à l'inspection par le rapport d'un officier, le commandant Husson-Raison, lequel n'a pas laissé la plus infime trace dans l'histoire de nos guerres coloniales si ce n'est qu'il était à la tête d'un bataillon sous les ordres de Villiers en 1890, nous perdons ensuite sa trace. Il était d'usage aux colonies d'adjoindre aux régiments européens, un certain nombre de coolies, quatre par compagnie qui étaient chargés des grosses corvées (corvées d'eau, d'ordures, de déblayage, de tinettes évidemment, etc.) que le climat ne permettait pas de confier aux nationaux. Une somme de 1 fr. 50 par coolie était allouée quotidiennement à chaque chef de corps ou de poste. Or, cette somme n'était jamais employée dans sa totalité et il en résultait un petit bénéfice, de 70 centimes à 1 fr. par jour et par homme, qui était versé à une sorte de caisse occulte, la masse noire, qui ne figurait pas, par suite de son irrégularité, dans la comptabilité du régiment. Cette masse noire devait servir à améliorer l'ordinaire des hommes. C'était une habitude courante dans toutes nos colonies et les autorités militaires ou civiles fermaient les yeux à son sujet. C'est donc au sujet de ces « errements de comptabilité » que le colonel de Villiers fut appelé à fournir des explications, mais aussi pour avoir, disait-on, employé une partie de la masse noire de son régiment à des besoins personnels ? Ses explications furent claires : « Depuis dix ou douze ans au moins, il est d'usage dans les régiments coloniaux de traiter de gré à gré la solde des coolies, qui acceptent volontiers de faire le travail à un prix moindre que celui fixé par les règlements. Il en résulte donc un boni touché par les commandants de chaque compagnie, et qui sert uniquement à améliorer l'ordinaire des hommes. Jusqu'à présent, cette opération, qui est portée sur les feuilles de prêt, n'avait donné lieu à aucune réclamation. Cependant, un de mes officiers, dans un but que je ne comprends pas, adressa directement à M. Picquié, inspecteur général des colonies, une dénonciation contre moi, signalant et amplifiant les faits. Cette plainte transmise au ministre, ce dernier ordonna une enquête que M. Picquié fit à Saigon, enquête qui donna naissance à ces déplorables soupçons contre lesquels je ne pourrai trop m'élever. C'est à la suite de cette enquête que M. Clémentèl me fit prier de venir à Paris lui donner des explications: ce que j'ai fait. J'ajoutai que j'ai par devers moi un rapport de mes généraux constatant que pas un centime des différences payées ne m'a profité et que je reste au-dessus de tout soupçon ». Clémentel était alors le ministre des colonies, Piquié inspecteur général des colonies et le Colonel François Barrand, un brillant polytechnicien, chef du bureau militaire au ministère des colonies. Cette affaire n'a jamais eu aucune suite, du moins dont la presse se soit emparé. Voilà bien de quoi nous faire sourire. Nous avons vu qu'un jeune et naïf diplomate au Siam à la même époque avoue ouvertement (mais dans des correspondances privés publiées quelques dizaines d'années plus tard) qu'il y avait une caisse noire au consulat qui n'était pas destinée à améliorer la culture livresque de ses employés mais à les engraisser (voir notre article A 200 –« QUELQUES COMMENTAIRES Á PROPOS DE « RAPHAËL RÉAU, JEUNE DIPLOMATE AU SIAM (1894-1900) » que nous aurions pu tout aussi bien intituler « Un ripou au consulat de France à Bangkok ». http://www.alainbernardenthailande.com/2015/12/a-200-quelques-commentaires-a-propos-de-raphael-reau-jeune-diplomate-au-siam-1894-1900.html)
(9) Voir Charles Maffeo Poinsot « Les Volontaires étrangers enrôlés au service de la France en 1914-1915 », Paris 1915.