Bernard, retraité, marié avec une femme de l'Isan, souhaite partager ses découvertes de la Thaïlande et de l'Isan à travers la Grande Histoire et ses petites histoires, culturelles, politiques,sociales ...et de l'actualité. Alain, après une collaboration amicale de 10 ans, a pris une retraite méritée.
En visitant Bangkok, en particulier les quartiers Rattanakosin et Dusit, on découvre un nombre remarquable de bâtiments et monuments de l'architecture italienne. Une inspection plus détaillée révèle que la plupart de ces bâtiments comportent également du marbre italien importé sur les planchers et les escaliers. La visite de ces bâtiments révèle souvent de très belles peintures intérieures sur les murs et les plafonds.
La plupart de ces constructions ont été édifiées sous le règne du Roi Mongkut et plus tard sous celui du Roi Chulalongkorn à la suite en particulier de son premier voyage en Europe en 1897.
Entre le début du XXe et le coup d’état de 1932, des architectes et des ingénieurs italiens ont joué un rôle crucial dans l'introduction des compétences et des techniques de construction européennes au Siam. Comme pour la plupart des occidentaux qui viennent s’y expatrier, il s’agit d’une « émigration cultivée » à l’inverse par exemple de celle des coolies venus de Chine ou des Italiens du nord qui furent les maçons de l’Europe au XIXe siècle.
Nous savons qu’à partir du milieu du XIXe siècle, le Siam s'est ouvert à la pénétration des professionnels et des entreprises de construction de l'Ouest. Nous avons déjà rencontré Joachim Grassi qui a marqué de son empreinte une partie de l’architecture de Bangkok pendant près d’un quart de siècle Rangeons-le parmi les Italiens même s’il est né Autrichien, devint Français par choix mais mourut italien (1).
Pourquoi des Italiens ?
Si la présence italienne fut initialement celle d’initiatives individuelles, elle s'est progressivement renforcée par la signature des accords commerciaux de 1868. Par ailleurs, les relations personnelles entre les membres des familles royales du Siam et de Savoie l’ont utilement favorisée. Seuls les professionnels dont la métropole reste neutre dans la course à l'expansion coloniale vont alors être susceptibles de réussir. En 1892, le belge Rolin-Jaequemyns, conseiller général du Royaume, entreprend de recruter un nouvel ingénieur des systèmes ferroviaires en Europe mais exige qu’il appartienne à un État neutre. La présence de tous ces expatriés dépendait en grande partie de l'équilibre entre le Siam et les pays coloniaux européens opérant en Asie du Sud-Est, ce que ne fut jamais l’Italie qui ne joua qu’un rôle marginal dans la colonisation. Après « l'incident de Paknam » de 1893 le nombre de professionnels français a considérablement diminué et Grassi lui-même dut s’expatrier.
À partir des années 1850, la politique royale visait à donner au royaume un niveau élevé de civilisation en promouvant un plan de modernisation mis en œuvre pendant près de 80 ans, de 1855 à 1932. Le roi Rama V, de 1853 à 1910, a en quelque sorte « collationné » des références culturelles et des modèles occidentaux au cours de plusieurs voyages dans diverses colonies asiatiques (Java, Inde, Singapour) et dans les capitales européennes en 1897 puis en 1907 et, par l’intermédiaire de ses représentants à l’étranger, dans les expositions internationales : Ne citons que Paris en 1889, Chicago en 1893, Bruxelles en 1897, Paris en 1900, Saint-Louis en 1904, Milan en 1906, Bruxelles en 1910, Turin en 1911, etc…). Il envoie par ailleurs sa progéniture, ses ministres ou ses fonctionnaires de premier plan se former dans les écoles ou universités européennes. La rhétorique utilisée pour célébrer l'image du roi et de la dynastie Chakri fait en particulier référence à des constructions modernes de haute technologie. La transformation du territoire siamois a été précédée et accompagnée par le renouvellement de Bangkok. Entre 1800 et 1900, Bangkok était une petite ville cantonnée à la vieiIle cité Rattakosin. La circulation se faisait en barque sur les klongs, et Il n’y avait pas d’avenues jusqu’au percement de Charoen krung et Rajdammoen sous Rama V.
Les conditions sanitaires étaient épouvantables. Bangkok pue la merde. Les klongs servent d’égouts, les habitants ont la triste habitude de pisser et de déféquer jusque sur les marches des temples et du palais royal. Les abords de la Légation de France sont un fétide cloaque.
Le choléra sévit à l’état endémique, La description qu’en fait M. L. Chittawadi Chitrabongs dans un article au titre significatif est hallucinante (2).
La construction du réseau routier est indispensable à la construction de nouveaux bâtiments, et elle commencera en 1863. Rama va déplacer l'ancien palais royal de la citadelle, au cœur de la capitale, vers la nouvelle salle du trône, construite sur la zone du Dusit Suan (le jardin céleste).
Il va aussi, et c’est un aspect totalement méconnu de sa politique sanitaire, faire construire des dizaines de toilettes publiques et imposer de lourdes amendes à ceux qui s’oublieraient sur la voie publique.
Plan des toilettes publiques de M. L. Chittawadi Chitrabongs :
Les travaux de voirie vont s’accélérer à partir de 1896 par une politique cohérente d'investissement dans la construction ferroviaire permettant au pays de devenir un acteur clé dans les des relations commerciales entre les marchés britanniques en Malaisie et les marchés français en Indochine. De 1874 à 1907, les revenus du trésor du roi passent de de 1,6 million à 57 millions de baths, preuve éclatante du succès de la politique de Rama V, centralisation de l'administration et de la fiscalité. Ces revenus vont financer une véritable frénésie dans la construction à la fin du XIXe siècle.
Les architectes
Trois de ces architectes sont omni présents, tous trois issus de la prestigieuse Académie royale Albertine de Turin (Accademia albertina). N’oublions pas que Turin, capitale du royaume de Savoie devint capitale du Royaume d’Italie lors de la réunification de 1861 avant que ce rôle ne soit dévolu à Florence puis enfin à Rome.
Mario Tamagno (19 juin 1877 - ? 1941)
fut un élève de l’Académie Albertine dont il sortit diplômé en 1895. Il y enseigna pendant 5 ans avant de rejoindre le Siam. Il y bénéficia d’un contrat de 25 ans sous l’égide du Prince Narisara Nuvativongs (นริศรานุวัดติวงศ์), demi-frère du Roi, lui-même artiste et architecte.
Il y épousa une camarade d’Académie, Marianna Zuccaro, elle-même arrivée à Bangkok en 1901. Il resta encore un an à Bangkok à la fin de son contrat pour terminer le chantier de la « Villa Norasing » et retourna ensuite dans son pays natal bénéficiant d’une retraite à vie du gouvernement siamois. Ses réalisation principales sont le pont Makkhawan Rangsan, l’hôtel Oriental,
les premiers bâtiments la banque commerciale du Siam, le Manoir Phitsanulok devenu la résidence officielle des premiers ministres, le Palais Bang Khun Phrom, le Hall résidentiel Suan Kularb et salle du trône d'Abhisek Dusit dans le palais Dusit, la Gare de Hua Lamphong, et la Bibliothèque Neilson Hays.
Il a souvent travaillé en collaboration avec un confrère italien, Annibale Rigotti.
Annibale Rigotti (30 octobre 1870 – 8 mars 1968)
avait également étudié l'architecture à l'Académie Albertine et a obtenu son diplôme en 1890. Après un passage en Turquie et en Bulgarie en 1893, il revient en Italie où il épouse Maria Calvi et réalise de nombreuses constructions architecturales dont la Villa Falconi de Domodossola considérée comme l'une de ses plus belles œuvres.
Il se rend au Siam en 1907, où il a collabore avec Mario Tamagno et l'ingénieur Carlo Allegri, un autre italien pour concevoir la salle du trône Ananta Samakhom. Nous le retrouvons aux côtés de Mario Tamagno dans la réalisation du Wat Benchamabophitm supervisée par le Prince Narisara Nuvadtivongs, du Nongkhran Samoson Hall dans le Palais Suan Sunanda Palace, du pavillon du Siam à l’exposition universelle de Turin en 1911, et du Thewarat Sapharom Throne Hall dans le palais Phaya Thai Palace et de de l’église de la Saint-croix à Bangkok
Ercole Manfredi (2 juillet 1883 - 9 juin 1973)
fut également un élève de l'Académie Albertine avant de se rendre à Bangkok en 1909 où sa carrière se déroula sous le règne du roi Vajiravudh. Il est pour ses confrères et de par ses goûts « l’homme de la Renaissance ». Il collabora avec Mario Tamagno pour la construction de la salle du trône d'Ananta Samakhom (Ananta Samakhom Throne Hall – พระที่นั่งอนันตสมาคม) qui fut une incroyable prouesse technique comme nous allons le voir.
En 1912 il est intégré au sein du Ministère de la Maison Royale, où il travaille en étroite collaboration avec le Roi Vajiravudh et le Prince Narisara Nuvadtivongs. Il devient architecte en chef et troisième officier de la Cour en 1917 et premier officier de la Cour en 1921. En 1920, il est nommé architecte naval avec le grade de lieutenant-commandant du Royal Royal Scout Corps, bataillon privé du mouvement paramilitaire des « Tigres sauvages ». Il devint plus tard architecte en chef de la section archéologique de l'Institut royal en 1926 et fut honoré de nombreuses décorations siamoises. Après les troubles de 1932, il quitte le service gouvernemental et s’intéresse à l’archéologie aux côtés de George Coédès. Ses activités d’architecte se déroulent alors dans le secteur privé. Il fut ensuite chargé de cours à la faculté d'architecture de l'université de Chulalongkorn pendant huit ans avant de se retirer de la vie publique. Parfaitement intégré à la vie locale, il épousa une siamoise. On ne connait malheureusement pas d’inventaire de ses réalisations privées.
Les ingénieurs : d’habiles techniciens…et des procédés français
Si l’on s’émerveille devant des réalisations architecturales, on en attribue le mérite essentiel, lorsqu’on le connait, au maître d’œuvre. On connait souvent le nom du maître d’œuvre d’une cathédrale romane ou gothique gravé dans la pierre (« X me fecit »).
On oublie trop que probablement plus de la moitié de la pierre employée dans une cathédrale se trouve cachée sous les dalles, dans les fondations. Elles sont l’œuvre d’un « maître maçon », on ne parle pas encore d’ingénieur, sans les connaissances desquelles la cathédrale n’aurait pas pu être édifiée. Il est complétement oublié.
Ainsi par exemple si on connait le nom des architectes responsables des merveilleux palais de Venise (La ville est construite non pas sur l’eau mais sur une forêt pilotis, plus d’un million pour la cathédrale Santa Maria della salute, douze mille pour le pont du Rialto), on ne connait pas le nom des ingénieurs qui ont conçu et supervisé la réalisation de ces soubassements invisibles.
Nos architectes italiens ont exporté leurs talents architecturaux artistiques et importé aussi des techniques de construction alors totalement inconnues au Siam, fruit de la compétence des ingénieurs italiens. Citons en deux :
Carlo Allegri
Carlo Allegri (1862-1938) est ingénieur et non architecte. Il ne bénéficiait pas d’une formation universitaire mais s’était formé sur le terrain dans l’entreprise familiale de son père Eusébio spécialiste de la construction de ponts.
Il arriva au Siam en 1890 et servit sous le gouvernement du roi Chulalongkorn pendant plus de vingt ans comme ingénieur en chef du département des travaux publics. Il supervisa la construction de nombreuses routes et de ponts dans le pays et participa à la conception et la réalisation de la salle du trône d'Ananta Samakhom.
Emilio Giovanni Gollo
Emilio Giovanni Gollo (1873 – 1925) était diplômé en génie industriel de l'École d'application des ingénieurs de Turin devenue plus tard Polytechnique où il acquit la maitrise des techniques innovantes dont nous allons parler, encore un turinois.
Avant de débuter sa carrière siamoise, il avait déjà acquis une longue expérience à Turin dans la technique du béton armé, responsable de la construction de plus de 1.000 structures et représentant de la maison Hennebique dont nous allons parler pour tout le nord de l’Italie.
Pendant près de 40 ans, 1894 – 1932, les Italiens seront les maîtres de la construction de ponts en béton armé ou de ponts métalliques, des charpentes métalliques et des fondations de bâtiments en terrains difficiles en y introduisant des procédés modernes d’origine française :
Tout d’abord le procédé Hennebique pour le béton armé alors inconnu au Siam (3).
Nous retrouverons ensuite les procédés de Gustave Eiffel dont les premiers brevets déposés à partir de 1864 portent sur les constructions métalliques, charpentes et ponts, concrètement beaucoup plus fécondes que la tour qui porte son nom (4).
Enfin, question essentielle à Bangkok, Gollo va y introduire le système Dulac pour la construction de fondations utilisant des caissons pressurisés, plus tard connu sous le nom de système Compressol (5), c’est une innovation Hennebique : la société Compressol qui le diffuse est en réalité une filiale de Hennebique.
Le royaume manquait d'entreprises locales pour la production de matériaux de construction non traditionnels (béton) ainsi que d'entreprises équipées de matériel lourd adapté à la construction de travaux utilisant ces techniques innovantes (6). Cette politique va créer d’immenses possibilités d’emploi, dans la construction tout autant que dans la fonction publique, mais la politique internationale va interférer dans les décisions royales. Quelques chiffres sont significatifs : En 1902, sur 190 étrangers employés par le gouvernement, il n'y avait que 7 Italiens, contre 90 Britanniques, 41 Allemands, 35 Danois, 8 Belges et 2 Français. En 1905, il y avait 30 Italiens, dont 11 employés le ministère des Travaux publics. On notera une arrivée massive lors de la construction de la salle du Trône de 1907 à 1916 (7). Ce site vit par ailleurs la première utilisation au Siam de structure en béton armé du système Hennebique. Toutefois, ne nous méprenons pas : Si Hennebique est français, il n’y a pas d’entorse au choix des Italiens : C’est un turinois – encore un - Giovanni Antonio Porcheddu qui travaille au département des travaux publics siamois qui a acquis l’exclusivité des brevets pour l’Italie.
La salle du trône, prouesse technique
Ce sont nos deux architectes italiens Mario Tamagno et Annibale Rigotti, qui ont la maîtrise d’œuvre et la conception de la salle du trône. Les études purement techniques sont l’œuvre d’Emilio Giovanni Gollo. Les compétences en génie civil sont particulièrement importantes à Bangkok construite sur des terres marécageuses et instables à 1,50 mètre sous le niveau de la mer, et sujettes à des inondations permanentes.
À partir de 1907, l'architecte Mario Tamagno étudie à plusieurs reprises les plans de la salle du Trône avant de définir la version classique inspirée de la renaissance italienne et de l'architecture baroque en collaboration avec l'architecte Annibale Rigotti, venu spécialement d'Italie pour travailler sur le projet. Le bâtiment, développé selon un plan rectangulaire de 100 x 46 mètres, est entièrement revêtu de marbre de Carrare surmonté de sept dômes et demi-dômes recouverts de cuivre et de bronze doré. Le dôme au-dessus de la salle du trône atteint une hauteur de plus de 40 mètres et pèse un total d'environ 1.500 tonnes.
La structure principale, conçue par les ingénieurs du Ministère, est mixte, avec des fondations en béton armé et des dômes et des murs de briques. En raison du site choisi dans le parc Dusit, sur des sols particulièrement fragiles jadis occupés par une rizière et du poids énorme de la halle et de son revêtement en marbre, la construction des fondations s'est révélée extrêmement complexe et difficile. Une première tentative de construction de fondations en briques fut un échec et il fallut aux ingénieurs Carlo Allegri et Emilio Giovanni Gollo contacter le bureau central de la société française Hennebique pour trouver une solution technique. Les deux ingénieurs, heurtés aux problèmes liés à la construction de fondations sur des terrains instables considérèrent que les solutions de construction en béton armé du système Hennebique seraient les plus fiables.
Photographies extraites de l'article de Vilma Fasoli et Francesca B. Filippi (voir nos sources) :
Allegri avait participé à la construction du pont Umberto Ier à Turin de 1903 à 1910 dont les fondations plongent 6 mètres dans le lit du Po.
Il fallut toutefois faire appel à la société parisienne et non italienne Compressol (« Société anonyme de Fondations par compression mécanique du sol ») qui était alors la spécialiste européenne des fondations en terrains difficiles. Ses ingénieurs arrivèrent à Bangkok en mars 1908 pour commencer la construction des 500 poteaux de fondation creusés à environ 12 mètres de profondeur. Ces travaux furent effectués par une équipe française, mais ce furent les ingénieurs italiens arrivés de Turin en mai qui supervisèrent le travail des Français. La première pierre de fondation posée porte gravée le nom de « Compressol ».
Ces techniques alors d’avant-garde, béton armé et compression du sol, furent également appliquées à la construction de routes et de ponts, symbole de la modernisation du pays entre les années 1890 et 1920. Dans son « livre d’or » italien, Carlo Allegri se flattait de la construction de 120 km de routes dans la capitale, 500 dans le pays, 100 ponts à Bangkok, en bois, en maçonnerie, en fer et en béton armé, de 8 à 16 mètres de large et de 5 à 24 mètres de portée et 200 ponts à travers le pays en bois ou en béton armé, de 3 à 8 mètres de large et de 5 à 180 mètres de portée.
Le succès des Italiens au Siam était indiscutablement lié aux compétences dont ils ont fait preuve en tant que stylistes tout autant que de leurs spécialistes du génie civil. De nombreux ponts construits sur des dessins italiens sont toujours debout. Beaucoup sont en fer forgé selon le procédé Eiffel. Dans le parc Dusit, il y a encore des passerelles en fer rouge marquées de la griffe « Larini Nathan & C. », une société de pontonniers qui par exception n’est pas turinoise mais milanaise.
Photographies extraites de l'article de Vilma Fasoli et Francesca B. Filippi (voir nos sources) :
Les ponts italiens les plus spectaculaires à Bangkok restent le Makkhawan Rangsan
et le Phan Fa Lilat. Conçus par Mario Tamagno l’architecte en collaboration avec Carlo Allegri et Emilio Giovanni Gollo les deux ingénieurs, ils ont été minutieusement décorés de pylônes en marbre, de balustrades en fer forgé et de lampadaires.
Arrivée timide des Français.
Les procédés préconisés par les ingénieurs italiens rendent la présence française sous-jacente puisqu’ils sont, Hennebique, Eiffel, Compressol, protégés par des brevets que bien évidement les Italiens respectent.
L’année 1907 va toutefois marquer un tournant : Les incontestables compétences du système Commpressol affichées en particulier dans l’établissement des fondations du Trône Hall et la signature en 1907 du traité entre la France et le Siam définissant des frontières longtemps contestées vont permettre aux entreprises françaises de béton armé d’aborder plus sereinement le marché siamois. Le commerce entre le Siam et la Cochinchine va permettre aux « cimentiers » de l'Indochine de fournir la plus grande partie du ciment importé au Siam.
La très professionnelle revue française « Le Béton armé » s’attarde sur la présentation de projets mettant en œuvre le système Hennebique au Siam dont les ingénieurs étaient indépendants des Italiens travaillant au Parc Dusit (8).
C’est alors un pont français en béton armé qui fut choisi par le roi Rama V en 1908. Il devait être situé à trois kilomètres de Bangkok sur le Klong Mahanak, il a été réalisé en utilisant le système Hennebique sur une portée de 22 mètres par la Société Anonyme de Fondations par Compression Mécanique du Sol sous la direction de l'ingénieur Robert de la Mahotiére et faisait partie d'une plus grande mission confiée à la Société, deux autres ponts, l’un sur le canal Rajadamri d'une portée de 13 mètres et un autre sur la route de Pache Chine d'une portée de 10 mètres. Pour trouver du matériel et de la main-d'œuvre, le représentant de la société à Bangkok est allé chercher du ciment indochinois et du personnel annamite. En ce qui concerne le dessin, Robert de la Mahotiére avait un peu malicieusement précisé « pas d'imitation, pas de pierre, pas de briques, pas de style italien. La conception architecturale des ponts sera moderniste, adaptée à la construction en béton armé ». Mais comme les Siamois sont très friands de décoration, le roi a exprimé le désir que ce pont soit richement orné. Pour satisfaire ce souhait, la Société a dû commander des décorations en grès émaillé de France. Il a fallu quatre mois au fournisseur pour livrer les pièces et, malheureusement, le ruban a été coupé avant que la structure n’ait été décorée. Des pièces ont été cassées dans le transport. Les Français firent avec les morceaux !
Entre 1909 et 1910, les ingénieurs Richaud et Papa, représentants locaux de Compressol furent encore engagés pour construire deux ponts en béton armé, l’un à Bangkok, appelé « Pont du Siam », et un autre sur le Klong Mahanak dont nous venons de parler, en dehors de la ville. Il n’existe malheureusement plus aucune trace accessible du déroulement de ces chantiers, plans, devis, procès-verbaux de réunions de chantier. La coopération entre professionnels italiens et français s'est poursuivie au fil des ans sur des projets nécessitant des compétences techniques de très haut niveau mais toujours sous maitrise des architectes italiens. Nous en trouvons quelques traces dans les projets de l'architecte Mario Tamagno. Cinq d'entre eux ont été conçus en coopération avec des professionnels français : le pont Mansri sur la route Bamrung Muang, un pont sur le canal du Lot, près de Wat Bunsiri, un pont près du Wat Sudhat, un pont dans la ville de Nakon Phatom et un sur le canal Phitsathien Kut Mai à Bangkok. Le pays est sillonné par un vaste réseau de cours d’eau et de canaux impliquant la nécessité de construire des ponts le plus souvent dans un sol difficile. Le dernier de ces ponts sera le Memorial Bridge ouvert en 1932, juste avant la révolution.
Les Italiens coulent les fondations : Photographie extraites de l'article de Vilma Fasoli et Francesca B. Filippi (voir nos sources) :
Le Siam entre en 1932 dans un régime constitutionnel. La présence de techniciens étrangers de haut niveau n’est plus une nécessité. Il se posera évidemment la question primordiale de leur financement que les nouveaux dirigeants ne peuvent ou ne veulent assumer. Par ailleurs le système éducatif mis en place tout au long des 4e et 5e règnes est installé qui permet la formation de professionnels et techniciens siamois de haut niveau Enfin, tous les procédés de construction innovants qui faisaient l’objet de protections par des brevets tombèrent irrémédiablement au fil des ans aux environs de 1910 dans le domaine public.
SOURCES
La contribution majeure des architectes italiens fait l’objet d’un bel article de John Barnes, professeur à l’Université catholique de l’Assomption : « The works of ten remarquables italian’s in Bangkok’s history 1890’s to 1970’s – Four artists, three architects, two sculptors and an renaissance man : a source for contemporary cultural tourism ». Il fait la part belle à l’aspect artistique plus qu’à l’aspect technique.
Le rôle technique essentiel des ingénieurs est abordé dans un article de Vilma Fasoli et Francesca B. Filippi « The penetration of Italian professionals in the context of the Siamese modernization » de mai 2014 publié sur le site de ABE journal – architecture beyond Europe (https://abe.revues.org/841) Toutes deux sont professeurs d’architecture à l’Ecole polytechnique de Turin. Il contient de nombreuses références à des sources italiennes.
NOTES
(1) Voir notre article A 223 « JOACHIM GRASSI, ARCHITECTE AUSTRO-ITALO-FRANÇAIS À BANGKOK PENDANT 23 ANS (1870-1893) ».
(2) « The Politics of Defecation in Bangkok of the Fifth Reign » par Chittawadi Chitrabongs in journal of the Siam society – volume 99 de 2011. Il suffira de citer Carl Bock, consul général de Suède, qui après avoir décrit les splendeurs de la ville, fait une très brève allusion à sa crasse et à sa puanteur : « La boue des rues, les ordures entassées partout, les odeurs nauséabondes… » (in « Le royaume de l’éléphant blanc », traduction française, 1889)
(3) Le premier brevet pris par François Hennebique en 1892 – suivi de beaucoup d’autres – porte sur une « Combinaison particulière du métal et du ciment en vue de la création de poutraisons très légères et de haute résistance ». Sans entrer dans des détails techniques précisons que le béton est un mélange de ciment d’origine naturelle (calcination de la pierre), de sable, de gravier et d’eau. Il est connu depuis la nuit des temps. Sa résistances à la compression (donc au poids) lui permet de résister à d’énormes contraintes. Le béton armé est un matériau composite constitué de béton et de barres d'acier qui allie la résistance à la compression du béton et la résistance à la traction à la traction de l'acier.
(4) Les constructions métalliques de Gustave Eiffel permirent la réalisation de ponts dont la portée les faisait considérer par les contemporains comme d’une hardiesse inouïe et de charpentes ou de voutes métalliques impossibles à réaliser avec les techniques traditionnelles. Il remplace la fonte par le fer et imagine un nouveau système de lançage des ponts.
(5) Sans entrer non plus dans des explications techniques, précisions très schématiquement que le procédé consiste à introduire sous pression par air comprimé dans le sol à partir de forages répartis selon un maillage un matériau à base de béton.
La compression mécanique du sol permet de créer des points d’appui non plus seulement à la verticale (les pieux de Venise) mais par bourrage dans toutes les directions.
(6) C’est en 1913 que Rama VI fondera la Siam Cement group, aujourd’hui entreprise énorme employant 54.000 salariés et propriété du Bureau des propriétés de la couronne : Voir notre article A 236 « LE ROI DE THAÏLANDE EST-IL BIEN L’HOMME LE PLUS RICHE DU MONDE ? ».
(7) En 1911, à l'occasion de la participation siamoise à l'exposition internationale de Turin, Carlo Allegri, directeur général du Département des travaux publics et ingénieur en génie civil présenta un rapport à Rama VI décrivant en détail le personnel de son département. La section Ingénierie comprenait Emilio Giovanni Gollo (ingénieur en chef); Giuseppe Canova, détaché auprès des Chemins de fer de l'État; les ingénieurs provinciaux étaient Edmondo Roberti, A. Spigno et M. Sala, et leurs assistants G. Levi, A. Facchinetti, L. Giacone, P. Coletti, G. Guasco et L. Baghini. La section Architecture était composée de Mario Tamagno, architecte en chef et d'Annibale Rigotti, présents à Bangkok de 1907 à 1909 puis actif en Italie en tant qu'architecte consultant), de G. Salvatore, d'Alfredo Rigazzi, d'Oreste Tavella, d'Ercole Manfredi, de Bernardo Moreschi et de Paolo Remedi . D'autres membres du personnel italien appartenaient aux départements de peinture, de sculpture, de décoration de plâtre et d'artisanat du marbre.
(8) Cette revue technique fondée en 1898 par Hennebique est numérisée sur le site universitaire belge : https://lib.ugent.be/en/catalog/ser01:000895607
Elle fut l'arme ultime grâce à laquelle Hennebique assit sa supériorité sur les autres « inventeurs » de systèmes de construction par un savant usage de la photographie permettant non seulement de rendre compte de la variété des travaux exécutés, mais encore, par le récit imagé d'essais de résistance ou de catastrophes. Fort d'avoir apporté la preuve de l'universalité de son système, Hennebique est en mesure de peser sur le choix des architectes. En vue de l'Exposition universelle de 1900 à Paris - moment-clé dans l'histoire du béton armé - Hennebique ne se prive alors pas de conseiller l'usage du nouveau matériau à l'architecte du Grand Palais, Joseph Bouvard.