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  Il était une fois Alain, Bernard …ils prirent leur retraite en Isan, se marièrent avec une Isan, se rencontrèrent, discutèrent, décidèrent un  jour de créer un BLOG, ce blog : alainbernardenthailande.com

Ils voulaient partager, échanger, raconter ce qu’ils avaient appris sur la Thaïlande, son histoire, sa culture, comprendre son « actualité ». Ils n’étaient pas historiens, n’en savaient peut-être pas plus que vous, mais ils voulaient proposer un chemin possible. Ils ont pensé commencer par l’histoire des relations franco-thaïes depuis Louis XIV,et ensuite ils ont proposé leur vision de l'Isan ..........

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3 octobre 2017 2 03 /10 /octobre /2017 22:11
UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

Nous avons consacré de nombreux articles à la découverte du Mékong dans la seconde moitié du XIXème siècle et le début du siècle suivant (1). Terminant son cours en terres devenues françaises,  la Cochinchine et le Cambodge, les Français le considérèrent immédiatement comme « leur » fleuve. Considéré à la fois comme une voie commerciale peu couteuse, une possible route vers la Chine et une voie d’accès vers de nouvelles terres à conquérir, ses « pionniers » furent parfois animés de l’esprit colonial sinon de la colonisation, du goût de la découverte de terres alors inconnues, de curiosité scientifique, de l’esprit messianique des missionnaires, de souci humanitaire mais aussi de pure cupidité. De 1879 à 1895 par exemple, plus de quarante personnes ont été attachées à la seule « Mission Pavie », militaires bien sûr, cartographes, ethnologues, archéologues, photographes et dessinateurs, interprètes, linguistes, botanistes, médecins. Les dix épais volumes des comptes rendus de cette mission, relevés cartographies, études littéraires et historiques, histoire naturelle, géologie, ethnologie, sont une source incomparable pour les curieux que nous sommes, même si les intentions profondes de Pavie était tout simplement de conquérir de nouvelles terres à son pays. Des pionniers de l’épopée coloniale, il y en eut bien d’autres. Nous devons à Jean-Michel Strobino d’avoir contribué à la réhabilitation de l'un d'entre eux, le docteur Vincent Ruffiandis, disparu dans le tragique naufrage de la canonnière « la Grandière » sur le Mékong en 1910. Sa monographie, inédite, est la toute première et a été publiée en numéro spécial de la revue de l’Association internationale des collectionneurs de timbres-poste du Laos en juillet 2017. Nous le publions in extenso avec son aimable autorisation et celle de Monsieur Philippe Drillen, président de l’association. Qu’ils en soient remerciés.

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

Vincent ROUFFIANDIS (1877 – 1910)

« Le bon docteur du Laos »

Etude biographique, par Jean-Michel STROBINO

Première partie

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

Vaccination (circa 1923) - Travail préparatoire à la fresque géante « La Métropole » (1929) du grand amphithéâtre de l’université indochinoise de Hanoi - Victor Tardieu (1870-1937)

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

Carte de l’Indochine et des différentes localités évoquées dans cette étude

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

LE MOT DU PRESIDENT

 

Peu de temps après mon arrivée au Laos, en septembre 1969, je me suis rendu pour raisons professionnelles au service de radiologie de l’hôpital Mahosot, à Vientiane.

 

Dans le hall d’entrée de ce service, mon attention a tout de suite été attirée par une plaque en marbre à la mémoire du Docteur Rouffiandis qui avait péri dans le naufrage du La Grandière.

 

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

Qui était le docteur Rouffiadis ? La plaque indiquait bien qu’il était « chef du service de santé au Laos» et « fondateur de cette ambulance ». D’autre part, où le La Grandière avait-il pu couler ? Dans le Mékong, mais ce fleuve étant un des plus grands d’Asie, j’aurais aimé plus de précision… Tout ceci me paraissait bien vague et personne, à cette époque ne put m’en dire davantage.

Si la vie du général de Beylié est assez bien connue, il n’en est pas de même de celle du Docteur Rouffiandis qui périt en essayant de porter secours au général.

 

Bien plus tard, je parvins à récolter quelques maigres informations sur ce naufrage* mais je restais cependant sur ma faim.

 

Heureusement, ce n’est plus le cas aujourd’hui. En effet, Jean-Michel Strobino, spécialiste de l’histoire de l’exploration du Mékong, a consacré de nombreuses heures à effectuer des recherches sur le sujet. Son travail est d’autant plus original et utile qu’il traite d’un personnage auquel peu de chercheurs se sont intéressés.

 

En nous faisant part du résultat de ses recherches sur Rouffiandis, Jean-Michel rend hommage à ce « bon docteur » si peu connu mais dont l’action a été si bénéfique, et pas seulement au Laos.

 

Après Henri Mouhot, Peter Hauff et Paul Troubat, c’est un nouveau héros injustement oublié que Jean-Michel fait sortir de l’ombre dans ce nouveau hors-série. Qu’il en soit remercié !

 

Philippe DRILLIEN

Président de l’AICTPL

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

Le 15 juillet 1910 au petit matin, la chaloupe La Grandière affectée par la Compagnie des Messageries fluviales à la Résidence supérieure du Laos pour le service du moyen-Mékong sombrait dans le fleuve au passage des rapides de Thong Soum, à proximité de Tha Deua.

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

Désarmée en 1903, cette ancienne canonnière avait connu son heure de gloire entre 1893 et 1897 en participant à toutes les grandes missions d’exploration du Mékong, depuis son transbordement à Khone jusqu’à ses reconnaissances aux confins des frontières de Birmanie et de Chine. Elle terminait tragiquement sa carrière dans ces dangereux rapides qu’elle avait été le premier navire à vapeur à franchir avec succès quinze ans plus tôt, le 30 août 1895 !

 

Trois victimes périrent dans le naufrage de la chaloupe : un membre d’équipage annamite et deux personnalités de haut rang de l’administration coloniale : le général Léon de BEYLIÉ, commandant la 3ème brigade de Cochinchine et le docteur Vincent ROUFFIANDIS, médecin-major de 2ème classe des troupes coloniales, chef du service de l’Assistance médicale du Laos.

 

Le général de BEYLIÉ, brillant officier aux états de service irréprochables et archéologue amateur distingué, reçut de nombreux honneurs et éloges posthumes, tant en Indochine qu’en métropole.

 

Personnage moins célèbre et plus modeste, le docteur ROUFFIANDIS n’a pas eu droit à la même considération et son souvenir est aujourd’hui tombé dans l’oubli. Malgré le peu de documents existant, je suis heureux de pouvoir présenter cette étude biographique. Si elle n’a pas la prétention de retracer sa vie complète, j’espère au moins qu’elle permettra de rendre l’hommage qu’il mérite à ce brillant médecin disparu trop jeune, dont l’avenir semblait prometteur si les caprices du Mékong en avaient décidé autrement.

 

Je tiens à remercier particulièrement le docteur Mayfong MAYXAY, Université de Médecine de Vientiane, qui m’a gentiment accueilli lors de ma visite à l’hôpital Mahosot et m’a guidé jusqu’à la plaque commémorative du docteur ROUFFIANDIS ; Kathryn SWEET, expert auprès de l’Agence suisse de Développement et de Coopération au Laos, qui a bien voulu me communiquer les informations et documents qu’elle possède sur Vincent ROUFFIANDIS ; ma fille Vannina STROBINO, professeur de musique, qui m’a accompagné dans mes explorations le long du Mékong et m’a aidé à retrouver le monument commémoratif du naufrage du La Grandière ; Michel LORRILLARD, maître de conférences à l’Ecole française d’Extrême-Orient, qui a accepté de relire mon manuscrit et m’a fait part de ses conseils précieux ; Philippe DRILLIEN et Dominique GEAY, président et trésorière de l’AICTPL, avec lesquels je partage la même passion pour le Laos et qui me permettent de publier régulièrement mes travaux historiques dans Philao, la très intéressante revue de l’association.

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La jeunesse (mars 1877 - décembre 1898)

 

 

Antonin-Vincent-François ROUFFIANDIS naît le 11 mars 1877 à Dax, ville d’affectation de son père, instituteur. En fait, la famille est originaire des Pyrénées-Orientales où ce patronyme occitan, également orthographié ROUFIANDIS ou RUFFIANDIS, est très répandu comme dans tout le Languedoc-Roussillon.

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

Son père, Isidore-Ignace-Joseph ROUFFIANDIS, était né le 23 octobre 1835 à Molitg-les-Bains, petite station thermale située sur les flancs nord du pic du Canigou, proche du village de Mosset, à l’ouest de Perpignan. Il avait épousé Marie TYDOR (ou TIXADOR), née en 1843, sans profession qui lui donna deux fils, Emmanuel et Vincent. Sorti major de l’Ecole Normale d’Instituteurs en 1856, cet homme cultivé a successivement occupé les postes d’instituteur à Canet, de professeur à l’Ecole Normale de Perpignan (où naîtra Emmanuel), de directeur de l’Ecole Normale à Dax (où naîtra Vincent) et d’inspecteur des écoles primaires de Lodève près de Montpellier.

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On dispose de peu d’informations sur la vie de la famille et la jeunesse des deux frères. On suppose qu’ils ont été de bons élèves puisque tous les deux ont fait des études supérieures et sont devenus médecins. L’expérience professionnelle et les conseils bienveillants du père ont certainement contribué à leur réussite scolaire et professionnelle.

 

Emmanuel-François-Sébastien ROUFFIANDIS, le frère ainé de Vincent, est né à Perpignan le 29 novembre 1873. Médecin-militaire lui aussi, il a effectué la plus grande partie de sa carrière en métropole (La faible différence d’âge entre les deux frères et le fait qu’ils aient embrassé la même carrière ont souvent été source de confusion, jusque dans certains documents officiels). Décoré de la Légion d’honneur, il quitte l’armée en 1934 avec le grade de médecin-général du cadre de réserve, après avoir été directeur du service de santé de la 16ème région militaire à Montpellier. Il a été pendant de nombreuses années président de la section de médecine de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier et a publié de nombreux articles dans son bulletin annuel. Ce grand érudit s’est intéressé à l’histoire de la médecine militaire, en particulier dans le sud-ouest de la France à l’époque révolutionnaire.  Il est l’auteur notamment d’un ouvrage intitulé Les hôpitaux de l’armée des Pyrénées-Orientales. Etude historique sur l’organisation du Service de santé de cette armée pendant les campagnes de la révolution dans le département, 1793-1794-1795 (Paris, Recueil Sirey, 1938).  

 

Il semble que les deux frères aient perdu leur mère lorsqu’ils étaient encore jeunes, si l’on en juge par la référence à sa mémoire en page de dédicace de la thèse de médecine de Vincent. Est-ce la disparition précoce de cette mère aimée, ou bien une prédisposition naturelle, qui suscitent en lui une forte tendance à l’altruisme et à la compassion, traits marquants de son caractère ? En tout cas, son choix de se lancer dans la carrière médicale confirme cette envie d’aider et de servir ses semblables.

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Vincent est admis à l’Ecole de Santé Navale et des Colonies de Bordeaux pour y suivre ses études de médecine. Rebaptisée par la suite Ecole du Service de Santé des Armées, cet établissement créé par Louis XIV, a formé des générations de médecins militaires qui se sont distingués sur tous les terrains d’opération, lors des conflits comme en temps de paix. Après 121 ans de présence à Bordeaux l’école est dissoute en juillet 2011 et transférée sur le site de la nouvelle Ecole de Santé des Armées (E.S.A.) à Lyon-Bron.  

Par leurs compétences, leur dévouement et leur abnégation, ces « médecins sans frontières » avant l’heure ont contribué à faire connaître et apprécier l’excellence de la médecine française aux quatre coins du monde.

 

Il effectue brillamment son cursus, d’abord comme médecin stagiaire avant d’être nommé au grade de médecin auxiliaire de 2ème classe de la Marine le 1er octobre 1897.

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Le 2 décembre 1898, Vincent ROUFFIANDIS soutient sa thèse de doctorat en médecine devant le jury de la Faculté de Médecine et de Pharmacie de Bordeaux dont le président est le professeur A. MOUSSOUS, célèbre médecin-pédiatre, professeur de clinique médicale infantile à la Faculté de Médecine de Bordeaux. Le sujet porte sur «  l’influence des émotions sur l’évolution de la tuberculose pulmonaire ». (ROUFFIANDIS A.-V., De l’influence des émotions sur l’évolution de la tuberculose pulmonaire, Thèse, Imprimerie du Midi – Paul Cassignol, Bordeaux, 1898, p. 52).  L’étude met l’accent sur l’importance des aspects psychologiques et émotionnels dans la prise en charge et le traitement de la tuberculose, pathologie très répandue en cette fin de siècle. L’extrait qui suit permet de bien comprendre sa démarche :

 

« … Le grand art de guérir exige d’autres talents que celui d’administrer au moment opportun des médicaments : il se fonde de plus sur la connaissance des rapports qui lient le physique au moral. Il faut que le médecin sache user tour à tour de l’un et de l’autre pour remuer l’organisme et rétablir entre ses divers appareils l’équilibre sans lequel la santé ne saurait exister.  Sans la thérapeutique morale, on sera un savant, on ne sera jamais un médecin. Le médecin doit être à la fois médecin de l’esprit et du corps. Il ne suffit pas de savoir administrer les médicaments et connaître les maladies ; pour guérir, il faut encore savoir modérer les émotions ou en exciter d’autres. On doit faire servir tout ce qui environne le malade à sa guérison.

Le tuberculeux est peut-être de tous les malades, en mettant à part les maladies du système nerveux, celui qui est le plus sensible au traitement moral : il est très émotif.

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

On notera l’esprit extrêmement novateur pour l’époque de ce travail qui préconise l’association d’une « thérapeutique morale » en complément de soins médicamenteux plus classiques. Peut-être est-ce le professeur MOUSSOUS qui, après avoir décelé chez Vincent ses qualités humaines, a fort justement proposé au futur docteur cet original sujet de thèse ?

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Départ pour l’Indochine

Première affectation au Laos (janvier 1899 - décembre 1900)

 

 

Après avoir brillamment soutenu sa thèse, Vincent intègre le Corps de santé des Troupes coloniales ; le 24 décembre 1898 il est nommé médecin stagiaire des Colonies et affecté en Indochine auprès du Service de santé du Laos.

 

Arrivé au début de l’année 1899, il est immédiatement envoyé dans la région du moyen-Laos pour assurer le service médical du nouveau poste de Pak Hin Boun. Cette infirmerie-ambulance a été créée l’année précédente pour renforcer le dispositif de santé du Laos, constitué par les deux ambulances (postes médicaux) de Khong au sud et de Luang Prabang au nord datant des premiers jours de l’occupation française au Laos en 1895-1896. Ainsi, le voilà tout de suite à pied d’oeuvre !

 

A cette époque, Pak Hin Boun est une petite localité d’un demi -millier d’habitants, essentiellement des Laotiens et des Annamites, qui s’est développée à partir de 1895 sur la rive gauche du Mékong à la confluence avec la rivière Nam Hin Boun, face à la ville siamoise de Muong Ou Thene (actuelle Tha Uthen en Thaïlande). Les Français en ont fait le chef-lieu de la province de Cammon, l’une des trois provinces constituant le moyen-Laos, région administrative comprise entre Savannakhet et Vientiane sur le plus grand bief navigable du Mékong. Aujourd’hui Pak Hin Boun est une petite ville paisible de la province de Khammuane dont le nouveau chef-lieu est Thakhek, à une trentaine de kilomètres plus en aval sur le Mékong.

 

Bien qu’il n’ait pas eu beaucoup de temps pour s’acclimater à son nouvel environnement, il se retrouve immédiatement confronté à la dure réalité des tâches quotidiennes qui sont très nombreuses, étant l’unique médecin pour tout le moyen-Laos. Néanmoins cette première expérience « sur le tas » à Pak Hin Boun lui sera très utile pour apprendre rapidement les rudiments de la médecine coloniale.

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

Le jeune docteur a en charge une importante population, tant européenne qu’indigène, qu’il doit être en mesure de soigner efficacement malgré des moyens limités en médicaments, matériel et personnel qualifié sur une zone d’intervention très étendue et difficile d’accès.

 

Il n’est pas rare qu’il se déplace à travers la jungle pour des consultations dans des villages isolés à plusieurs jours du dispensaire, en utilisant les transports les plus rudimentaires : en pirogue, à cheval, voire à dos d’éléphant ou tout simplement à pied.

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »
UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

Unique médecin entre Khong et Vientiane, il est pleinement occupé par les nombreuses missions de santé publique qu’il doit assurer : consultations à l’ambulance locale, tournées ordinaires, déplacements d’urgence pour se rendre au chevet de malades, séances de vaccination contre la variole dans toutes les régions placées sous sa responsabilité, y compris les plus reculées…

 

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Durant les deux années qu’il passe à Pak Hin Boun, d’avril 1899 à décembre 1900, et malgré les difficultés liées à l’éloignement et au manque de moyens, le jeune médecin réussit à exercer son métier avec compétence, passion et abnégation, s’attirant la sympathie de tous ses patients. Esprit curieux, il trouve même le temps d’étudier les populations locales et de se familiariser avec leurs mœurs et coutumes, notamment les Pou-Thai, Thai-Neua, Pou-Eun, Khas et en moins grand nombre les Méos, Sam-Teu, Souès, Selés, ainsi que les populations des pays voisins : Annamites, Chinois, Siamois et Birmans. 

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

Fort de cette première expérience au Laos, il rédige un long article intitulé Géographie médicale - Le moyen-Laos qui paraît en 1903 dans la revue scientifique Annales d’hygiène et de médecine coloniales. Il s’agit d’une étude très détaillée qui apporte un témoignage fort intéressant sur cette région du Laos encore très peu connue en ce début de XXème siècle ; elle aborde les domaines les plus variés, de la géographie physique à l’ethnologie des différentes populations locales, en passant par la botanique, la zoologie, et bien sûr la médecine qui en est le sujet principal. Vincent ROUFFIANDIS y décrit l’état sanitaire de la vaste région qu’il est amené à sillonner quotidiennement et dresse la liste des maladies qu’il a le plus fréquemment rencontrées au cours de ses consultations et visites (Géographie médicale - Le moyen-Laos, Annales d’hygiène et de médecine coloniales, Tome VI, Paris, Imprimerie nationale, 1903, p. 26-29) :   

 

 

« Maladies régnantes

Le moyen-Laos ne jouit que d’une salubrité relative. Les bords du Mékong et les collines qui l’avoisinent sont assez sains (…) mais à l’intérieur, dès que l’on se trouve en présence de l’immense forêt vierge et de ses splendeurs, l’insalubrité commence (…)

Affections endémiques :

 

Le paludisme atteint non seulement les Européens, mais encore les indigènes et surtout les Annamites. Son maximum d’intensité et de fréquence a lieu au mois de juin, au début de la saison des pluies et c’est en décembre et janvier qu’on en constate le moins. Les formes les plus fréquentes du paludisme sont : la fièvre intermittente irrégulière, la fièvre continue, l’accès pernicieux algide, l’anémie palustre ; la fièvre bilieuse est relativement rare. Les Européens s’impaludent au Laos, surtout au cours des voyages dans l’intérieur nécessités par leurs fonctions. Les affections autres que le paludisme ne concernent que les indigènes ; elles ne sont représentées chez les Européens que par des cas isolés.

La dysenterie (pen-bi t en laotien)

 

fait beaucoup de victimes parmi les Laotiens qui boivent à même l’eau des fleuves et des rivières et ignorent presque complètement l’usage du thé. Les hépatites sont assez fréquentes mais elles n’arrivent que très rarement à la suppuration. Les cas de diarrhée chronique sont très nombreux.

 

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

Affections épidémiques, contagieuses et infectieuses :

Il faut citer en première ligne la variole (map-souc) qui a sévi avec intensité dans le moyen-Laos ; il nous a été donné de voir des villages dont tous les habitants au-dessus de 10 ans, sans exception, avaient eu la variole. Avant 1893, les Siamois pratiquaient dans le moyen-Laos la variolisation, et rarement la vaccination. Mais depuis l’occupation française, la variole n’apparaît plus que sous forme de petites épidémies localisées et de moins en moins fréquentes, grâce au vaccin dont les indigènes ont compris l’utilité. Le choléra (pha-gniou) apparaît de temps en temps dans le moyen-Laos ; il existe, notamment à Vientiane, des foyers locaux dont la réviviscence amène des épidémies meurtrières. La peste est actuellement inconnue. La lèpre (ki -huheun) est rare ; c’est la seule affection dont les Laotiens redoutent la contagion ; aussi isolent-ils rigoureusement les malades en pleine forêt ou sur un banc de sable au milieu du Mékong (…)

Affections chirurgicales :

Les malformations congénitales, très fréquentes, méritent une mention spéciale ; il faut citer les hernies ombilicales, les déformations du coccyx qui proémine sous la peau et forme un embryon de queue. La polydactylie : on voit fréquemment un pouce et un gros orteil supplémentaire à chaque main ou à chaque pied. La polydactylie est considérée par les Laotiens comme une punition du ciel et tout ce qu’ils feraient pour la guérir leur attirerait les foudres de Bouddha, aussi se refusent-ils énergiquement à toute intervention. (…) A noter aussi les plaies sphacélées (comportant des fragments de tissus nécrosés - NdA) consécutives aux coups de rotin sur les fesses et le dos auxquels la justice laotienne condamne les coupables. Le Laotien n’accepte que très difficilement les interventions chirurgicales ; sa nature douce lui rend pénible la vue du sang.

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

Affections vénériennes :

La syphilis (sa-douong-peuï) est malheureusement trop fréquente avec tous ses accidents. La blennorragie est relativement rare chez les Laotiens, mais les Annamites du Laos la répandent de plus en plus.

Affections cutanées :

Elles sont des plus communes : teigne, favus, rhinosclérome, impétigo, echtyma, furoncle, parmi les dermatoses microbiennes. On rencontre aussi l’urticaire, le prurit, l’eczéma, le purpura, le zona, le psoriasis, l’herpès, la scléroderm ie, le vitiligo, la corne cutanée, l’acné et la gale. La pathologie du Laos est une des plus variées de l’Extrême-Orient.

Il faut aussi citer comme maladie cutanée le Ki -mo, longtemps confondu avec les accidents syphilitiques tertiaires et qui n’est autre que le pian. »

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

Il semble que cette dernière pathologie ait beaucoup intéressé le jeune médecin. En effet, pendant l’année 1900, il a traité des milliers de patients atteints de Ki-mo et a suivi pendant de longs mois aux consultations de l’ambulance de Pak Hin Boun 35 cas en particulier. Les résultats de ses observations ont d’ailleurs fait l’objet de son premier article publié dans les Annales d’hygiène et de médecine coloniale sous le titre Le Ki-mo ou pian du Laos (Annales d’hygiène et de médecine coloniales, Tome V, Paris, Imprimerie nationale, 1902. 7). Dans son étude, le médecin apporte de nouveaux éléments sur cette affection cutanée propre aux populations indigènes du Laos et encore peu connue à l’époque ; il décrit sa répartition géographique, sa symptomatologie, son évolution et propose même un traitement sur la base de celui qu’il a institué dans son dispensaire de Pak Hin Boun.

 

Dans un autre article (Une épidémie de choléra au Laos, Annales d’hygiène et de médecine coloniales, Tome VII, Paris, Imprimerie nationale, 1904), Vincent ROUFFIANDIS relate la grave épidémie de choléra qui a touché le moyen-Laos entre le 17 septembre et le 15 novembre 1900 et a fait des centaines de victimes entre Vientiane et Savannakhet. « Pendant mon séjour au Laos, j’ai pu faire d’assez nombreuses vaccinations, au total : 2.763, bien moins cependant que je l’aurais voulu car il fallait en même temps concilier les intérêts de ce service avec celui de l’ambulance et des tournées médicales dans les postes. A certains moments, quand j’aurais pu disposer du temps nécessaire pour faire des tournées de vaccine, je manquais de vaccin ou la saison des pluies rendait impossible tout voyage dans l’intérieur.  Le vaccin employé provenait de l’Institut Pasteur de Saigon et m’arrivait après 20 à 30 jours de voyage. Je l’ai employé de 30 à 80 jours après sa date de fabrication. Le procédé de vaccination usité était celui de la scarification qui est de beaucoup préférable quand on n’a à sa disposition qu’un vaccin auquel l’âge et la chaleur ont fait perdre une grande partie de sa virulence. (…)

 

Le chiffre total des vaccinations effectuées peut paraître bien faible mais il faut songer à la faible densité de la population indigène, à peine deux habitants par kilomètre carré, aux difficultés des moyens de communications dans un pays où, en dehors de la ligne des Messageries fluviales de Savannakhet à Vientiane, on doit voyager en pirogue dans des rivières hérissées de rapides, ou à cheval dans des sentiers très accidentés (…)

 

Il doit se rendre successivement dans toutes les régions touchées par l’épidémie : à Vientiane du 27 au 30 septembre, puis à Savannakhet du 2 au 8 octobre. Pak Hin Boun n’est touché à son tour qu’à partir du 3 novembre. L’épidémie a surtout été meurtrière dans les gros villages situés sur les rives du Mékong. On recense 200 décès sur la rive siamoise du fleuve (rive droite) qui, étant à cette époque une zone neutre sur une largeur de 25 kilomètres, a échappé à toute surveillance sanitaire.

 

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

Devant cette situation d’urgence, le jeune médecin se trouve submergé de travail. Il doit se déplacer sans cesse au chevet des malades, les traiter par injections de sérum si cela est encore possible, installer un lazaret (lieu de quarantaine) pour isoler les malades contagieux, désinfecter les cases qui abritent des cholériques, brûler leurs nattes et leurs effets personnels, interdire aux habitants de boire de l’eau du fleuve, leur recommander de faire bouillir l’eau des puits, interdire formellement de jeter les cadavres dans le Mékong selon la coutume locale et obliger à les enterrer le plus tôt possible dans un lit de chaux vive à deux mètres de profondeur loin de toute habitation. Grâce à ce travail acharné, l’épidémie prend fin au début du mois de novembre.

 

Hors des périodes exceptionnelles d’épidémies, Vincent ROUFFIANDIS exerce tous les jours à Pak Hin Boun des missions sanitaires très variées, dans des conditions de travail souvent difficiles pour lesquelles il préconise même quelques améliorations :

 

« Pendant mon séjour au Laos, j’ai pu faire d’assez nombreuses vaccinations, au total : 2.763, bien moins cependant que je l’aurais voulu car il fallait en même temps concilier les intérêts de ce service avec celui de l’ambulance et des tournées médicales dans les postes. A certains moments, quand j’aurais pu disposer du temps nécessaire pour faire des tournées de vaccine, je manquais de vaccin ou la saison des pluies rendait impossible tout voyage dans l’intérieur.

 

Le vaccin employé provenait de l’Institut Pasteur de Saigon et m’arrivait après 20 à 30 jours de voyage. Je l’ai employé de 30 à 80 jours après sa date de fabrication. Le procédé de vaccination usité était celui de la scarification qui est de beaucoup préférable quand on n’a à sa disposition qu’un vaccin auquel l’âge et la chaleur ont fait perdre une grande partie de sa virulence. (…)

 

Le chiffre total des vaccinations effectuées peut paraître bien faible mais il faut songer à la faible densité de la population indigène, à peine deux habitants par kilomètre carré, aux difficultés des moyens de communications dans un pays où, en dehors de la ligne des Messageries fluviales de Savannakhet à Vientiane, on doit voyager en pirogue dans des rivières hérissées de rapides, ou à cheval dans des sentiers très accidentés (…)

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

Il y a quelques desiderata à exprimer au sujet du fonctionnement de la vaccine dans cette région ; les médecins des trois postes médicaux, pris par leur service à l’ambulance et par les tournées ordinaires, ne peuvent s’occuper de vaccine d’une façon suivie. Un médecin devrait être chargé de la vaccine et faire une longue tournée de six mois pendant la saison sèche (octobre à avril) ; il remonterait le Mékong en visitant les grands centres et s’enfoncerait de temps en temps dans l’intérieur pour vacciner dans les villages les plus importants où seraient convoqués les indigènes des environs. Mais il ne devrait pas s’attendre à un chiffre énorme de vaccinations et il aurait, en revanche, de nombreuses difficultés : distances parfois énormes séparant les villages, moyens de communication lents, apathie des Laotiens qui n’aiment pas à se déranger. » (Géographie médicale - Le moyen-Laos, Annales d’hygiène et de médecine coloniales, Tome VI, Paris, Imprimerie nationale, 1903, p. 30-33).   

 

En complément de ses nombreuses activités, le jeune médecin prend aussi le temps d’étudier les mœurs des populations laotiennes avec lesquelles il réussit à établir des rapports de confiance et d’amitié. Il s’intéresse en particulier à la médecine locale dont il décrit certains usages et remèdes originaux constatés à l’occasion de ses fréquentes tournées dans les villages les plus reculés du moyen-Laos :

 

« Les connaissances médicales des Laotiens sont peu étendues. Elles ne paraissent pas appartenir plus spécialement à une catégorie d’indigènes plutôt qu’à une autre ; il n’y a pas de guérisseurs (mo-ya) de profession. Chaque indigène se fait, suivant les circonstances, le mo-ya de son parent, de son ami ou de son voisin ; on trouve souvent des femmes mo-ya. Le mo-ya n’a aucune notion précise d’anatomie ou de physiologie ; la thérapeutique seule paraît avoir été étudiée. Elle se compose de médications aussi bizarres que compliquées, de pratiques extraordinaires.

 

Au mois de juillet 1899, étant en tournée à Savannakhet, je fus appelé auprès d’un petit garçon de deux ans qui n’avait pas uriné depuis trois jours ; la vessie était distendue et l’enfant souffrait horriblement. Ayant dans ma cantine médicale une sonde en gomme de petit calibre, je pratiquai devant les parents le cathétérisme. Lorsque je revins quelques heures après voir mon malade, la rétention d’urine s’était reproduite ; je trouvai un mo-ya installé dans la case. Celui-ci était assis sur le plancher, à droite de l’enfant tenu sur les genoux de sa mère accroupie. A sa gauche était un échafaudage en forme vague de tour Eiffel, formé de tiges de bananiers, de fils de coton, de fleurs et de bananes, haut d’environ un mètre et terminé par une petite oriflamme blanche. Un long fil de coton blanc partait du sommet pour aller s’attacher au pénis de l’enfant. Le mo-ya tenait dans sa main gauche un livre en langue pali formé de feuilles sèches de latanier qu’il lisait à haute voix, tandis que de la main droite il frottait avec conviction, d’un mouvement régulier, le fil de coton. Il interrompait de temps en temps sa lecture pour voir si les honoraires tombaient dru sous forme de ticaux, bananes, fleurs dans un plateau en cuivre placé à côté de lui ! A ma demande d’explication, un assistant répondit que le mo-ya s’efforçait de faire sortir ainsi le pi (mauvais génie, être invisible et malfaisant) qui se trouvait dans le ventre de l’enfant. (…)

 

Nous avons eu la bonne fortune de trouver dans une pagode un manuscrit en caractères pali, véritable recueil de médications. En voici quelques extraits contenant des notions exactes de la symptomatologie, au milieu de formules plus ou moins étranges :

 

Constipation : si on ne peut aller à la selle, prendre du lotus, du fiel de canard, du fiel de vipère ; faire bouillir et boire ce breuvage.

Colique : on prend de la corne de cerf, de la corne de nhieüng (sorte d’élan) ; on les passe doucement sur le feu ; on les triture et on les met dans de l’eau pure. On ajoute au liquide un œuf d’araignée, un peu de queue de paon et on fait boire ce liquide au malade.

Pour faire cesser le hoquet, on fait bouillir du riz blanc auquel on ajoute de la cendre prise au milieu du feu. Quand le riz est cuit, on le fait manger.

Pour enlever la chaleur du corps, on prend sept araignées, sept grains de coton ayant la calotte tournée à gauche ; on fait frire le tout et on réduit en poudre. On y ajoute le fiel d’un grand serpent boa. Avec ce mélange on frotte la poitrine, le dos, les aisselles, les bouts des doigts, des mains et des pieds.

 

Pour enlever un petit mille-pattes qui a pénétré dans l’oreille, on prend un petit morceau d’ours, un morceau de queue de paon bien brûlé ; on fait tremper le tout dans le nam-padek (saumure de poisson) et on verse ce liquide dans l’oreille.

 

Ces quelques données démontrent que la médecine laotienne contient des formules aussi bizarres que compliquées, mais souvent la médication est plus simple et le patient se fait attacher autour de chaque poignet, pour n’importe quelle maladie, des fils de coton bénis à la pagode, en plus ou moins grande abondance suivant la gravité de l’affection (…) » (Géographie médicale - Le moyen-Laos, Annales d’hygiène et de médecine coloniales, Tome VI, Paris, Imprimerie nationale, 1903, p. 34-37). 

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

« Les Laotiens ont de vagues notions sur le choléra qu’ils appellent pha-gniou. Au point de vue étiologique, ils l’attribuent à un Pi (mauvais génie), le Pi pha-gniou et ne lui reconnaissent pas d’autre cause. Les maladies, surtout les contagieuses, ont souvent un Pi spécial. Le Pi pha-gniou inspire une grande terreur aux Laotiens qui, en temps d’épidémie cholérique, désertent souvent leur village pour se disperser dans les rizières ou dans les forêts où ils se construisent de petits gourbis dans lesquels ils demeurent jusqu’à la cessation de l’épidémie. Pour apaiser le Pi pha-gniou ils immolent en guise de sacrifices des poulets, des buffles ou portent comme dons aux bonzes de la pagode du riz et des étoffes. Ils livrent aussi au courant du fleuve de petits radeaux en bambou sur lesquels ils déposent des boules de riz cuit qui ont au moins pour résultat de faire les délices des corbeaux. A Savannakhet, le 3 octobre 1900, le Tiao muong (chef de canton) demanda officiellement d’envoyer les clairons de la garde indigène sonner pendant plusieurs jours dans les maisons contaminées afin d’en chasser le Pi, ce qu’on s’empressa de lui accorder (…) » (Une épidémie de choléra au Laos, Annales d’hygiène et de médecine coloniales, Tome VII, Paris, Imprimerie nationale, 1904, p. 51-52). 

 

 

Rencontres avec Alfred RAQUEZ (janvier et juillet 1900)

 

 

Au cours de l’année 1900, Alfred RAQUEZ séjourne à deux reprises à Pak Hin Boun où il a l’occasion de rencontrer Vincent ROUFFIANDIS. Lors de son premier passage en janvier, en route pour Luang Prabang, il écrit dans Pages laotiennes :

 

« 23 janvier 1900 : (…) la nuit tombe lorsque le Massie aborde à Pak Hin Boun.  24 janvier 1900 : Excellente nuit à l’hôpital ! L’infirmerie-ambulance de Pak Hin Boun créée en 1898 sur les bords du Mékong est la sœur cadette de l’infirmerie de Khong établie dès 1896. Très bien comprise, pourvue d’un matériel de premier ordre et abondamment fournie de tous les médicaments que l’on peut désirer, elle est confiée à un médecin des colonies, actuellement l’aimable docteur Rouffiandis, dont nous avons entendu faire l’éloge sur toute notre route.

 

L’infirmerie de Pak Hin Boun, placée sous la direction de l’Administrateur de la province de Cammon, étend sa bienfaisante influence sur tout le Laos moyen de Kemmarat à Vientiane.

 

Les colons ou fonctionnaires européens, les employés indigènes des divers services ou des exploitations dirigées par les Européens, y sont admis et traités. Le service de la vaccine est assuré par le docteur et produit d’excellents résultats très appréciés de cette population jadis décimée par la variole. C’est un véritable repeuplement que vaut aux régions laotiennes la découverte de Jenner (l’inventeur du vaccin antivariolique - NdA) … » (RAQUEZ Alfred, Pages laotiennes. Le haut‐Laos, le moyen‐Laos, le bas‐Laos, Hanoi, F.-H. Schneider Imprimeur-Editeur, 1902, p. 76-77).  

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

RAQUEZ illustre ses propos d’une intéressante photo du poste médical de Pak Hin Boun montrant son portique d’entrée sur lequel est maladroitement écrit « AMBULANCHE ». Il est fort probable d’ailleurs que la personne qui pose devant l’entrée de cette curieuse « ambulanche » pour immortaliser la scène soit RAQUEZ en personne. A propos de cette faute d’orthographe et avec l’humour qu’on lui connait, il précise en note de bas de page :

 

« L’écriteau portait AMBULANCHE. Il n’y a cependant pas d’auvergnats à Pak Hin Boun. Le peintre était annamite. Nous nous souvenons d’autre part de la fréquence des che et des she chez les Chinois dont le babil ressemble à un ‘chuchurement’ »… » (RAQUEZ Alfred, Pages laotiennes. Le haut‐Laos, le moyen‐Laos, le bas‐Laos, Hanoi, F.-H. Schneider Imprimeur-Editeur, 1902, p. 76, note 1.)  

 

Lorsqu’il repasse à Pak Hin Boun six mois plus tard, au retour de son périple dans le nord du Laos, RAQUEZ est impressionné par le développement rapide de cette petite bourgade, sous l’impulsion des quelques Occidentaux installés sur place, parmi lesquels Vincent ROUFFIANDIS. Il y séjourne deux semaines jusqu’aux festivités du 14 juillet, manifestement séduit par le charme du lieu et l’accueil que lui réservent le docteur et la petite communauté occidentale :

 

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

« 2 juillet 1900 : Pak Hin Boun est complètement transformé. (…) Un large et beau boulevard s’étend depuis le débarcadère des Messageries fluviales jusqu’à perte de vue. (…) A l’entrée (du dispensaire), quelque peu macabre, ce grand écriteau : AMBULANCE, qui rappelle de suite les misères de notre humanité. (Apparemment la faute d’orthographe sur l’écriteau d’entrée immortalisée sur la photo de RAQUEZ en janvier a été corrigée entre-temps !) 

 

Mais l’aspect du bâtiment est si engageant, sa situation au confluent du Nam Hin Boun et du Mékong si pittoresque, la physionomie de son médecin, le Docteur Rouffiandis, tellement sympathique, que l’on oublie la première impression fâcheuse. Dans la verdure, au milieu des fleurs, la coquette villa du Morticole (Terme familier employé pour « médecin »)   de céans, la seule construite en briques.

 

Le fondateur de Pak Hin Boun s’est dit, sans doute, qu’il fallait commencer par bien soigner son médecin si l’on voulait obtenir, plus tard, la réciproque. (…)

 

La vaste maison du Commis des Services civils, les bureaux, le Commissariat, sur pilotis, mais admirablement installé avec sa rotonde et sa grande salle, véritable hall. Encore plus loin, la maison du Garde principal, le Bureau des postes et télégraphes, puis une esplanade, pompeusement dénommée « Place du Commerce ». C’est là, en effet, que, sous un abri couvert, se tient le marché quotidien. (…) Parallèlement à ce boulevard, deux autres grandes avenues ont été tracées, conduisant de la rivière Hin Boun vers l’intérieur. (…)

 

Très intéressante cette ville qui s’élève, se garnit et qui paraît, par sa situation au terminus de la route de Vinh vers le Mékong, appelée à un avenir sérieux. » (RAQUEZ Alfred, Pages laotiennes. Le haut‐Laos, le moyen‐Laos, le bas‐Laos, Hanoi, F.-H. Schneider Imprimeur-Editeur, 1902, p. 473-474. 

 

Lors de son séjour à Pak Hin Boun, RAQUEZ passe beaucoup de temps en compagnie de Vincent ROUFFIANDIS. Il semble qu’une amitié sincère se soit établie entre ces deux hommes à la forte personnalité. A la lecture des passages qu’il lui consacre, on devine que RAQUEZ a été très impressionné par le tempérament, les compétences et l’engagement de ce jeune médecin qui a su en si peu de temps gagner le respect de tous ses patients :

 

« 5 juillet 1900 : (…) Visite au docteur qui annonce une intéressante séance de vaccine. Les gens d’un gros village voisin sont descendus pour faire vacciner leurs enfants. Grande est en effet maintenant la confiance dans le procédé de Jenner. Il y a peu de temps, une épidémie de petite vérole s’était déclarée dans la région. Un village avait obstinément refusé de présenter ses enfants à la lancette. Presque tous furent enlevés par le fléau tandis que l’immense majorité des vaccinés résistait victorieusement. Le bruit s’en répandit partout. Le préjugé est désormais vaincu.

 

C’est en plein village indigène que le docteur Rouffiandis se rend pour opérer. Nous y trouvons les mamans réunies avec leurs jeunes enfants. Il en sort de toutes les cases d’alentour. En quelques minutes plus de cent enfants et quelques adultes reçoivent les trois égratignures sur le bras. Très curieuse la variété d’attitude et d’expression des femmes et enfants qui assistent à la séance en tenue du jour, quelque chose comme le décolletage de nos « soireuses ».

 

Elle permet de prendre une belle épreuve photographique. (…) »  (RAQUEZ Alfred, Pages laotiennes. Le haut‐Laos, le moyen‐Laos, le bas‐Laos, Hanoi, F.-H. Schneider Imprimeur-Editeur, 1902, p. 483-484.

 

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

En suivant ROUFFIANDIS au fil de ses missions quotidiennes et jusque dans des régions très isolées, RAQUEZ découvre la difficulté des conditions de travail et le manque de moyens dont dispose le médecin. Bien que ce dernier ait déjà abordé le problème dans certains de ses rapports et articles, RAQUEZ prend soin de contribuer à son tour à l’amélioration du système. Aussi, il consacre dans Pages laotiennes un long développement dans lequel il décrit les limites du service médical actuel et apporte quelques suggestions, au cas où un responsable de l’administration coloniale en charge de la santé publique viendrait à lire l’ouvrage et serait tenté d’agir :

 

« 5 juillet 1900 : Nous avons déjà parlé des épidémies de petite vérole qui, à différentes reprises, ont décimé la population déjà si faible de ces immenses territoires.

 

Les administrateurs, les missionnaires, les chefs indigènes répandent la vaccine autant qu’il est en leur pouvoir. Mais, nous fait remarquer l’honorable médecin de Pak Hin Boun, la vaccination par des personnes inexpérimentées ou qui ne prennent pas toutes les précautions d’asepsie nécessaire, présente de graves dangers. Le Docteur a vu différentes fois des phlegmons et même des cas de syphilis vaccinale se développer à la suite de vaccinations faites sans soins. Certains opérateurs improvisés ne prenaient aucune précaution et inoculaient la pulpe vaccinale à une série d’indigènes sans flamber la lancette après chaque opération ou la plonger dans l’eau bouillante.

 

Les tubes de vaccin viennent de l’Institut Pasteur de Saigon mais n’arrivent à Pak Hin Boun que de vingt-cinq à trente jours et à Luang Prabang qu’environ quarante ou cinquante jours après leur départ de la capitale de l’Indochine. Aussi, croyons-nous avec le Docteur Rouffiandis, qu’un parc vaccinogène pourrait être fort utilement annexé à l’ambulance. Deux ou trois bufflons permettraient d’alimenter le Laos entier et même de gagner sur les populations de la rive siamoise une influence de plus en plus considérable. (…)

 

Me sera-t-il permis d’exposer mon humble idée relativement à l’organisation du service médical dans cet immense territoire du Laos que borne le Mékong sur toute sa frontière occidentale ?

 

Trois postes sont actuellement pourvus d’ambulance : Khong, Pak Hin Boun, Luang Prabang. Chaque médecin a donc dans son ressort une étendue de terrain considérable (…) Si l’ambulance de Pak Hin Boun par exemple a recueilli des malades qui exigent les soins du Docteur et que celui-ci se voit appelé d’urgence soit à Savannakhet, soit à Vientiane, soit encore aux mines d’étain de Ta Koa, il se trouve dans une situation des plus délicates. Les chaloupes régulières quittent en effet Pak Hin Boun le lundi pour Vientiane où elles arrivent le jeudi et ne déposent leurs voyageurs à Pak Hin Boun que le mardi suivant. C’est donc une absence de huit jours qui peut avoir de graves conséquences. Il ne reste en effet près des malades que les infirmiers indigènes le plus souvent d’une ignorance effrayante car elle n’a d’égale que leur assurance et leur fatuité.

 

Il me paraît utile de doubler les trois postes du Laos en adjoignant au médecin titulaire ayant déjà l’expérience des colonies un jeune aide-major sortant de l’école.

Une petite chaloupe à vapeur serait à la disposition des médecins pour leur permettre de se déplacer. De nombreuses rivières tributaires du Mékong peuvent être remontées pendant une partie de l’année en chaloupe. (…)

 

Il y a donc des mesures à prendre pour améliorer le service médical. Si elles ne dépendaient que de la sollicitude du Résident supérieur, elles seraient réalisées depuis longtemps, à coup sûr. »  RAQUEZ Alfred, Pages laotiennes. Le haut‐Laos, le moyen‐Laos, le bas‐Laos, Hanoi, F.-H. Schneider Imprimeur-Editeur, 1902, p. 484-486. 

 

 

Affectations successives au Tonkin (janvier 1901 - avril 1902)

Spécialisation dans les thérapies contre les maladies infectieuses

 

 

Le 21 août 1900, peu de temps avant la fin de sa mission au Laos, Vincent ROUFFIANDIS est promu au grade de médecin aide-major de 1ère classe des troupes coloniales. Cette nomination rapide récompense l’engagement et l’excellent travail du médecin au cours de sa mission à Pak Hin Boun. Elle témoigne aussi de l’estime et de la considération que lui porte sa hiérarchie.

 

Il est très difficile de reconstituer la carrière complète de Vincent ROUFFIANDIS en Indochine car il existe très peu documents sur ses affectations successives. C’est en examinant scrupuleusement chaque volume de l’Annuaire général de l’Indochine, du Bulletin du Service de Santé militaire et du Bulletin administratif du Laos entre 1898 et 1910 que nous avons réussi à retrouver quelques informations qui nous ont permis de retracer en partie son parcours professionnel.

 

Nous savons qu’il quitte le Laos à la fin 1900 pour le Tonkin où il intègre les effectifs du Service de Santé de l’Indochine - Annam et Tonkin. Après un court passage à l’hôpital de Hanoi comme médecin stagiaire, sous l’autorité du médecin en chef PETHELLAZ, il est affecté dans le courant de l’année 1901 à Hongay, sur la baie d’Halong, en qualité de médecin-chef de l’ambulance locale et agent ordinaire du service sanitaire (Annuaire général de l’Indochine, Hanoi, F.-H. Schneider Imprimeur-Editeur, Année 1901, p. 867 et 1450 et Année 1902, p. 58-60). 

 

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

Au cours des années qu’il passe au Tonkin et au gré de ses diverses affectations, Vincent semble manifester un intérêt particulier dans le domaine de la vaccination, dont il avait déjà eu l’occasion d’expérimenter différents procédés et méthodes au Laos. Rappelons qu’à cette époque certains postes médicaux du Tonkin sont devenus des centres pionniers en Indochine pour l’étude et la fabrication de vaccins L’Institut vaccinogène de Thai-hà-âp à proximité d’Hanoi, créé en 1904 sur décision du gouverneur général BEAU, comptera parmi les plus importants établissements médicaux d’Indochine. 

 

Vincent ROUFFIANDIS acquiert progressivement une solide expérience de la vaccination contre les affections épidémiques, contagieuses et infectieuses qui lui vaut de se voir décerner pour l’année 1901 la médaille d’argent de l’Académie de Médecine, au titre du service de la vaccine21. C’est sans doute pour cette raison qu’il est choisi par ses supérieurs à l’été 1902 pour se rendre en Chine, à Fou-Tcheou où sévit une redoutable épidémie de peste.

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L’épidémie de peste de Fou-Tchéou (avril 1902 - octobre 1902)

 

Tous les étés cette grande ville de Chine méridionale (actuelle Fuzhou, capitale de la province du Fujian), est touchée par la peste. La maladie y est présente de façon endémique et le nombre des victimes ne cesse d’augmenter chaque année. Il faut dire que la peste trouve à Fou-Tcheou un terrain particulièrement favorable à son développement : forte densité de population (plus de 350.000 habitants), promiscuité, règles d’hygiène archaïques, saleté permanente des habitations et des rues, politique d’hygiène publique inexistante.

On comprend l’étonnement de Vincent ROUFFIANDIS lorsqu’il décrit les conditions de vie déplorables qu’il découvre à Fou-Tcheou :

 

« Les habitations sont un ramassis de maisons basses, formées par une série de petits pavillons reliés entre eux par une enfilade de cours dallées. Les pavillons et les cours augmentent de nombre avec le rang social du propriétaire, mais chez le mandarin comme chez le coolie, c’est toujours la même saleté, le même mépris de l’hygiène la plus élémentaire et partout on voit les tenanciers du logis vivre dans une promiscuité complète avec les animaux domestiques les plus variés : chiens, poules, canards, cochons, chevaux…

Les rues ne sont que d’étroits boyaux formant un lacis inextricable au milieu desquels on circule avec peine dans une buée grasse et fétide. Tous les 50 mètres environ, on rencontre des jarres de terre ou des baquets en bois à moitié enfouis dans le sol ; ces récipients sont destinés à recevoir les matières fécales ; lorsqu’ils sont pleins, ils restent ainsi exposés en plein air pendant plusieurs jours, jusqu’à ce qu’un maraîcher vienne enfin recueillir, avec une énorme cuiller en bambou, cette masse fétide qu’il emporte précieusement dans des baquets suspendus en balance à son épaule, pour aller arroser ses cultures. Souvent des puits qui fournissent aux maisons du voisinage l’eau nécessaire à tous les usages domestiques, sont creusés à quelques mètres à peine de ces dépotoirs. A chaque coin de rue on rencontre des tas d’immondices de toutes sortes parmi lesquels des mendiants lépreux et des chiens faméliques viennent fouiller, à la recherche d’un os ou d’un légume en putréfaction.  En résumé, l’hygiène publique n’est soumise à aucune police et les conditions d’encombrement et de malpropreté sont telles qu’on peut s’étonner, à bon droit, que la population de Fou-Tcheou ne soit pas plus sévèrement frappée par les affections épidémiques les plus diverses. » (Note sur l’épidémie de peste de Fou-Tchéou (avril à octobre 1902), Annales d’hygiène et de médecine coloniales, Tome VII, Paris, Imprimerie nationale, 1904, p. 417-418). 

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La dernière épidémie en 1901 avait causé la mort de 20.000 personnes. Celle qui apparaît dès les premières pluies et chaleurs d’avril 1902 s’avère encore plus violente et se diffuse très rapidement dans toute la ville :

« La genèse de l’épidémie de 1902 est assez facile à établir. Il suffit de rappeler que les alentours de la ville forment un immense cimetière dans lequel on a enseveli, sans aucune précaution, les cadavres des personnes ayant succombé à la peste au cours des années précédentes. On est donc bien fondé à affirmer que les couches superficielles du sol doivent renfermer des quantités innombrables de bacilles pesteux qui y vivent à l’état saprophytique (vivant dans l’organisme sans être pathogène - NdA), en attendant que des conditions favorables de température et d’humidité viennent exalter leur virulence et les transformer en microbes pathogènes pour certains animaux (rats et souris) qui seront à leur tour les agents de dissémination. (…)

La maladie s’est surtout propagée par l’intermédiaire des puces transportant avec elles le bacille pesteux qu’elles ont pris sur des rats ou sur des personnes déjà frappées par la maladie. Dans toutes les maisons que j’ai visitées, j’ai pu constater la présence des puces en nombre considérable et très fréquemment, soit dans les habitations, soit dans les rues, j’ai rencontré sur mes pas des cadavres de rats que personne ne songeait à faire disparaître. Les mouches et les moustiques qui pullulent pendant l’été ont joué, peut-être, un rôle assez actif dans la transmission de la maladie. La contamination par la voie cutanée s’est faite, pour beaucoup de cas, par l’intermédiaire des vêtements, effets et couvertures ayant appartenu à des personnes atteintes de la peste et souillés par les crachats et le mucus nasal. Ces objets étaient conservés dans les familles sans qu’aucune mesure de désinfection n’ait été prise et sans même avoir été soumis à un lavage sommaire. » (Note sur l’épidémie de peste de Fou-Tchéou (avril à octobre 1902), Annales d’hygiène et de médecine coloniales, Tome VII, Paris, Imprimerie nationale, 1904, p. 420-422)

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D’avril à juin, le nombre de décès s’élève à 10.000 environ ; pour le seul mois de juillet, on recense déjà 6.000 victimes. Prises de court par la recrudescence de la maladie et sa virulence, les autorités de Fou-Tchéou se trouvent totalement désemparées. Elles savent que les Occidentaux ont mis au point un nouveau traitement contre la peste par injection de sérum dont les résultats semblent assez efficaces. Elles demandent donc l’assistance des médecins étrangers installés dans les comptoirs et territoires étrangers voisins de la Chine pour qu’ils viennent pratiquer des séances de vaccination auprès de la population.

 

C’est dans ce contexte que Vincent ROUFFIANDIS est chargé par le Gouverneur général de l’Indochine de se rendre sur place pour observer l’étendue de l’épidémie, apprendre la sérothérapie aux médecins chinois et pratiquer des injections de sérum anti-pesteux. Il débarque à Fou-Tchéou à la fin du mois de juin 1902. Sa venue est même mentionnée dans une lettre du 15 novembre 1902 de Paul Claudel, célèbre écrivain-diplomate et académicien qui fut consul de France dans cette ville de 1899 à 1905 (CLAUDEL Paul, Correspondance consulaire de Chine, 1896-1909, Presses universitaires de Franche-Comté, 2005, p. 184.)

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Il reçoit un accueil empressé de la part des édiles locaux qui annoncent son arrivée à grand renfort d’affiches et d’articles dans la presse locale. Un communiqué officiel signé de tous les préfets et sous-préfets est affiché partout dans Fou-Tchéou et les villes alentour :

« Nous vous faisons savoir qu’il y a maintenant dans la ville de Fou-Tchéou beaucoup de peste. Le mandarin, chef du bureau de l’assistance, a fait venir un médecin français pour soigner les malades par une nouvelle méthode. L’autre jour, une proclamation disait que le médecin allait arriver. Actuellement, le docteur est arrivé à Fou-Tcheou ; il est prêt à soigner les malades et il s’est installé à la Pagode Blanche depuis le 24ème jour de la 5ème lune de la 28ème année du règne de Kouang-Su (Le 29 juin 1902. L’empereur Kouang-Su (GuangXu) a régné de 1875 à 1908). Cette proclamation est affichée pour que tout le monde le sache. Si vous avez des malades chez vous et si vous voulez les faire soigner, il faut les conduire à la Pagode Blanche ; soyez calmes, conformez-vous aux ordres de notre délégué et du médecin français. Il faut obéir à cette proclamation, respect à ceci. » Note sur l’épidémie de peste de Fou-Tchéou (avril à octobre 1902), Annales d’hygiène et de médecine coloniales, Tome VII, Paris, Imprimerie nationale, 1904, p. 428-429).

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

Comme cela est indiqué dans la proclamation officielle, le docteur ROUFFIANDIS avait souhaité disposer d’un lieu (la Pagode Blanche) qui puisse servir d’hôpital d’urgence. Cette initiative permettait de regrouper les malades dans un même endroit pour qu’ils soient traités dans des conditions d’hygiène optimales et qu’ils restent sous la surveillance du médecin jusqu’à une guérison complète. Malgré son insistance, il se heurte à la réticence des familles qui ne veulent pas se séparer de leurs proches atteints de la peste. Il est vrai qu’à Fou-Tcheou au début du XXème siècle, les coutumes et traditions sont tenaces et la méfiance vis-à-vis d’un médecin étranger est encore très forte, sans oublier le goût immodéré des Chinois pour raconter les histoires les plus invraisemblables.

 

A ce propos, voici une partie d’un article paru dans un quotidien chinois local :

« Il y a maintenant à Fou-Tchéou beaucoup de peste dans tous les quartiers. Les pharmaciens disent que les médecins ordonnent toujours les mêmes médicaments tels que Cha-Fou, Ka-Kong, King-Yu-Hoa (plantes)… Ces jours-ci, une nouvelle méthode donne des vieux clous et du Tsi-Ti-Ting (herbe spéciale) bouillis dans l’eau. Mais le résultat est toujours le même ; il n’y a aucune guérison. Les mandarins, qui ont une grande compassion pour le peuple, ont fait venir un médecin français pour apprendre aux médecins chinois une bonne méthode. La cause de la peste est le rat mort. Il faudrait voir le sang du malade sous le microscope ; il y a de nombreux insectes de la peste qui sont très petits et ont la tête blanche et la queue noire. Le nouveau médicament est tiré du sang de cheval ; on le fait entrer dans le corps par la peau du bras ou du ventre et alors il se partage dans tous les vaisseaux sanguins où il tue les insectes. (…) » (Journal Ming-Pao du 13 juillet 1902)

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

Malgré tous les efforts déployés, l’hôpital installé à la Pagode Blanche ne reçoit en tout et pour tout que cinq patients ! Mais il en faut plus pour décourager Vincent ROUFFIANDIS dans sa mission.

Ayant pris conscience des craintes suscitées par la population locale à l’égard d’un étranger et de ses curieuses méthodes, il décide d’aller soigner les malades à leur domicile toutes les fois qu’ils lui sont signalés par les autorités ou qu’il y est invité par la famille. Cette initiative lui permet ainsi de traiter un plus grand nombre de malades, même si cette prise en charge ne se fait pas dans les mêmes conditions qu’à l’hôpital. De plus, la visite à domicile soulève une autre difficulté inhérente aux coutumes chinoises :

« Les médecins indigènes ne visitent d’ordinaire leurs malades qu’une seule fois ; ils prescrivent un traitement et dans la plupart des cas, leur rôle est terminé après cette première visite. Aussi quand je voulus approcher tous les jours des personnes auxquelles j’avais injecté du sérum, je me heurtai à une résistance considérable de la part des membres de la famille et, dans plusieurs circonstances, je dus même pénétrer par la force jusqu’au lit du patient. Mon insistance fut d’ailleurs considérée comme tellement importune que plusieurs familles abandonnèrent leur domicile en emportant leurs malades et se réfugièrent à la campagne pour se soustraire à mes visites. Bien souvent, j’ai dû faire de la diplomatie pour retrouver mes clients. » (Note sur l’épidémie de peste de Fou-Tchéou (avril à octobre 1902), Annales d’hygiène et de médecine coloniales, Tome VII, Paris, Imprimerie nationale, 1904, p. 428).

 

Durant son séjour à Fou-Tchéou, le docteur ROUFFIANDIS s’implique avec courage et acharnement dans la lutte contre la peste. Il ne ménage ni son temps, ni sa peine pour soigner les malades (67 cas traités et 33 guérisons), informer les habitants sur les mesures de prévention, pratiquer des séances de vaccination à grande échelle, sensibiliser les médecins chinois à l’action du sérum sur les différents symptômes de la maladie ou former ces derniers à la pratique de l’inoculation.    

 

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

A la fin du mois d’octobre 1902, après avoir causé la mort de 25.000 victimes, l’épidémie est enfin enrayée. Vincent ROUFFIANDIS peut quitter Fou-Tchéou avec la satisfaction d’avoir accompli sa mission avec succès. Fidèle à sa ligne de conduite - le sens du devoir et l’amour des autres- il s’est avéré être non seulement un excellent praticien mais aussi un grand humaniste, respectueux et à l’écoute de ceux qui souffrent pour mieux les soigner.

 

Son mémoire sur La peste bubonique à Fou-Tchéou lui vaut une mention « très honorable » de l’Académie de Médecine qui mentionne dans son rapport général sur les prix de 1904 :

« Monsieur ROUFFIANDIS, qui s’est comporté avec un dévouement au-dessus de tout éloge, a fait preuve d’une activité, d’un courage admirables au milieu de ces populations qui se résignent plus docilement à la maladie et à la mort qu’au traitement qui les sauverait peut-être. Cependant les médecins chinois, en présence des résultats heureux des injections de sérum anti pesteux, se sont laissés convaincre et quelques-uns sont devenus habiles dans l’application de la méthode. » (Bulletin de l’Académie de Médecine, Rapport général sur les prix, Paris, Année 1904, p. 549). 

 

Le 30 mai 1903, pour honorer son attitude exemplaire à Fou-Tchéou, le Ministre de la guerre lui adresse une lettre de félicitations pour le zèle et le dévouement dont il a fait preuve à l’occasion de l’épidémie. (Bulletin du Service de Santé militaire, Paris, n° 527 juin 1903, p. 115). 

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »

NOTES

 

(1)

« La première expédition française du Mékong »

http://www.alainbernardenthailande.com/article-a166-la-premiere-expedition-fran-aise-du-mekong-1866-1888-124795735.html

« Les pionniers du Mékong, dans les rapides cambodgiens »

http://www.alainbernardenthailande.com/article-a168-les-pionniers-du-mekong-dans-les-rapides-cambodgiens-1884-1899-124853647.html

« Les pionniers du Mékong »

http://www.alainbernardenthailande.com/article-a171-les-pionniers-du-mekong-1890-1893-125289532.html

« Les pionniers du Mékong laotien »

http://www.alainbernardenthailande.com/article-a172-les-pionniers-du-mekong-laotien-1893-1894-125325681.html

« Les pionniers du Mékong, de Vientiane à Luang Prabang »

http://www.alainbernardenthailande.com/article-a173-les-pionniers-du-mekong-de-vientiane-a-luang-prabang-et-tang-ho-1895-125381144.html

« Les dernières missions de la canonnière « la Grandière » sur le Mékong »

http://www.alainbernardenthailande.com/2015/01/a174-les-dernieres-missions-de-la-canonniere-la-grandiere-sur-le-mekong-1896-1910.html

Notre invité habituel, Monsieur Jean-Michel Strobino, y a également  et largement contribué :

« Le chemin de fer des canonnières »

http://www.alainbernardenthailande.com/2015/05/invite-1-laos-le-chemin-de-fer-des-canonnieres-un-article-de-jean-michel-strobino.html

« Nouvelles trouvailles au fil du Mékong »

http://www.alainbernardenthailande.com/2016/01/nouvelles-trouvailles-au-fil-du-mekong-par-jean-michel-strobino.html

« HISTOIRE DE LA SÉPULTURE D’HENRI MOUHOT ET DE SON MONUMENT FUNÉRAIRE 1861-1990 »

http://www.alainbernardenthailande.com/2015/07/histoire-de-la-sepulture-d-henri-mouhot-et-de-son-monument-funeraire-1861-1990.html

« LE COMMANDANT JULES DIACRE (1864 – 1903) UN HÉROS OUBLIÉ DU MÉKONG »

http://www.alainbernardenthailande.com/2015/08/a-191-le-commandant-jules-diacre-1864-1903-un-heros-oublie-du-mekong.html

 

Il nous entraine parfois sur le terrain de la gastronomie lao-isan …..

« KHAÏ PHAEN : SPÉCIALITÉ GASTRONOMIQUE DE LUANG-PRABANG ET DÉLICE SUR LES DEUX RIVES DU MÉKONG ».

http://www.alainbernardenthailande.com/2016/12/insolite-8.khai-phaen-specialite-gastronomique-de-luang-prabang-et-delice-sur-les-deux-rives-du-mekong.html

….ou sur celui de l’archéologie …..

« DES HOLLANDAIS DU WAT PA KE DE LUANG PRABANG AUX HOLLANDAIS DU TEMPLE DE THAT PHANOM EN ISAN (NORD-EST) »

http://www.alainbernardenthailande.com/2017/06/des-hollandais-du-wat-pa-ke-de-luang-prabang-aux-hollandais-du-temple-de-that-phanom-en-isan-nord-est.html

UN « PIONNIER » MÉCONNU DU MÉKONG, VINCENT ROUFFIANDIS, « LE BON DOCTEUR DU LAOS »
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commentaires

T
Fascinant ! Merci messieurs pour cet article !
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