Bernard, retraité, marié avec une femme de l'Isan, souhaite partager ses découvertes de la Thaïlande et de l'Isan à travers la Grande Histoire et ses petites histoires, culturelles, politiques,sociales ...et de l'actualité. Alain, après une collaboration amicale de 10 ans, a pris une retraite méritée.
Nous nous sommes interrogés dans un précédent article (1) sur la dilection marquée par les femmes des zones rurales du nord-est pour le mariage avec des Occidentaux. Une méticuleuse enquête effectuée sur le terrain par une universitaire de Khonkaen, Madame Patcharin Lapanun (นางสาว พัชรินทร์ ลาภานันท์) a donné lieu à une volumineuse thèse de doctorat (2).
Sans en tirer de conclusions péremptoires, nous avons pu au fil de ses investigations y voir des raisons d’intérêt mais aussi des raisons « romantiques et sentimentales ». Cette étude, limitée dans l’espace au nord-est (Isan) l’est aussi dans le temps puisqu’elle concerne essentiellement la période de la seconde moitié du siècle dernier et celui-ci, au cours des quels ces unions ont foisonné, devenus presque banales en raison de la mobilité massive du monde d'aujourd'hui. Madame Patcharin Lapanun donne aussi une présentation historique, un bref aperçu commencé au début de l’arrivée des étrangers au Siam, malheureusement trop bref, non de sa faute mais surtout de l’absence partielle de sources notamment chiffrées.
La société siamoise connaissait depuis longtemps ces relations conjugales temporaires ou définitives, ce qui en facilite l'acceptation aujourd’hui même si le contexte est différent, et est étroitement lié à la « mondialisation », avec l'histoire des mariages mixtes liée à l'immigration de divers groupes ethniques. Parmi ceux-ci, les Chinois -le plus important- sont les premiers qui sont arrivés au treizième siècle, avec pendant la période d'Ayutthaya (1424-1758), les immigrants indiens, perses, japonais, arabes et turcs (3). Ultérieurement arrivèrent les ethnies des pays voisins, Vietnam, Laos et Cambodge.
Les Chinois
Lorsque les premiers occidentaux de la race caucasienne c’est à dire prosaïquement les blancs, sont arrivés au Siam au seizième siècle, les Chinois étaient déjà largement implantés (4). Non seulement ils étaient les plus nombreux mais ils jouaient un rôle clé dans divers secteurs de l'économie, en particulier dans le commerce (riz, étain et bois), et la perception des taxes qui leur était affermée. Ils bénéficiaient également de hauts postes dans la hiérarchie administrative et bureaucratique, tels que gouverneurs des villes. Sous les règnes des rois Rama III et Rama IV, les gouverneurs – en particulier dans le sud – de Ranong...
Tombe d'un Gouverneur chinois de Ranong :
... Songkhla,
Ancien palais du gouverneur Chinois de Songkhla (Musée national) :
Pattani, Trang, Langsuan, Nakhonratchasima, Janthaburi et Paknam étaient des immigrants chinois ou nés localement d’un père chinois et d'une mère thaïe, mais parlant tous encore le chinois, ce qui n’a pu que favoriser la poursuite de l'immigration chinoise. La quasi-totalité des immigrants chinois étaient des hommes. Leur rôle – économique et administratif – devint plus important encore sous le règne de Rama V (1868-1910). Sous ce règne, ils représentaient 60 à 75% de la main-d'œuvre qualifiée et non qualifiée dans les secteurs de l'agriculture, du commerce et de l'industrie. Leur réussite dans les domaines économique et administratif donnait du mariage sino-thaï une image positive. Traditionnellement, ils arrivaient en célibataires et n’avaient pas la possibilité d’être rejoints par leur famille. Même au cours des années suivant la mort de Rama V et le règne de Rama VI (1910-1925) pourtant très « nationaliste », ils continuèrent à jouer un rôle clé dans l'économie et la politique. Il n’y a, à notre connaissance, aucune étude chiffrée sur cette présence massive alors même qu’un quart (ou la moitié ?) de la population – famille royale comprise – porte du sang chinois.
Du seizième siècle jusqu'à la guerre du Vietnam (1965-1975), les Occidentaux en Thaïlande furent essentiellement des Européens de diverses nationalités. Au cours de la guerre, les militaires américains constituèrent la majorité des Occidentaux résidant dans le pays, ce qui explique sans doute les études sur les mariages entre les femmes thaïes et ceux-ci. (5) Mais auparavant, il y eut bien d’autres mariages mixtes.
Les mariages mixtes avant le vingtième siècle : marchands et envoyés diplomatiques.
Les Portugais furent présents au début du seizième siècle après la prise de Malacca en 1511. Sous le règne de Ramathibodi II (1491-1529), ils envoyèrent leurs premiers émissaires à Ayutthaya. Les marchands portugais commençaient à affluer et à s’établir dans le royaume
Bénéficiant du droit à résider, ils bénéficièrent également des privilèges commerciaux spéciaux et de la liberté religieuse. En retour, ils assuraient l’approvisionnement du Siam en armes à feu et munitions. Certains prirent des femmes locales avec la bénédiction des missionnaires catholiques portugais ce qui leur permettait de faire, par le baptême des enfants, de petits catholiques. Au début du règne du roi Narai (1657-1688), il y aurait eu environ 2.000 portugais au Siam, y compris ceux dont les ancêtres étaient métis (6).
Sous le règne du Roi Narai, il y eut aussi des étrangers venus de Hollande, d'Angleterre, de Chine toujours et du Japon, mais les seuls sur lesquels nous bénéficions de sources précises par Madame Patcharin Lapanun, concernant les mariages, sont essentiellement les Hollandais.
La plupart, presque tous des hommes, s’occupaient de commerce international et étaient établis sur les rives de la Chao Phraya près des docks mais ils étaient beaucoup moins nombreux que les Chinois. Beaucoup étaient mariés dans leur pays d’origine mais arrivaient sans leur femme. Parmi les employés de la « Dutch East India Company » (Vereenigde Oost-Indische Compagnie, VOC i.e. Compagnie néerlandaise des Indes orientales), seuls ceux qui étaient les plus élevés dans la hiérarchie étaient autorisés à amener leurs familles avec eux. En arrivant dans un pays étranger, les nouveaux arrivants avaient besoin d'aide pour faire face à un environnement inconnu. Les Occidentaux (comme les Chinois) avaient en effet besoin d’aide pour exploiter leurs entreprises et répondre à d'autres besoins, prosaïquement l'entretien ménager et les nécessités physiologiques. Prendre une femme locale facilitait tout à la fois la création de liens avec les locaux, procurait le bénéfice d’une aide-ménagère et satisfaisait les désirs sexuels, même si ces mariages étaient le plus souvent temporaires (7). Ces mariages temporaires qui pouvaient durer quelques jours, des mois ou des années furent essentiels à la réussite du commerce, non seulement en raison des liens de parenté qu'ils ont créés, mais parce que dans tout le sud-est asiatique, ce sont les femmes et non les hommes qui dominent le petit commerce. Ils constituaient par ailleurs pour les femmes – déjà - une sorte de promotion sociale, leur donnant accès à des produits de consommation inaccessibles et leur permettant de bénéficier des compétences de leur conjoint (surtout d’ailleurs les Chinois) supérieures à celles des locaux. Les Siamoises étaient en outre stimulées par le mythe des Européens ou des Chinois considérés comme des « rois étrangers » et surtout perçus comme riches ;
Ainsi, les employés de la VOC travaillant à Ayutthaya, par exemple, vivaient dans des conditions fastueuses. Les dirigeants entretenaient tous des relations avec les femmes locales alors que les règles de l’entreprise l’interdisaient au petit personnel ! Vers 1655 la plupart des employés de la VOC avaient des concubines ou des maîtresses pour éviter les « relations tarifées » et tous achetaient ou construisaient des maisons selon leurs revenus. Cette cohabitation conventionnelle se faisait toutefois sans document légal et sans approbation par l'Église, concubinage sur lequel elle fermait les yeux. Les pasteurs néerlandais protestants étaient manifestement tout aussi indulgents que les prêtres portugais catholiques.
Cette perception des Occidentaux en tant que riches était alors incontestablement un facteur important dans la popularité des mariages mixtes même si, nous l’avons vu pour l’époque contemporaine dans notre article précédent (1), il y avait probablement d’autres motivations, sentimentales, qui poussaient les femmes à choisir ce type de relations, mais nous n’avons aucun élément à ce sujet. Ces échanges ont parfois causé des frictions entre les autorités locales et les administrations européennes. Nous connaissons le cas (7) de différends concernant l'autorité parentale sur les enfants : ainsi Jau Sote, une commerçante locale mône travaillait pour la VOC entre 1640-1658 et entretint des liaisons avec « un certain nombre » d'officiels de cette société. Après sa mort, il y eut discussion sur la question de savoir si ses enfants devaient rester au Siam ou être envoyés à Batavia pour être élevés comme des chrétiens ainsi que l’exigeait la VOC. Nous ignorons qu’elle en fut l’issue ?
L’interdiction
Ces litiges se multiplièrent avec le nombre croissant d'Européens arrivés au Siam en sorte qu’un édit interdisant aux femmes siamoises de se marier avec des étrangers fut pris sous le règne du roi Ekathosarot (1605-1620). La sécurité nationale et la religion en furent les principaux motifs. Une Siamoise qui épousait un étranger était susceptible de se convertir à la religion de son mari et pourrait par ailleurs révéler des informations affectant la sécurité nationale. Un article de cette loi stipule que si des parents autorisaient leur fille de se marier avec un étranger, ils seraient punis de mort. Il nous a été impossible de savoir si cette disposition coercitive fut un jour ou l’autre strictement appliquée. Les étrangers mentionnés dans la loi sont les Anglais, les Hollandais et les Occidentaux venus de Java, de Malaisie et d'Inde. Notons que ce texte ne concernait ni les Siamois épousant des occidentales – ils devaient être rarissimes - ni les Chinois ni les Portugais qui, en la matière, étaient privilégiés, ni bien sûr les Français qui étaient absents.
C'est la première loi sur le mariage dans l'histoire juridique du Siam.
Cette politique répressive ne fut adoucie, sous conditions, que lorsque le Siam s'ouvrit à l’Angleterre en 1855 à la suite du Traité Bowring mais elle devait être déjà plus ou moins tombée en désuétude.
Le retour à la liberté
Le traité conférait aux Anglais un certain nombre de privilèges mais ne mentionnait pas l’hypothèse des mariages mixtes pas plus que les autres traités signés ultérieurement avec les puissances occidentales d’ailleurs. La législation siamoise, quant-à elle, édictait quelques règles moins contraignantes : Le mariage n'était considéré comme légal qu’à trois conditions : le couple devait obtenir la permission des parents ou des tuteurs de la femme. Le couple devait ensuite accomplir les formalités rituelles du mariage traditionnel.
Le couple devait enfin signer l’acte de mariage devant les autorités locales et devant les autorités consulaires du mari.
Il y eut dès lors de nombreux exemples de mariages durables et réussis dont la progéniture atteignit les sommets de la hiérarchie sociale dans l’administration ou le commerce et se vit souvent conférer des titres de noblesse.
Madame Dararat (7) cite le cas de la famille Savetsila (ศวตศิลา) : Ses racines remontent à Henry Alabaster (22 mai 1836 – 8 août 1884), un Anglais venu au Siam comme vice-consul en 1857 sous le règne du roi Rama IV. En sus de sa fonction diplomatique, Alabaster eut d’autres activités, études foncières, construction du réseau routier et création du Bureau des mines et du Bureau des télégraphes. Pour les services rendus à la couronne, il reçut le titre de Phraya, le rang le plus élevé jamais atteint par un étranger au Siam. Il mourut à l'âge de 48 ans laissant sa femme thaïe et deux fils qui ont également servi dans la fonction publique et reçurent le même rang que leur père.
Ses obsèques furent organisées par le roi qui fit construire sa tombe au cimetière protestant de Bangkok.
Son petit-fils, Sithi Savetsila (สิทธิ เศวตศิล) mort en 2015, devint ministre des affaires étrangères. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il fonda un mouvement de résistance clandestin contre le Japon alors qu'il étudiait l'ingénierie aux États-Unis. Après la guerre, il rejoignit l'armée et fut élevé au rang de « Chief Marshall Air. » Il a été, comme nous l’avons dit, ministre des Affaires étrangères et son dernier poste fut Conseiller privé du défunt roi.
Sa mère appartenait à la famille Bunnag (บุนนาค), une autre grande famille issue de deux frères persans commerçants Sheikh Ahmad et Muhamad Said établis à Ayuthaya en 1600, mariés à des siamoises, dont la descendance s’est par la suite alliée à la haute noblesse y compris dans la famille royale.
Les restrictions de 1914 et 1924 concernant les « classes supérieures ».
Après le Traité Bowring, les occasions pour les Siamoises de rencontrer des occidentaux furent plus nombreuses, surtout que le roi Rama V (1868-1910) mit l’accent sur une éducation « moderne » et les membres de l'élite ont commencé à envoyer leurs enfants pour être scolarisés à l'étranger. Le roi lui-même a également envoyé ses nombreux enfants étudier dans divers pays occidentaux. Certains ont établi des relations avec des femmes locales, étudiants, jeunes diplomates et autres fonctionnaires.
Mais cette mixité entraîna, tout au moins dans les classes supérieures, quelques règles strictes. La politique nationaliste de Rama VI même tenta d’y mettre un frein : En 1914, le roi donna l'ordre aux ambassades siamoises à Paris, Berlin, Londres, Saint-Pétersbourg et Tokyo, selon lesquelles le mariage entre les membres de la famille royale, les aristocrates, les étudiants, les fonctionnaires et les femmes étrangères devait recevoir une approbation royale préalable. Les sanctions consistaient en un déplacement vers d’autres pays et un blocage de la promotion pour les fonctionnaires.
En pratique, lorsque des demandes étaient faites, la permission était généralement accordée sous conditions et mises en garde. Mais on peut citer le cas d’un nommé Niam, titulaire d'une bourse du gouvernement pour étudier la construction et l'entretien des navires en Angleterre, qui avait épousé sans autorisation une anglaise tout en poursuivant son stage chez une entreprise locale. Il fut renvoyé en Thaïlande pour y finir ses études. Le roi l’envoya ensuite rejoindre la discipline de l’armée dans un rang subalterne En 1924, un secrétaire à l'ambassade Siamoise de La Haye demanda l'autorisation royale pour épouser une Belge. La demande fut approuvée mais le roi fit savoir qu’il n’avait pas apprécié ce mariage en précisant qu’il pourrait causer des difficultés dans l’avenir, ce que l’on peut parfaitement comprendre s’agissant d’un diplomate. Sa carrière s’arrêta d’ailleurs là et il ne devint jamais ambassadeur. Ces cas de figure sont cités par Madame Dararat (7).
Le roi Rama VI lui-même avait étudié en Angleterre, alors que son frère, le prince Chakrabongse, le second en ligne dans l’ordre de succession, avait été envoyé en Russie. En 1906, sans informer son père le roi Rama V, le prince épousa plus ou moins subrepticement à Constantinople Ekaterina Ivanova Desnitsky, « Katya », une russe de religion catholique orthodoxe. De retour au Siam, il cacha Katya à Singapour. Cependant, quelques semaines après son arrivée, le roi et la reine Saowabha apprirent le mariage et en furent exaspérés. Sachant son secret éventé, le prince envoya chercher sa femme à Singapour pour qu’elle vienne vivre avec lui dans sa résidence privée. Katya commença à apprendre la langue et adopta les vêtements de femmes siamoises. Un an plus tard, la Reine (mais pas le roi) accepta de la rencontrer. En 1908, elle donna naissance à un fils. Le mariage dura 12 ans, ensuite le prince divorça pour épouser une siamoise de haut lignage. Katya rejoignit alors son frère en Chine puis revint en Russie finir ses jours. Son fils hérita d'un titre princier ce qui n'indiqua pas l'acceptation royale du mariage de ses parents. Sous le règne du roi Rama VI intervint en 1924 la Loi sur la succession au trône (8). L'une de ses dispositions visant expressément la lignée Chakrabongse, stipule que les membres de la famille royale ayant épousé une étrangère ou dont la mère était une étrangère ne seraient pas successibles. Madame Patcharin Lapanun semble s’étonner de ces dispositions coercitives qui reposent pourtant sur des raisons de sécurité nationale autant que de bon sens (9).
Les mariages avec les prisonniers de guerre (« Siamese War Brides » « Les épouses de guerre ») ?
Cette question n’a pas fait l’objet d’autres études exhaustives que celles concernant les mariages de prisonniers hollandais (10) probablement consécutives à un scandale révélé par la presse thaïe en 1964. Il y eut en effet de nombreux mariages entre des Thaïes et des soldats hollandais prisonniers de guerre. Ces femmes ont rencontré leurs maris dans des circonstances particulières et leur expérience n’a évidemment rien à voir avec les mariages avec des commerçants étrangers ou des envoyés diplomatiques. Les prisonniers occidentaux de la Seconde Guerre mondiale présents en Thaïlande comprenaient des Anglais, des Australiens, des Américains et des Hollandais.
Pour les auteurs hollandais sus-cités (10), il y aurait eu de 2.000 à 2.500 mariages entre des thaïes et d’anciens prisonniers de guerre néerlandais après la guerre. Le pourcentage semble considérable dans la mesure où le nombre total de Hollandais dans les camps japonais aurait été de 28.500. Entre 450 et 500 mariages ont été enregistrés au Consulat mais 2.000 autres, entre 1945 et 1947 ne l’auraient pas été ? Certains couples se sont installés en Thaïlande; D'autres ont rejoint les Indes néerlandaises ou les Pays-Bas. Certaines épouses ont été bloquées en cours de route pour des raisons administratives et, abandonnées par leur conjoint (pressés de regagner le pays ; ce que l’on peut comprendre) sur la route de l’Europe, en Indonésie, à Singapour et à Port-Saïd. Elles n’ont pu survivre qu’en y exerçant le plus vieux métier du monde. Leur triste histoire a été tardivement dévoilée par un journal thaï, le Kiti Sap (กิตติทรัพย์) du 9 août 1964 sous le titre « Les Siamoises qui ont suivi les soldats hollandais confessaient leur erreur : au lieu de trouver l'amour dont elles rêvaient avec leurs maris, elles sont devenus filles publiques ». Cette révélation suscita des réactions violentes, notamment des agressions contre des Hollandais dans les rues de Bangkok. La presse demanda au gouvernement de se livrer à des enquêtes et de faire le nécessaire pour que ces malheureuses soient rapatriées. Le résultat reste nébuleux. Certaines toutefois, survivant à Batavia, purent retrouver leurs maris hollandais par l’intervention des autorités militaires et de la presse hollandaise. La situation d’une centaine d’entre elles fut régularisée. Mais dorénavant dans l’opinion batave ordinaire, la Thaïlande devint le pays du péché et de la prostitution, chacun sachant qu’il n’y a jamais eu de bordels à Amsterdam. En réponse du côté hollandais, les réactions furent à tout le moins négatives. Mais de rares épouses siamoises retrouvées aux Pays-Bas, il en restait une centaine à la date de l’enquête, interrogées par ces auteurs donnèrent à leur choix des raisons qui sont celles que nous retrouvons aujourd’hui en affirmant qu’elles ne voulaient pas revenir en Thaïlande. D’où venaient-elles ? Probablement parquées plus ou moins volontairement dans les bordels immondes et les maisons d’abattage tolérés par les Japonais à la lisière des camps.
Ces épouses de guerre semblent bien avoir été le premier groupe de femmes thaïes engagées dans une migration à l'étranger par le mariage, qu'elles aient finalement atteint leur destination ou pas. Y-a-t-il eu des unions similaires avec les autres occidentaux ? Nous l’ignorerons probablement à tout jamais.
Une étape décisive, la guerre du Vietnam et les mariages mixtes avec les filles de l’Isan.
Ces « relations » ont fait l’objet de nombreuses études, nous n’en citons que quelques-unes incluse dans l’énorme bibliographie de Madame Patcharin Lapanun (11).
On peut difficilement les comparer aux mariages de l’époque antérieure impliquant des Occidentaux ou des migrants chinois dans lesquels les facteurs économiques et politiques avaient un rôle clé, beaucoup de ces couples, dont le mari était venu travailler, restant en Thaïlande après le mariage. Les militaires américains ne sont venus que pour des raisons liées à la guerre. Si la relation était suivie d’un mariage, la femme le plus souvent quittait sa patrie pour vivre aux États-Unis avec son mari. Les mariages à cette époque concernaient essentiellement des femmes de souche rurale engagées dans le « sexe commercial ». Les mariages antérieurs étaient célébrés presque exclusivement dans la région de Bangkok sans impliquer des partenaires féminines de l’Isan. Pendant la guerre au contraire, ces unions ont eu lieu autour des bases aériennes américaines du nord-est (sur quatre sites essentiellement, Udonthani, Nakhonphanom, Ubonrachathani, Utapao avec une présence marginale sur les petits aéroports de Sakhonnakhon, Kranuan et Khonkaen pour ne parler que du Nord-est). Les locaux commerçaient avec les militaires, certains travaillaient dans les bases et les industries du sexe répondaient aux nécessités du personnel militaire, ce que les Américains appellent « R and R » (Rest and Recreation – repos et loisirs) et nous « le repos du guerrier ». Les femmes de la campagne préféraient jouer ce rôle que travailler dans les rizières, soit autour des bases soit autour des localités transformées en lieux de « R and R ».
Des centaines de milliers d’américains sont passé par la Thaïlande, la pointe annuelle fut atteinte en 1969, où ils étaient 140.000. Cette situation a entraîné une expansion radicale des établissements de divertissement et de services : restaurants, hôtels, discothèques, bars, salons de massage, cafés et maisons closes se sont élevés dans les zones entourant les bases. Ce furent des aimants attirant les femmes des zones rurales en ce qui leur permit d'entrer en contact direct avec les Américains. Il ne faut évidemment pas perdre de vue que certains de ces établissements existaient déjà essentiellement à l’usage des locaux bien avant l’arrivée des Américains mais connurent ensuite un développement exponentiel.
Les relations entre les femmes locales et leurs clients américains étaient différentes de ce qu’elles étaient avec les locaux thaïs ou chinois. Les militaires américains les traitaient comme des « petites amies » et non comme des putes n’ayant pas honte de marcher ouvertement avec elles dans la rue. Les relations atteignaient parfois un stade semi-permanent lorsque la femme partageait une maison avec son petit ami américain pour le reste de son séjour dans le pays. Elles devenaient des « mia chao », épouse de location assurant tout à la fois le travail domestique et le service sexuel avec une sorte de participation émotionnelle des deux côtés. Ces relations étaient considérées comme temporaires sans que ce soit une nouveauté exotique due à la guerre du Vietnam, puisque nous connaissions ces arrangements dès l’arrivée des Occidentaux au seizième siècle.
Après le départ des Américains beaucoup de ces femmes et leurs enfants ont été délaissés sans qu’il y ait la moindre étude à ce sujet, même s’il y eut des mariages régularisés. Ces couples ont quitté la Thaïlande et se sont installés aux États-Unis après la fin du temps de service du mari. Certains sont revenus en Thaïlande après la retraite du mari. Combien de femmes et de filles ont quitté leurs villages pour Udon et combien ont entretenu des liaisons avec ou ont été mariés à des militaires américains ?
Nous n’avons pas de chiffres précis. Mais dans le petit bourg de Nadokmai au cours de son travail d’enquête, Madame Patcharin Lapanun en a retrouvé six, longuement interrogées (sur les quatorze Américains du village), toutes anciennes compagnes de G.I soit installées définitivement avec leur mari à la fin de la guerre, soit y étant revenu lorsque le conjoint avait atteint l’âge de la retraite, soit résidant en permanence aux États-Unis mais y revenant régulièrement.
Leur histoire est remarquablement similaire. Touchées par la pauvreté, elles partaient à la recherche d'une vie meilleure en s’impliquant avec des militaires américains stationnés dans une base aérienne proche entre 1965 et 1975 fut-ce en se lançant dans un « travail de service », en clair le commerce du sexe. Les difficultés économiques furent la raison principale qui les obligea à quitter leur domicile.
Mais à ce jour, nous apprend toujours par Madame Patcharin Lapanun, elles ont gagné ce qu’elle appelle la « reconnaissance sociale ». Au début de la guerre, se marier avec un Occidental était inhabituel à Nadokmai. Quelques-unes cohabitaient avec des G.I. mais s’en cachaient à la famille et aux gens du village. Mais après le mariage, le couple (le mari) achetait ou construisait une maison. Elles devinrent des mia farang » ayant réussi : La reconnaissance sociale était due à leur statut économique – une richesse relative - mais aussi à la contribution à la vie associative du village sans oublier le soutien à sa famille. Dans leur maison, on remarque souvent l’affichage orgueilleux de « certificats de mérite » (ใบรับรองบุญ), reconnaissance de la communauté pour leur contribution aux écoles ou aux temples du village ainsi qu'à d'autres services communautaires. Madame Patcharin Lapanun confirme, ce que nous savions déjà (1), qu’au cours de son travail de terrain, elle a souvent entendu les villageois parler de l'opportunité d’épouser des Occidentaux tant pour le bénéfice de la famille que pour celui de la communauté villageoise.
Après les Américains, les touristes.
La croissance du tourisme a connu une augmentation spectaculaire à partir de 1980. 629.000 en 1970, 2,8 millions en 1986, 13,8 millions en 2006 et 29,9 millions en 2015. Les hommes sont plus nombreux que les femmes, deux pour une. Le tourisme est devenu la principale source de devises en Thaïlande étroitement lié au « commerce du sexe » même si tous les arrivants mâles ne sont pas des obsédés sexuels. Le terme de tourisme sexuel date du début des années 70 sans d’ailleurs concerner seulement la Thaïlande (Espagne, Maroc, Afrique, Caraïbes…). Ne rentrons pas dans des considérations oiseuses sur ses causes et ses origines. Les raisons économiques subsistent, participation des femmes des zones défavorisées à l'industrie du sexe comme moyen de rechercher sinon trouver une vie meilleure et ce d’autant que ces femmes ont une éducation et des compétences professionnelles limitées, ce qui ne leur offre guère de choix dans l'emploi urbain autre qu’un bas salaire ou l'industrie du divertissement et du sexe…
Bien que le chemin migratoire des femmes rurales vers la participation à l'industrie du sexe soit répandu, cela ne signifie pas que la majorité des travailleuses migrantes dans les villes deviennent prostituées. Et les zones « de repos » pour Américains, Patpong et Pattaya, sont devenues des sites familiers aux amateurs de tourisme sexuel auxquels se sont ajoutées de nouvelles destinations telles que Samui et Phuket.
Pour les femmes des zones rurales (mais pas seulement elles) ces destinations touristiques sont devenues des « espaces d'opportunité et d'espoir » où elles peuvent rencontrer et créer des liens avec des Occidentaux. Contrairement toutefois aux militaires américains qui résidaient en Thaïlande au moins pour un an, les touristes ne restent que pour une courte période, de quelques jours à quelques semaines. Cependant, certains de ces hommes retournent voir les mêmes femmes chaque année ou à chaque fois qu'ils reviennent en Thaïlande. D'autres continuent de communiquer avec elles ou leur envoyer des cadeaux et de l'argent. Ces relations, dans de nombreux cas, entraînent un engagement à long terme, ce qui fut l'expérience de nombreuses femmes de Nadokmai.
Cette perception positive motive les femmes à s'engager dans ce type de relation conjugale. En outre, l'expansion considérable de l'industrie du tourisme au cours des dernières années a également alimenté le désir d'un certain nombre de femmes rurales de créer des liens avec les hommes de l'Ouest. Cette volonté a d’ailleurs été stimulée par les gouvernements locaux dans le cadre d’activités culturelles. Par exemple, lors du Festival de Songkran en 2007, la municipalité d'Udon a parrainé un défilé avec une troupe de couples mixtes habillés de costumes traditionnels. Ce fut un « scoop » pour les médias locaux, y compris la télévision et les journaux. Au cours de la fête de nuit, les Farangs et leurs épouses ont été invités à monter sur scène. Les efforts pour « vendre » des mariées thaïes sont souvent apparents dans les dossiers conçus pour les touristes arrivant à l'aéroport d'Udon Thani : outre le plan de la ville, une brève histoire de la ville, des informations sur les lieux à voir, des informations sur les procédures juridiques consécutive au mariage d'une femme thaïe, les coutumes du mariage thaï, ainsi que des annonces proposant des services d’organisation de mariages et de construction de maisons !
Il ne faut pas oublier que la guerre du Vietnam fut aussi la guerre du Laos et que l’Isan, c’est le « Laos siamois ». Peu ou prou toutes ces demoiselles de l’Isan avaient probablement des connexions familiales sinon des affinités politiques avec leurs cousins de l’autre rive du Mékong. Les femmes ont participé à la guerre du Vietnam, pas toujours volontairement, sans que cela ait été accompagné de reconnaissance après la fuite des Américains, contrairement à la glorification du rôle des combattants masculins. Ce manque de reconnaissance résulte à l’évidence d’une dévalorisation très asiatique des activités féminines considérées comme passives : On a beaucoup parlé – sans qu’il y ait à notre connaissance d’études sérieuses sur le sujet - du rôle de ces « boom-boom-girls » de Saigon, prostituées plus ou moins de force par le Viêt-Cong pour recueillir sur l’oreiller les confidences de leurs amants d’un jour, d’une semaine, d’un mois ou de la durée du service (12).
Le Vietcong a pu attaquer militairement la base américaine d’Udonthani (13) au bénéfice de complicités à l‘intérieur. Il en était évidemment de féminines. Toutes ces filles, épouses temporaires éventuellement devenus de vraies épouse ne furent peut-être pas toutes des anges de vertu. Y-a-t-il eu en Isan de ces Mata-Hari aux yeux bridés ? Madame Patcharin Lapanun n’aborde pas ce sujet.
Le coup de grace donné à Mata Hari en 1917, l'espionne qui couchait avec les militaires et les diplomates :
NOTES
(1) ISAN 43 – « LES MARIAGES MIXTES DES FEMMES DU NORD-EST DE LA THAÏLANDE - EST-CE SIMPLEMENT POUR DE L’ARGENT ? »
(2) « Logics of Desire and Transnational Marriage Practices in a Northeastern Thai Village », thèse soutenue à l’Université d’Amsterdam en 2013 et numérisée sur le site de l’Université : https://research.vu.nl/en/publications/logics-of-desire-and-transnational-marriage-practices-in-a-northe.
(3) Voir David Wyatt « Thailand : A Short History » Bangkok, 1984.
(4) Voir William Skinner « Chinese Society in Thailand: An Analytical History » New York, Cornell University Press, 1957.
(5) Suzanne Sinke « Gender and Migration : Historical Perspectives » in International Migration Review , 2006.
(6) Voir Jan Weisman « Tropes and Traces: Hybridity, Race, Sex, and Responses to Modernity in Thailand » PhD Dissertation, University of Washington, United State, 2000.
Voir aussi nos trois articles sur l’arrivée des Portugais :
(7) Voir :
Mattariganond Dararat « Nayobairat lae kan taeng-ngan kham wathanatham nai sangkhom sayam » (State Policy and Cross-cultural Marriage in Siam Social History), conférence au symposium du « Development Institute, Khon Kaen University », août 2009 (en thaï).
Barbara Watson Andaya « From Temporary Wife to Prostitute: Sexuality and Economic Change in Early Modern Southeast Asia », Journal of Women’s History, 1998
(8) Voir notre article 175 « La loi du palais pour la succession royale en 1924 » :
(9) Les « lois fondamentales du royaume » exigeaient que le roi soit français ce qui semble normal et de religion catholique ce qui semblait normal à une époque où l’immense majorité de la population l’était, ce qui imposa à Henry IV la dernière de ses abjurations.
Le président des Etats-Unis doit être né dans le pays.
Beaucoup plus concrètement, nous écrivons en 2017, jusqu’en 1972, les militaires devaient demander une autorisation auprès du ministre afin de pouvoir se marier. La loi du 13 juillet 1972 leur a rendu leur liberté mais pas totalement : les militaires souhaitant se marier doivent solliciter l'autorisation du ministre de la défense (concrètement de leur chef de corps) dans deux hypothèses : 1° lorsque le futur conjoint est de nationalité étrangère; 2° pour les militaires servant à titre étranger (comme certains légionnaires). Le Conseil d'Etat rappelle que le mariage est un droit fondamental et que le refus du ministre d'autoriser le mariage ne peut être fondé que sur des motifs tirés de l'intérêt de la défense nationale. Rien de plus logique.
En ce qui concerne les diplomates, un décret du 6 mars 1969 reprenant les règles plus anciennes subordonnait le mariage de ces agents avec une personne de nationalité étrangère à l'octroi par le ministre d'une autorisation spéciale « justifiée par des circonstances exceptionnelles ». Le Conseil d’état a toutefois paralysé l’exécution de ce décret pour des raisons de pure forme ce qui permit en pleine guerre froide à un agent diplomatique en poste à Sofia d’épouser une Bulgare.
(10) Voir
Paul Lightfoot et Theodore Fuller « Circular Migration in Northeast Thailand » in Strategies and Structures in Thai Society, 1984.
Arno Ooms . 2002. « Siamese Brides » étude lue à la 8ème «International Conference on Thai Studies » à Nakhon Phanom en janvier 2012.
(11) Voir
Sealing Cheng « R and R on a Hardship Tour : GIs and Filipina Entertainers in South Korea » in 21st Century Sexualities: Contemporary Issues in Health, Education, and Rights,. 2007.
Eric Cohen « Transnational Marriage in Thailand : The Dynamics of Extreme Heterogamy » in Sex and Tourism: Journeys of Romance, Love, and Lust, New Yorkm 2003.
Cynthia Enloe « Bananas, Beaches and Bases » University of California Press, 2000.
Roland B. Tolentino « Bodies, Letters, Catalogs: Filipinas in Transnational Space » in Social Text 1996.
(12) Citation de mémoire (Full Metal Jacket) : « Les putes ici: 50% sont des espions du Viêt-cong et les autres 50% ont la tuberculose. Prends-en une qui tousse. ». Il s’est murmuré à l’époque (calomnie ?) que le général Westmorland aurait eu à son service un « boy à tout faire » qui aurait rempli ce rôle ?
(13) Voir notre article 15 « Le débarquement des Américains en Isan » :
http://www.alainbernardenthailande.com/article-14-le-debarquement-des-americains-en-isan-73255213.html