Bernard, retraité, marié avec une femme de l'Isan, souhaite partager ses découvertes de la Thaïlande et de l'Isan à travers la Grande Histoire et ses petites histoires, culturelles, politiques,sociales ...et de l'actualité. Alain, après une collaboration amicale de 10 ans, a pris une retraite méritée.
Le premier gouvernement (civil) du 1er mars 1991 au 22 mars 1992
Nous avons quitté Chatchai évincé le 24 février 1991 par le coup d’état militaire des généraux de la « 5ème classe » avec à leur tête Sunthon Kongsompong (สุนทร คงสมพงษ์), Suchinda Kraprayun (สุจินดา คราประยูร) et Kaset Rojananin (เกษตร โรจนนิล) sous la bannière du N.P.K.C « National Peace Keeping Conseil » ou « National assembly of state security » (« Le maintien de la paix nationale » คณะรักษาความสงบเรียบร้อยแห่งชาติ) qui transmettra le pouvoir le 1er mars à un civil, Anan Panyarachun (อานันท์ ปันยารชุน) qui le conservera jusqu’aux élections de 1992.
Les motifs de cette prise du pouvoir était la lutte contre la corruption, ce qui peut prêter à sourire en ce qui concerne Sunthon (1), Suchinda qui pour sa part avait indiqué vouloir « nettoyer la politique thaïlandaise et rendre le pouvoir au peuple » et Kaset tenu des propos similaires (2).
Du 24 février au 1er mars, tenant sa promesse, la junte va mettre en place un premier ministre civil, choisissant l’apaisement, Anan Panyarachun (อานันท์ ปันยารชุน) homologué par décret royal le lendemain.
C’est un diplomate de 60 ans. Après de solides études dans son pays puis en Angleterre (Cambridge), il entre dans la « carrière », ambassadeur au Canada, aux États-Unis, représentant permanent de son pays à l’ONU puis à Bonn et ultérieurement reconverti dans les affaires ou il excelle tout en conservant une réputation de scrupuleuse honnêteté. Une assemblée monocamérale désignée par la junte est présidé par Ukrit Mongkhonnawin (อุกฤษ มงคลนาวิน), un juriste.
Elle est composée de 292 militaires et partisans. Ukrit et Anan ont été chargés de rédiger une constitution permanente, celle de 1978, plus ou moins démocratique de Kriangsak ayant immédiatement été abrogée par la junte qui avait rédigé une « charte temporaire ». La rédaction d'une nouvelle constitution va devenir le champ de bataille virtuel entre l'armée et ses adversaires. Les militaires sont favorables à un régime « dur », un Sénat puissant composé de membres nommés, un conseil privé plus étendu et aux pouvoirs élargis, la possibilité pour les fonctionnaires non élus de devenir membres du cabinet donc … à un chef militaire de devenir premier ministre.
Le public de Bangkok se mobilise contre le projet. De 50.000 à 70.000 personnes manifestent à Sanam Luang (สนามหลวง), le 19 novembre 1991, la plus grande manifestation en Thaïlande depuis 1976 menée par Chamlong Srimuang (จำลอง ศรีเมือง) que nous allons bientôt retrouver.
Un groupe d'étudiants commence une grève de la faim. Une enquête (sérieuse ou pas ?) menée en décembre aurait démontré que 98,80% pour cent des 312.357 personnes interrogées étaient contre le projet de constitution. Admettons-le avec scepticisme. Le roi intervient alors dans son discours d'anniversaire en exhortant le public à accepter ce projet en notant, c’était la position de Rama V lors de la préparation d’un projet de constitution en 1885, que les procédures et les principes importés pour être utilisés ici pouvaient ne pas être adaptés aux conditions de la Thaïlande et au caractère de la population thaïlandaise. Les manifestants rentrent à la maison, la constitution est adoptée et les élections prévues pour mars ; mais la trêve va être de courte durée. Le roi commit peut-être alors une erreur d’appréciation, pouvant difficilement imaginer jusqu’où la coterie des militaires de la 5ème classe pourraient pousser l‘impudence et la stupidité ?
Mais Anan qui passe pour un bon gestionnaire rassure le monde des affaires d’autant qu’il a assuré qu’il n’exercerait ses fonctions que quatre mois, le temps de procéder à l’élection d’une nouvelle assemblée et à la dissolution de l’ancienne. Les militaires avaient d’ailleurs promis que des élections auraient lieu dans l’année, la promesse a été tenue à quelques jours près.
A l’approche de l'anniversaire du coup d’état, il avait été annoncé que le N.P.K.C célébrerait la journée en publiant une liste de ses « réalisations » dans un discours télévisé. Mais au jour dit, Sunthon et les autres leaders NPKC sont allés offrir de la nourriture au Patriarche suprême sans présence de la télévision. Lorsqu'on lui a demandé pourquoi le discours télévisé annoncé avait été reporté, Sunthon se contenta de répondre qu’il n’était point besoin de discours. « Un anniversaire oublié » titra le Bangkok Post. Malheureusement pour la Junte, la presse apprit que deux jours avant l'anniversaire, des avions militaires avait été utilisé pour convoyer les dignitaires militaires et leurs familles pour assister à Suratthani (600 kilomètres au sud) à une grande fête de retrouvailles de la promotion 1957 des diplômés de Chulachomklao, la toute puissante « classe 5 ». 232 chambres d’hôtel avaient été retenues et 12 « hôtesses » de Thai Airways étaient à l’accueil.
Le Cabinet est constitué le 6 mars.
Sano Unakun (เสนาะ อูนากูล), premier vice-premier ministre, est l’un des dirigeants de la Siam cement co ltd, puissante société incluse dans les actifs de la couronne via la fondation « Crown property management » (สำนักงานทรัพย์สินส่วนพระมหากษัตริย).
Il est à la fois proche du palais et du monde des affaires. Le même poste est attribué à Phao Sarasin (เภา สารสิน), membre de la famille que nous avons déjà rencontrée (Pote Sarrasin) qui est surtout à la tête d’un immense empire immobilier, commercial (Coca Cola pas moins) et industriel. Asa Sarasin (อาสา สารสิน), fils de Pote Sarrasin et frère de Phao obtient les affaires étrangères. Les militaires ne sont pas absents puisqu’ils tiennent le ministère de l’intérieur et celui des armées. Si Kirangsak voulait réconcilier le peuple et l’armé, il semble qu’Anan ait voulu réconcilier le monde des affaires et l’armée.
Ce gouvernement étant un gouvernement de transition – rédaction d’une constitution et organisation d’élections « démocratiques » - est relativement restreint, avec 34 membres. La déclaration de politique générale du 4 avril 1991 est claire en son préambule : « Le gouvernement doit respecter le trône royal, protéger les institutions de la nation, la religion, le roi et l'administration démocratique, avec le roi comme chef de l'Etat, et maintenir la sécurité et la prospérité nationale. Le gouvernement doit soutenir le Conseil national dans la rédaction de la nouvelle Constitution, en conformité avec les politiques susmentionnées, et améliorer la Loi électorale, loi sur les partis politiques, et des lois connexes, conformément à la nouvelle constitution. Le gouvernement encourage la sensibilisation du public dans le système démocratique, avec le roi comme chef de l'Etat. Le gouvernement doit organiser et superviser une élection générale propre. »
Les élections du 22 mars
Les élections eurent lieu le 22 mars. Ce ne fut pas un succès pour la démocratie.
Sans qu’il soit en effet possible d’obtenir plus de précisions, il semble qu’elles ne furent pas les plus sincères dans l’histoire de la jeune démocratie thaïe.
15 partis, 2.185 candidats, 360 sièges et un taux de participation de 59,2%. Un parti nouvellement créé, le New Aspiration Party (พรรคความหวังใหม่) décroche 72 sièges pour 22,40 % des voix. Créé en 1990 par le général Chawalit Yongchaiyut (ชวลิต ยงใจยุทธ), ancien vice-premier ministre de Chatchaï qui contrôle 126 chaines de radio et 2 de télévision. Il a pour modèle le très populiste indonésien Suharto. Il rejoint ultérieurement le Thaï rak thaï (พรรคไทยรักไทย) de Thaksin Chinawat. Autre vainqueur en sièges (79) mais pas en voix (19,30 %), le Justice Unity Party (Phak Samakkhitham พรรคสามัคคีธรรม). Littéralement, il fallait le faire, c’est tout simplement « le parti des copains ».
C’est le parti créé pour les circonstances par la junte, par Narong Wongwan (ณรงค์ วงศ์วรรณ) que nous n’allons pas tarder à retrouver et Kaset Rojananin. Le Chat Thai (พรรคชาติไทย) de Chatchai conserve tout de même 74 sièges même s’il en perd 12. Le vertueux parti Palang Dhama Party (พรรคพลังธรรม) de Chamlong Srimuang (จำลอง ศรีเมือง), le très populaire gouverneur de Bangkok obtient 41 sièges, il triomphe puisqu’il en gagne 35 nouveaux dont 32 sur les 35 sièges de Bangkok.
Le parti d’action sociale (Social Action Party - พรรคกิจสังคม), de Kukrit Pramot qui a ouvertement soutenu le coup d’état n’a plus que 31 sièges, il en a perdu 23. Le parti démocrate (Democrat Party - พรรคประชาธิปัตย์) alors sous la direction de Chuan Likpai (ชวน หลีกภัย) n’a perdu que 4 sièges, il en conserve 44. Le Parti des citoyens thaïs (Thai Citizens Party – พรรคประชากรไทย) de Samak Sundaravet (สมัคร สุนทรเวช) n’a plus que 7 sièges, il en a perdu 24.
Les alliances procurent à la Junte, 191 des 360 sièges, avec le New Aspiration Party, le Justice Unity Party, le parti d’action sociale, le Chat thai et le Thai Citizens Party.
Suchinda reste donc le chef du bloc au pouvoir, mais il avait affirmé à plusieurs reprises ainsi que les autres membres de la junte qu'il ne chercherait pas à devenir premier ministre bien que la constitution le leur permette. La marionnette ? On en trouve une docile, Narong Wongwan, ancien ministre de l'agriculture sous Prem. Ce plan va s’écrouler devant l'ampleur alléguée (mais jamais prouvée) des turpitudes de Narong qui aurait été lié à une affaire d’exploitation forestière illégale. Mais il y eut pire : Les médias ont alors affirmé que les Etats-Unis lui avait refusé un visa d’entrée en raison d’une suspicion d'implication dans un trafic de drogue. Le gouvernement américain aurait précisé au palais que les relations entre les deux pays qui n’étaient pas au beau fixe, ne feraient qu’empirer au cas où Narong deviendrait chef du gouvernement. Cela a donné Suchinda l'excuse dont il avait besoin pour compléter son magnifique volte-face. Il annonce qu'il interviendra « pour sauver la nation » dans un « grand sacrifice personnel ». Dans un discours prononcé le 8 avril devant les militaires, Suchinda pleura littéralement et théâtralement en disant à ses camarades qu'il avait été forcé de revenir sur sa parole afin de « sauver le pays ». Narong renonça donc et Suchinda Kraprayun, faisant à la Thaïlande « le don de sa personne », se sacrifia malgré ses serments (3).
Le second gouvernement (militaire) du 7 avril 1992 au 9 juin 1992
Désigné dès lors comme premier ministre par décret royal le 7 avril, Suchinda constitue son gouvernement le 17 avril et présentera au parlement sa déclaration de politique générale qu’il n’aura pas le temps de mettre en œuvre. Son gouvernement est constitué de ses féaux, ses anciens camarades de la « classe 5 », des copains sinon des coquins. Les mêmes qu'il avait dénoncé un an plus tôt comme « exceptionnellement riches » sont maintenant assis autour du bureau de son cabinet. C’est une scène digne de la « ferme des animaux » de Georges Orwell.
Son premier vice-premier ministre, Michai Ruchuphan (มีชัย ฤชุพันธุ์) est un civil qui considère qu’ « appliquer une démocratie parlementaire en Thaïlande, c’est utiliser une Rolls-Royce pour labourer une rizière » (4). Nous trouvons comme autre vice-premier ministre … Narong Wongwan ! (5). Les postes clefs sont attribués, avec la défense au général Suchinda Kraprayun (สุจินดา คราประยูร), les finances à Suthi Singsane (สุธี สิงห์เสน่ห์), et les affaires étrangères à Pongpon Adireksarn (ปองพล อดิเรกสาร). (Membre probablement dissident du clan de Chatichai puisqu’il est le fils de Praman Adireksarn (ประมาณ อดิเรกสาร). Curieusement, nous en retrouverons plusieurs quelques années plus tard au sein du Thai rak thai.)
Les journées sanglantes
Très vite les attaques vont fuser. La classe moyenne de Bangkok et le monde des affaires ont été scandalisés. La plupart des journaux ont dénoncé Suchinda; la « Nation » dit qu'il avait atteint « un niveau d’hypocrisie difficile à surpasser ». Le marché boursier thaïlandais s’effondre : l'indice SET (« Stock exchang of Thailand »), qui était autour de 830 points dégringole en dessous de 700 à la mi-mai.
Les premières manifestations éclatent à Bangkok le 20 avril et vont grossir les semaines suivantes.
Les téléphones cellulaires y joueront un grand rôle. L’homme fort, c’est Chamlong Srimuang, ancien militaire reconverti dans le bouddhisme « fondamentaliste », retraité ascétique et excentrique qui prend la tête du mouvement de protestation. Son parti, le Palang Dhama Party, vient de rafler en mars la quasi-totalité des sièges de députés à Bangkok. Il avait fait campagne sur le thème de la lutte contre la corruption et l’influence des militaires. Baptisé « Monsieur propre » par ses partisans, le 17 mai il appelle la foule à marcher pacifiquement sur le parlement. Les forces de l’ordre ouvrent le feu, les émeutes débordent, rafles, état de siège, couvre-feu dans la capitale alors que des troubles éclatent également en province animés par les étudiants et les nouvelles classes moyennes émergentes. De toute évidence préoccupé, le ministre de l'Intérieur ordonne aux gouverneurs provinciaux d’empêcher les gens de se rendre à Bangkok pour rejoindre le mouvement. Suchinda menace de limoger le gouverneur de Bangkok – élu avec plus de 60 % des voix - pour avoir aidé aux rassemblements anti-gouvernementaux. Les stations de radio se voient interdire de passer les enregistrements des chanteurs populaires qui avaient manifesté leur soutien aux manifestants. Néanmoins 200.000 personnes se retrouvent à Sanam Luang et dans les rues environnantes : Le 17 mais vers 20 heures 30, Chamlong Srimuang dirige une marche de deux kilomètres jusqu’au parlement pour exiger la démission de Suchinda. Ils sont arrêtés par des barrages de police. A 23 20 heures un groupe de manifestants tente de franchir la barricade, mais ils sont repoussés par des canons à eau de quatre camions de pompiers qui bloquent le passage. Les manifestants tentent de s’en emparer mais sont été repoussés par la police anti-émeute armée de matraques. Ils répondent alors par des jets de pierre et de cocktails Molotov. Chamlong utilisé un haut-parleur pour exhorter les manifestants à ne pas attaquer la police, mais en vain. Au cours de ce choc initial, 100 manifestants et 21 policiers environ ont été blessés. A minuit, deux camions de pompiers ont été incendiés et la situation est hors de contrôle. 700 soldats sont appelés en renfort.
Les interventions de la famille royale
Tôt le matin du 20 mai, la très populaire princesse Sirindhon (Maha Chakri Sirindhon - มหาจักรีสิรินธร) lance un message à la télévision appelant à la fin de la violence.
Son appel a été rediffusé pendant toute la journée. Le soir, son frère, le prince héritier Vajiralongkorn (Maha Vajiralongkorn – มหาวชิราลงกรณ) lance un appel similaire.
Suchinda fait relâcher Chamlong et proclame une amnistie pour les manifestants. Il accepte de soutenir un amendement à la constitution exigeant que le premier ministre soit un élu ce que lui-même n’était pas. Chamlong demande aux manifestants de se disperser ; ce qu'ils font. Le 24 mai 1992, Suchinda démissionne de son poste de premier ministre de la Thaïlande.
Le bilan
Le bilan, ce fut 52 décès officiellement reconnus (victimes des coups de feu tirés en l’air ?), des centaines de blessés et de nombreuses disparitions. Plus de 3.500 personnes ont été arrêtées; des centaines d'entre eux étaient des femmes et des enfants. Beaucoup des personnes interpellées ont affirmé avoir été torturés. Ultérieurement, un comité d’enquête désigné par la Chambre des représentants parviendra à la conclusion que le gouvernement du général Suchinda avait utilisé une « force excessive » pour réprimer la manifestation. Il n’est pas certain que les noms des officiers des unités militaires responsables soient actuellement accessibles au public. En tous cas une amnistie générale mit tout le monde à l’abri. Chamlong de son côté s’est expliqué « Je voulais un rassemblement pacifique. Je ne peux pas nier une certaine responsabilité dans ces événements. Je me sens profondément désolé pour les familles dont les membres ont été tués, pour les personnes qui ont été blessés et leurs familles » Néanmoins, il a ajouté « Nous avions raison dans ce que nous avons fait ». Il s’est ensuite retiré de la vie politique pour y revenir par la suite pendant les manifestations contre le gouvernement de Thaksin Chinawat.
Le troisième gouvernement (civil) du 10 juin 1992 au 22 Septembre 1992.
Anan est alors nommé par le Parlement pour assumer à nouveau le poste de premier ministre. Sa nomination a été largement saluée par la population, au moins celle de Bangkok, et approuvé par décret royal du 10 Juin 1992. Son mandat qui dura trois mois et demi fut d'assurer la poursuite de la paix et l'ordre, et d'organiser rapidement de nouvelles élections. Il constitue le 18 juin un cabinet restreint de 26 ministres sans l’ombre d’un militaire. Le cabinet s’empressera de sanctionner, en les évinçant de leurs postes, quelques militaires responsables des journées sanglantes (mais on ne sait lesquels ni quelle fut la lourdeur des sanctions, sinon la démission forcée de quatre généraux) et va créer une commission de contrôle pour surveiller le bon déroulement des élections qui vont se dérouler le 13 septembre 1992.
Les élections du 13 septembre 1992
Elles mettent en lice 16 partis. Il n’est pas certain qu’elles furent les plus propres de l'histoire du pays mais certainement pas les plus sales. Les résultats – une fois de plus - ne donnent aucun parti majoritaire. Mais elles vont permette de dégager dans cette mosaïque une majorité « pro-démocratie » de 207 sièges. La participation est forte, 61,60 %. Il n’y a plus que 12 partis en lice.
Le grand vainqueur est le parti démocrate de Chuan Likpai (ชวน หลีกภัย) avec 21 % des suffrages qui gagne 79 sièges (il en avait 44).
Le Palang Dharma Party de de Chamlong Srimuang, fort du prestige que lui a valu sa présence physique et incontestablement courageuse en tête des manifestations, avec 18 % des suffrages, est crédité de 47 sièges, il en gagne 6. Il y a un nouveau venu qui avec 15,90 % des voix s’empare de 60 sièges, le « National Development Party » (Chat Pattana Party - พรรคชาติพัฒนา), une création de Chatichaï qui continue à agir plus ou moins dans l’ombre. Son succès démontre qu’il n’a pas laissé que des regrets. Son ancien parti, « Thai Nation Party » (Chat Thai Party – พรรคชาติไท) dont il est apparemment dissident, obtient 77 députés pour 15,80 % des voix. Le « New Aspiration Party » (Phak Khwam Wang Mai Thai - พรรคความหวังใหม่) du général Chavalit Yongchaiyut, considéré comme l’un des « intellectuels » de l’armée (ชวลิต ยงใจยุทธ) a 51 députés avec 14,20 % des voix. Quant au « parti d’action sociale » de Kukrit Pramot, il n’a que 4 % des voix mais conserve tout de même 22 députés. On distingue 360 députés dont 15 femmes, avec une majorité entre 40 et 50 ans ; plus de 300 se qualifient d’ « hommes d’affaire, politiciens et hommes de loi ». Le 23 septembre, le roi désigne Chuan Likpai comme premier ministre.
Un bilan pour cette année et demie ?
Politique étrangère
Sur le plan international Anan a effacé la désagréable impression donnée par le coup d’état aux chancelleries étrangères et à ce qu’on appelle la « communauté internationale ». Il visite la Chine 1991, le Japon en décembre. Il rencontre à diverses reprises le président Busch aux USA. Malgré l'inquiétude internationale suscitée par le coup d'État, les administrations étrangères avaient suffisamment confiance en lui pour reprendre des relations rapidement. Anan fait des visites en Chine en septembre 1991 et au Japon en décembre 1991, il rencontre plusieurs fois le président George H. W. Bush aux États-Unis. Il continue comme son prédécesseur à améliorer les relations avec les pays voisins, la moitié du budget consacré à l’aide aux pays étrangers est attribuée pour 200 millions de baths au Laos. Impliqué aussi dans le processus de paix au Cambodge, il se consacre surtout au rapprochement avec le Vietnam : son ministre des affaires étrangères Asa Sarasin se rend au Viêt-Nam en septembre 1991, le premier ministre vietnamien Vo Van Kiêt se rend à Bangkok en octobre puis Anan Panyarachun à Hanoï en janvier 1992. Ces deux rencontres au sommet marquent symboliquement la fin d'une longue période d'hostilité entre les deux pays. Elles ont dissipé le soupçon vietnamien relatif à un possible soutien thaï aux groupes vietnamiens résistants au régime de Hanoï et aux intentions de la Thaïlande de « coloniser économiquement » le Laos et le Cambodge. Il résout enfin un problème qui polluait les relations entre les deux pays, celui des Viêt kiêu (Vietnamiens d'outre-mer) en leur accordant la nationalité thaïe. C’étaient les descendants à la deuxième et troisième génération des Vietnamiens arrivés sur le territoire thaï au milieu des années 40 et particulièrement nombreux dans le Nord-est.
Politique intérieure
Anan a au moins tenté, sinon réussi, de minimiser les dégâts infligés à la démocratie en Thaïlande et inverser la triste « jurisprudence » de la militarisation systématique de la politique en mettant en place avec succès un gouvernement civil.
Il fut le premier des chefs de gouvernement de l’Asie du sud-est à être conscient du douloureux problème du VIH / SIDA et à mettre en place un programme nationale dès 1991 pour lutter contre l'épidémie et réussit à réduire de manière significative le nombre d'infections en raison de son programme de prévention.
Sur le plan social, le 15 avril 1991, l’assemblée législative nommée par l'armée après le coup d'État du 23 février, votait par 223 voix (principalement celles des 149 militaires et des 36 hommes d'affaires) contre 4 (celles des syndicalistes présents) la suppression des 150 syndicats des entreprises nationales, remplacés par des associations d'employés (une seule par entreprise) n'ayant ni le droit de faire grève ni celui de réclamer des conventions collectives. Cette mesure fut prise dans l'indifférence générale sinon avec le soutien de la population presque toujours hostile aux grèves dans le secteur public (transport, eau, électricité...). On ne peut évidemment pas occulter les liens étroits entre Anan et le monde des affaires qui est le sien.
Anan Panyarachun quitte donc alors des fonctions pour lesquelles il n’avait pas marqué l’intention de s’y maintenir. Tel Cincinatus, il retourne à ses champs et à sa charrue ...
... tout étant relatif puisque ses champs n’étaient pas des rizières et consistaient en de probables très lucratives fonctions dans de puissantes sociétés commerciales, en particulier la Siam commercial bank, la Saha-Union Public Company, un immense empire sous forme de holding ayant des participations dans le textile, l’informatique et le secteur hôtelier et Président du puissant syndicat patronal Thai industrial federation.
Chuan Likpai, chef du Parti démocrate, va lui succéder après que le chef d'état-major des armées ait confirmé sa volonté et celle de ses troupes de respecter les résultats des élections.
Cet engagement, ainsi que la formation du nouveau cabinet, va-t-il marquer une rupture dans le contrôle de la politique de la Thaïlande par l'armée depuis 60 ans et un retour du pouvoir aux élus et à une reprise du processus de démocratisation ? C’est ce que nous étudierons dans notre prochain article.
SOURCES
http://www.soc.go.th/iframe.php?url=http://www.soc.go.th/eng/index.htm : ce site gouvernemental officiel bilingue comporte trois chapitres qui nous intéressent : prime minister history, history of the cabinet et government’s policy.
Jean BAFFIE et Xavier OUDIN « Travail, ouvriers et syndicats en Thaïlande » in Le Mouvement Social, n° 173, octobre-décembre1995 pp 149 s.
Sripana Thanyathip. « Les "Việt kiểu" du Nord-Est de la Thaïlande dans le contexte des relations entre la Thaïlande et le Viêtnam au cours de la seconde moitié du XXe siècle ». In: Aséanie 9, 2002. pp. 61-73;
Jean-Louis Margolin « Développement et démocratie en Asie du Sud-Est ». In: Politique étrangère, n°3 - 1992 - 57ᵉannée. pp. 571 s.
NOTES
(1) Á la mort de Sunthon en 1999, un scandale éclata dans le cadre du règlement de sa succession. Il avait légué la plus grande parti d’une fortune de 150 millions de dollars US à sa maîtresse au grand déplaisir de son épouse qui saisit évidemment la Justice. La question alors agitée dans la presse était de savoir comment le général dont la solde était de 1.000 dollars par mois avait pu accumuler une telle fortune ?
(2) Après avoir démissionné de son très bref passage au poste de premier ministre en 1992, le général Suchinda fut nommé président la société holding Asia Telecom qui obtint quelques temps plus tard le bénéfice d’une concession énorme, la construction de 2 millions de lignes téléphoniques à Bangkok, un probable prix de consolation puisque l’on put penser que sa rémunération était probablement plus importante que les 1.000 dollars de sa solde ? Bien avant sa démission, il révéla son souhait de quitter l'armée et la politique pour devenir patron : « j'ai des amis qui m'ont offert un emploi payé 100 fois plus que celui d'aujourd'hui. Non, pas 100 fois plus, 1.000 fois plus » (Interview « Entretien avec le général Suchinda Kraprayoon - Anand in review », supplément du Bangkok Post, 13 mars 1992, p. 12.35 cité par Baffié). Kaset Rojananin se retrouva président de Thai Airways International, autre prix de consolation. Il s’y rendit célèbre - remercions-le - en s’attachant à la beauté physique et au sourire des hôtesses plutôt qu’à leurs qualités de philosophes.
(3) En réalité, Narong n'a jamais été poursuivi « fautes de preuves ». Toutefois après les élections de 1995 alors qu’il était en passe de devenir ministre de l’intérieur, il fit à nouveau l’objet d’accusations dans les médias de participation à des activités criminelles. Mais la Cour suprême de Thaïlande a condamné tous les journaux responsables de cette diffusion notamment le Khao Sot (ข่าวสด), grand diffuseur de ragots.
(4) Nous le retrouverons en 2014 participer au Conseil national pour la paix et l’ordre (National Council for Peace and Order - คณะรักษาความสงบแห่งชาติ).
(5) Cette nomination laisse à penser que sa reculade ne fut qu’une manœuvre destinée à permettre à Suchinda d’occuper un poste qu’il s’était juré de ne jamais occuper.
L'humeur joyeuse tourna au vinaigre lorsque la femme de Suchinda lui fit une scène publique – que la presse se fit un plaisir de rapporter – quand son mari devint trop pressant avec l'une des animatrices, une ancienne reine de beauté.
Le Cabinet est constitué le 6 mars.
Sano Unakun (เสนาะ อูนากูล), premier vice-premier ministre, est l’un des dirigeants de la Siam cement co ltd, puissante société incluse dans les actifs de la couronne. Il est à la fois proche du palais et du monde des affaires. Le même poste est attribué à Phao Sarasin (เภา สารสิน), membre de la famille que nous avons déjà rencontrée (Pote Sarrasin) qui est surtout à la tête d’un immense empire immobilier, commercial (Coca Cola pas moins) et industriel. Asa Sarasin (อาสา สารสิน), fils de Pote Sarrasin et frère de Phao obtient les affaires étrangères. Les militaires ne sont pas absents puisqu’ils tiennent le ministère de l’intérieur et celui des armées. Si Kirangsak voulait réconcilier le peuple et l’armé, il semble qu’Anan ait voulu réconcilier le monde des affaires et l’armée.
Ce gouvernement étant un gouvernement de transition – rédaction d’une constitution et organisation d’élections « démocratiques » - est relativement restreint, avec 34 membres. La déclaration de politique générale du 4 avril 1991 est claire en son préambule : « Le gouvernement doit respecter le trône royal, protéger les institutions de la nation, la religion, le roi et l'administration démocratique, avec le roi comme chef de l'Etat, et maintenir la sécurité et la prospérité nationale. Le gouvernement doit soutenir le Conseil national dans la rédaction de la nouvelle Constitution, en conformité avec les politiques susmentionnées, et améliorer la Loi électorale, loi sur les partis politiques, et des lois connexes, conformément à la nouvelle constitution. Le gouvernement encourage la sensibilisation du public dans le système démocratique, avec le roi comme chef de l'Etat. Le gouvernement doit organiser et superviser une élection générale propre. »
Les élections du 22 mars
Les élections eurent lieu le 22 mars. Ce ne fut pas un succès pour la démocratie.
Sans qu’il soit en effet possible d’obtenir plus de précisions, il semble qu’elles ne furent pas les plus sincères dans l’histoire de la jeune démocratie thaïe.
15 partis, 2.185 candidats, 360 sièges et un taux de participation de 59,2%. Un parti nouvellement créé, le New Aspiration Party (พรรคความหวังใหม่) décroche 72 sièges pour 22,40 % des voix. Créé en 1990 par le général Chawalit Yongchaiyut (ชวลิต ยงใจยุทธ), ancien vice-premier ministre de Chatchaï qui contrôle 126 chaines de radio et 2 de télévision. Il a pour modèle le très populiste indonésien Suharto. Il rejoint ultérieurement le Thaï rak thaï (พรรคไทยรักไทย) de Thaksin Chinawat. Autre vainqueur en sièges (79) mais pas en voix (19,30 %), le Justice Unity Party (Phak Samakkhitham พรรคสามัคคีธรรม). Littéralement, il fallait le faire, c’est tout simplement « le parti des copains ». C’est le parti créé pour les circonstances par la junte, par Narong Wongwan (ณรงค์ วงศ์วรรณ) que nous n’allons pas tarder à retrouver et Kaset Rojananin. Le Chat Thai (พรรคชาติไทย) de Chatchai conserve tout de même 74 sièges même s’il en perd 12. Le vertueux parti Palang Dhama Party (พรรคพลังธรรม) de Chamlong Srimuang (จำลอง ศรีเมือง), le très populaire gouverneur de Bangkok obtient 41 sièges, il triomphe puisqu’il en gagne 35 nouveaux dont 32 sur les 35 sièges de Bangkok. Le parti d’action sociale (Social Action Party - พรรคกิจสังคม), de Kukrit Pramot qui a ouvertement soutenu le coup d’état n’a plus que 31 sièges, il en a perdu 23. Le parti démocrate (Democrat Party - พรรคประชาธิปัตย์) alors sous la direction de Chuan Likpai (ชวน หลีกภัย) n’a perdu que 4 sièges, il en conserve 44. Le Parti des citoyens thaïs (Thai Citizens Party – พรรคประชากรไทย) de Samak Sundaravet (สมัคร สุนทรเวช) n’a plus que 7 sièges, il en a perdu 24.
Les alliances procurent à la Junte, 191 des 360 sièges, avec le New Aspiration Party, le Justice Unity Party, le parti d’action sociale, le Chat thai et le Thai Citizens Party.
Suchinda reste donc le chef du bloc au pouvoir, mais il avait affirmé à plusieurs reprises ainsi que les autres membres de la junte qu'il ne chercherait pas à devenir premier ministre bien que la constitution le leur permette. La marionnette ? On en trouve une docile, Narong Wongwan, ancien ministre de l'agriculture sous Prem. Ce plan va s’écrouler devant l'ampleur alléguée (mais jamais prouvée) des turpitudes de Narong qui aurait été lié à une affaire d’exploitation forestière illégale. Mais il y eut pire : Les médias ont alors affirmé que les Etats-Unis lui avait refusé un visa d’entrée en raison d’une suspicion d'implication dans un trafic de drogue. Le gouvernement américain aurait précisé au palais que les relations entre les deux pays qui n’étaient pas au beau fixe, ne feraient qu’empirer au cas où Narong deviendrait chef du gouvernement. Cela a donné Suchinda l'excuse dont il avait besoin pour compléter son magnifique volte-face. Il annonce qu'il interviendra « pour sauver la nation » dans un « grand sacrifice personnel ». Dans un discours prononcé le 8 avril devant les militaires, Suchinda pleura littéralement et théâtralement en disant à ses camarades qu'il avait été forcé de revenir sur sa parole afin de « sauver le pays ». Narong renonça donc et Suchinda Kraprayun, faisant à la Thaïlande « le don de sa personne », se sacrifia malgré ses serments (3).
Le second gouvernement (militaire) du 7 avril 1992 au 9 juin 1992
Désigné dès lors comme premier ministre par décret royal le 7 avril, Suchinda constitue son gouvernement le 17 avril et présentera au parlement sa déclaration de politique générale qu’il n’aura pas le temps de mettre en œuvre. Son gouvernement est constitué de ses féaux, ses anciens camarades de la « classe 5 », des copains sinon des coquins. Les mêmes qu'il avait dénoncé un an plus tôt comme « exceptionnellement riches » sont maintenant assis autour du bureau de son cabinet. C’est une scène digne de la « ferme des animaux » de Georges Orwell.
Son premier vice-premier ministre, Michai Ruchuphan (มีชัย ฤชุพันธุ์) est un civil qui considère qu’ « appliquer une démocratie parlementaire en Thaïlande, c’est utiliser une Rolls-Royce pour labourer une rizière » (4). Nous trouvons comme autre vice-premier ministre … Narong Wongwan ! (5). Les postes clefs sont attribués, avec la défense au général Suchinda Kraprayun (สุจินดา คราประยูร), les finances à Suthi Singsane (สุธี สิงห์เสน่ห์), et les affaires étrangères à Pongpon Adireksarn (ปองพล อดิเรกสาร). (Membre probablement dissident du clan de Chatichai puisqu’il est le fils de Praman Adireksarn (ประมาณ อดิเรกสาร). Curieusement, nous en retrouverons plusieurs quelques années plus tard au sein du Thai rak thai.)
Les journées sanglantes
Très vite les attaques vont fuser. La classe moyenne de Bangkok et le monde des affaires ont été scandalisés. La plupart des journaux ont dénoncé Suchinda; la « Nation » dit qu'il avait atteint « un niveau d’hypocrisie difficile à surpasser ». Le marché boursier thaïlandais s’effondre : l'indice SET (« Stock exchang of Thailand »), qui était autour de 830 points dégringole en dessous de 700 à la mi-mai.
Les premières manifestations éclatent à Bangkok le 20 avril et vont grossir les semaines suivantes.
Les téléphones cellulaires y joueront un grand rôle. L’homme fort, c’est Chamlong Srimuang, ancien militaire reconverti dans le bouddhisme « fondamentaliste », retraité ascétique et excentrique qui prend la tête du mouvement de protestation. Son parti, le Palang Dhama Party, vient de rafler en mars la quasi-totalité des sièges de députés à Bangkok. Il avait fait campagne sur le thème de la lutte contre la corruption et l’influence des militaires. Baptisé « Monsieur propre » par ses partisans, le 17 mai il appelle la foule à marcher pacifiquement sur le parlement. Les forces de l’ordre ouvrent le feu, les émeutes débordent, rafles, état de siège, couvre-feu dans la capitale alors que des troubles éclatent également en province animés par les étudiants et les nouvelles classes moyennes émergentes. De toute évidence préoccupé, le ministre de l'Intérieur ordonne aux gouverneurs provinciaux d’empêcher les gens de se rendre à Bangkok pour rejoindre le mouvement. Suchinda menace de limoger le gouverneur de Bangkok – élu avec plus de 60 % des voix - pour avoir aidé aux rassemblements anti-gouvernementaux. Les stations de radio se voient interdire de passer les enregistrements des chanteurs populaires qui avaient manifesté leur soutien aux manifestants. Néanmoins 200.000 personnes se retrouvent à Sanam Luang et dans les rues environnantes : Le 17 mais vers 20 heures 30, Chamlong Srimuang dirige une marche de deux kilomètres jusqu’au parlement pour exiger la démission de Suchinda. Ils sont arrêtés par des barrages de police. A 23 20 heures un groupe de manifestants tente de franchir la barricade, mais ils sont repoussés par des canons à eau de quatre camions de pompiers qui bloquent le passage. Les manifestants tentent de s’en emparer mais sont été repoussés par la police anti-émeute armée de matraques. Ils répondent alors par des jets de pierre et de cocktails Molotov. Chamlong utilisé un haut-parleur pour exhorter les manifestants à ne pas attaquer la police, mais en vain. Au cours de ce choc initial, 100 manifestants et 21 policiers environ ont été blessés. A minuit, deux camions de pompiers ont été incendiés et la situation est hors de contrôle. 700 soldats sont appelés en renfort. A 0 heures 30 Suchinda déclare l'état d'urgence, ce qui rend les rassemblements de plus de dix personnes illégaux. Le gouvernement exhorte les gens à rentrer chez eux. Les hôpitaux de la région recevaient déjà les blessés, dont quatre par balles, morts cette nuit-là. Chamlong est resté près du Monument de la démocratie. A 4 heures, les soldats menacent près de 40.000 manifestants en tirant au M16 « en l'air ». Une heure et demie plus tard, ils tirent à nouveau. Le matin, l'armée a augmenté sa présence et la foule des manifestants grossit dans d'autres quartiers de la ville. En début d’après-midi du 18 mai, Suchinda accuse publiquement Chamlong d’alimenter la violence et prétend que le gouvernement n’utilisera pas la force. Mais peu de temps après les troupes continuent à tirer « en l'air », encerclent Chamlong, le menottent et l’arrêtent. Mais les manifestants ne se dispersent pas, la zone du monument de la démocratie étant sécurisée par l’armée, la foule se déplace vers l'université Ramkhamhaeng à l'est de la ville. Le soir du 19 mai, 50.000 personnes environ y sont accueillies.
Les interventions de la famille royale
Tôt le matin du 20 mai, la très populaire princesse Sirindhon (Maha Chakri Sirindhon - มหาจักรีสิรินธร) lance un message à la télévision appelant à la fin de la violence. Son appel a été rediffusé pendant toute la journée. Le soir, son frère, le prince héritier Vajiralongkorn (Maha Vajiralongkorn – มหาวชิราลงกรณ) lance un appel similaire. Le roi était resté discret jusque-là mais son intervention va mettre fin aux troubles : Dans un discours télévisé à 21 heures 30, il exige de Suchinda et de Chamlong qu’ils mettent fin à leur confrontation et travaillent dans le cadre des procédures parlementaires.
Suchinda fait relâcher Chamlong et proclame une amnistie pour les manifestants. Il accepte de soutenir un amendement à la constitution exigeant que le premier ministre soit un élu ce que lui-même n’était pas. Chamlong demande aux manifestants de se disperser ; ce qu'ils font. Le 24 mai 1992, Suchinda démissionne de son poste de premier ministre de la Thaïlande.
Le bilan
Le bilan, ce fut 52 décès officiellement reconnus (victimes des coups de feu tirés en l’air ?), des centaines de blessés et de nombreuses disparitions. Plus de 3.500 personnes ont été arrêtées; des centaines d'entre eux étaient des femmes et des enfants. Beaucoup des personnes interpellées ont affirmé avoir été torturés. Ultérieurement, un comité d’enquête désigné par la Chambre des représentants parviendra à la conclusion que le gouvernement du général Suchinda avait utilisé une « force excessive » pour réprimer la manifestation. Il n’est pas certain que les noms des officiers des unités militaires responsables soient actuellement accessibles au public. En tous cas une amnistie générale mit tout le monde à l’abri. Chamlong de son côté s’est expliqué « Je voulais un rassemblement pacifique. Je ne peux pas nier une certaine responsabilité dans ces événements. Je me sens profondément désolé pour les familles dont les membres ont été tués, pour les personnes qui ont été blessés et leurs familles » Néanmoins, il a ajouté « Nous avions raison dans ce que nous avons fait ». Il s’est ensuite retiré de la vie politique pour y revenir par la suite pendant les manifestations contre le gouvernement de Thaksin Chinawat.
Le troisième gouvernement (civil) du 10 juin 1992 au 22 Septembre, 1992.
Anan est alors nommé par le Parlement pour assumer à nouveau le poste de premier ministre. Sa nomination a été largement saluée par la population, au moins celle de Bangkok, et approuvé par décret royal du 10 Juin 1992. Son mandat qui dura trois mois et demi fut d'assurer la poursuite de la paix et l'ordre, et d'organiser rapidement de nouvelles élections. Il constitue le 18 juin un cabinet restreint de 26 ministres sans l’ombre d’un militaire. Le cabinet s’empressera de sanctionner, en les évinçant de leurs postes, quelques militaires responsables des journées sanglantes (mais on ne sait lesquels ni quelle fut la lourdeur des sanctions, sinon la démission forcée de quatre généraux) et va créer une commission de contrôle pour surveiller le bon déroulement des élections qui vont se dérouler le 13 septembre 1992.
Les élections du 13 septembre 1992
Elles mettent en lice 16 partis. Il n’est pas certain qu’elles furent les plus propres de l'histoire du pays mais certainement pas les plus sales. Les résultats – une fois de plus - ne donnent aucun parti majoritaire. Mais elles vont permette de dégager dans cette mosaïque une majorité « pro-démocratie » de 207 sièges. La participation est forte, 61,60 %. Il n’y a plus que 12 partis en lice.
Le grand vainqueur est le parti démocrate de Chuan Likpai (ชวน หลีกภัย) avec 21 % des suffrages qui gagne 79 sièges (il en avait 44). Le Palang Dharma Party de de Chamlong Srimuang, fort du prestige que lui a valu sa présence physique et incontestablement courageuse en tête des manifestations, avec 18 % des suffrages, est crédité de 47 sièges, il en gagne 6. Il y a un nouveau venu qui avec 15,90 % des voix s’empare de 60 sièges, le « National Development Party » (Chat Pattana Party - พรรคชาติพัฒนา), une création de Chatichaï qui continue à agir plus ou moins dans l’ombre. Son succès démontre qu’il n’a pas laissé que des regrets. Son ancien parti, « Thai Nation Party » (Chat Thai Party – พรรคชาติไท) dont il est apparemment dissident, obtient 77 députés pour 15,80 % des voix. Le « New Aspiration Party » (Phak Khwam Wang Mai Thai - พรรคความหวังใหม่) du général Chavalit Yongchaiyut, considéré comme l’un des « intellectuels » de l’armée (ชวลิต ยงใจยุทธ) a 51 députés avec 14,20 % des voix. Quant au « parti d’action sociale » de Kukrit Pramot, il n’a que 4 % des voix mais conserve tout de même 22 députés. On distingue 360 députés dont 15 femmes, avec une majorité entre 40 et 50 ans ; plus de 300 se qualifient d’ « hommes d’affaire, politiciens et hommes de loi ». Le 23 septembre, le roi désigne Chuan Likpai comme premier ministre.
***
Un bilan pour cette année et demi ?
Politique étrangère
Sur le plan international Anan a effacé la désagréable impression donnée par le coup d’état aux chancelleries étrangères et à ce qu’on appelle la « communauté internationale ». Il visite la Chine 1991, le Japon en décembre. Il rencontre à diverses reprises le président Busch aux USA. Malgré l'inquiétude internationale suscitée par le coup d'État, les administrations étrangères avaient suffisamment confiance en lui pour reprendre des relations rapidement. Anan fait des visites en Chine en septembre 1991 et au Japon en décembre 1991, il rencontre plusieurs fois le président George H. W. Bush aux États-Unis. Il continue comme son prédécesseur à améliorer les relations avec les pays voisins, la moitié du budget consacré à l’aide aux pays étrangers est attribuée pour 200 millions de baths au Laos. Impliqué aussi dans le processus de paix au Cambodge, il se consacre surtout au rapprochement avec le Vietnam : son ministre des affaires étrangères Asa Sarasin se rend au Viêt-Nam en septembre 1991, le premier ministre vietnamien Vo Van Kiêt se rend à Bangkok en octobre puis Anan Panyarachun à Hanoï en janvier 1992. Ces deux rencontres au sommet marquent symboliquement la fin d'une longue période d'hostilité entre les deux pays. Elles ont dissipé le soupçon vietnamien relatif à un possible soutien thaï aux groupes vietnamiens résistants au régime de Hanoï et aux intentions de la Thaïlande de « coloniser économiquement » le Laos et le Cambodge. Il résout enfin un problème qui polluait les relations entre les deux pays, celui des Viêt kiêu (Vietnamiens d'outre-mer) en leur accordant la nationalité thaïe. C’étaient les descendants à la deuxième et troisième génération des Vietnamiens arrivés sur le territoire thaï au milieu des années 40 et particulièrement nombreux dans le Nord-est.
Politique intérieure
Anan a au moins tenté, sinon réussi, de minimiser les dégâts infligés à la démocratie en Thaïlande et inverser la triste « jurisprudence » de la militarisation systématique de la politique en mettant en place avec succès un gouvernement civil.
Il fut le premier des chefs de gouvernement de l’Asie du sud-est à être conscient du douloureux problème du VIH / SIDA et à mettre en place un programme nationale dès 1991 pour lutter contre l'épidémie et réussit à réduire de manière significative le nombre d'infections en raison de son programme de prévention.
Sur le plan social, le 15 avril 1991, l’assemblée législative nommée par l'armée après le coup d'État du 23 février, votait par 223 voix (principalement celles des 149 militaires et des 36 hommes d'affaires) contre 4 (celles des syndicalistes présents) la suppression des 150 syndicats des entreprises nationales, remplacés par des associations d'employés (une seule par entreprise) n'ayant ni le droit de faire grève ni celui de réclamer des conventions collectives. Cette mesure fut prise dans l'indifférence générale sinon avec le soutien de la population presque toujours hostile aux grèves dans le secteur public (transport, eau, électricité...). On ne peut évidemment pas occulter les liens étroits entre Anan et le monde des affaires qui est le sien.
***
Anan Panyarachun quitte donc alors des fonctions pour lesquelles il n’avait pas marqué l’intention de s’y maintenir. Tel Cincinatus, il retourne à ses champs et à sa charrue, tout étant relatif puisque ses champs n’étaient pas des rizières et consistaient en de probables très lucratives fonctions dans de puissantes sociétés commerciales, en particulier la Siam commercial bank, la Saha-Union Public Company, un immense empire sous forme de holding ayant des participations dans le textile, l’informatique et le secteur hôtelier et Président du puissant syndicat patronal Thai industrial federation. Il occupe aussi le poste d’ambassadeur de la Thaïlande auprès de l’UNICEF à partir de 1996. Il continue à interférer plus ou moins directement mais de loin dans la politique thaïlandaise. WikiLeaks a diffusé à ce sujet des documents qui ne sont pas accessibles.
Chuan Likpai, chef du Parti démocrate, va lui succéder après que le chef d'état-major des armées ait confirmé sa volonté et celle de ses troupes de respecter les résultats des élections.
Cet engagement, ainsi que la formation du nouveau cabinet, va-t-il marquer une rupture dans le contrôle de la politique de la Thaïlande par l'armée depuis 60 ans et un retour du pouvoir aux élus et à une reprise du processus de démocratisation ? C’est ce que nous étudierons dans notre prochain article.
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SOURCES
http://www.soc.go.th/iframe.php?url=http://www.soc.go.th/eng/index.htm : ce site gouvernemental officiel bilingue comporte trois chapitres qui nous intéressent : prime minister history, history of the cabinet et government’s policy.
Jean BAFFIE et Xavier OUDIN « Travail, ouvriers et syndicats en Thaïlande » in Le Mouvement Social, n° 173, octobre-décembre1995 pp 149 s.
Sripana Thanyathip. « Les "Việt kiểu" du Nord-Est de la Thaïlande dans le contexte des relations entre la Thaïlande et le Viêtnam au cours de la seconde moitié du XXe siècle ». In: Aséanie 9, 2002. pp. 61-73;
Jean-Louis Margolin « Développement et démocratie en Asie du Sud-Est ». In: Politique étrangère, n°3 - 1992 - 57ᵉannée. pp. 571 s.
NOTES
(1) Á la mort de Sunthon en 1999, un scandale éclata dans le cadre du règlement de sa succession. Il avait légué la plus grande parti d’une fortune de 150 millions de dollars US à sa maîtresse au grand déplaisir de son épouse qui saisit évidemment la Justice. La question alors agitée dans la presse était de savoir comment le général dont la solde était de 1.000 dollars par mois avait pu accumuler une telle fortune ?
(2) Après avoir démissionné de son très bref passage au poste de premier ministre en 1992, le général Suchinda fut nommé président la société holding Asia Telecom qui obtint quelques temps plus tard le bénéfice d’une concession énorme, la construction de 2 millions de lignes téléphoniques à Bangkok, un probable prix de consolation puisque l’on put penser que sa rémunération était probablement plus importante que les 1.000 dollars de sa solde ? Bien avant sa démission, il révéla son souhait de quitter l'armée et la politique pour devenir patron : « j'ai des amis qui m'ont offert un emploi payé 100 fois plus que celui d'aujourd'hui. Non, pas 100 fois plus, 1.000 fois plus » (Interview « Entretien avec le général Suchinda Kraprayoon - Anand in review », supplément du Bangkok Post, 13 mars 1992, p. 12.35 cité par Baffié). Kaset Rojananin se retrouva président de Thai Airways International, autre prix de consolation. Il s’y rendit célèbre - remercions-le - en s’attachant à la beauté physique et au sourire des hôtesses plutôt qu’à leurs qualités de philosophes.
(3) En réalité, Narong n'a jamais été poursuivi « fautes de preuves ». Toutefois après les élections de 1995 alors qu’il était en passe de devenir ministre de l’intérieur, il fit à nouveau l’objet d’accusations dans les médias de participation à des activités criminelles. Mais la Cour suprême de Thaïlande a condamné tous les journaux responsables de cette diffusion notamment le Khao Sot (ข่าวสด), grand diffuseur de ragots.
(4) Nous le retrouverons en 2014 participer au Conseil national pour la paix et l’ordre (National Council for Peace and Order - คณะรักษาความสงบแห่งชาติ).
(5) Cette nomination laisse à penser que sa reculade ne fut qu’une manœuvre destinée à permettre à Suchinda d’occuper un poste qu’il s’était juré de ne jamais occuper.