Bernard, retraité, marié avec une femme de l'Isan, souhaite partager ses découvertes de la Thaïlande et de l'Isan à travers la Grande Histoire et ses petites histoires, culturelles, politiques,sociales ...et de l'actualité. Alain, après une collaboration amicale de 10 ans, a pris une retraite méritée.
Nous tenons avant toute chose à remercier chaleureusement Monsieur Michel Steve, architecte, docteur en histoire de l'art (thèse soutenue en 1993 sur le « néo-classicisme en 1900 »). Il publie régulièrement des articles sur l’architecture de la Côte d'Azur. Il a été pour nous a été un intermédiaire précieux pour nous familiariser avec la personnalité familiale, intellectuelle et artistique de la Princesse Marsi.
Nous avions à l’occasion de son décès il y a bientôt deux ans, rendu hommage à la princesse Marsi Paribatra, née le 25 août 1931 sur les marches du trône (1) et décédée dans sa thébaïde du petit village d’Annot, dans les Alpes-de-Haute-Provence, dans l’arrière pays niçois, où elle s’était retirée depuis de nombreuses années (2). Avant d’être une artiste-peintre d’un fort grand talent, la princesse eut un parcours littéraire remarquable. De retour d’exil, elle effectue ses études primaires en Angleterre puis, de retour en Thaïlande, à l’école Mater dei à Bangkok ...
... très distinguée école catholique tenue par les Ursulines. Elle n’y connut probablement la littérature française que par ce qu’on apprenait aux jeunes filles de bonne famille dans les institutions religieuses, Esther et Athalie évidemment et l’Imitation de Jésus-Christ dans la traduction de Lamennais. Nous la retrouverons ensuite à Paris où elle obtient tout d’abord un titre de docteur es lettres en 1954 pour sa thèse « Le romantisme contemporain… » publiée aux éditions Polyglottes la même année (4). Elle publiera quelques années plus tard en Sorbonne une thèse complémentaire sur le sujet « L'occultisme chez Huysmans et Le goût de Baudelaire en peinture ». Toujours férue de littérature française, elle publie dans la « Revue de littérature comparée » un article sur le sujet « Victor Segalen, un exotisme sans mensonges » (numéro d’octobre décembre 1954 p 497 s.).
Son parcours chaotique la conduit ensuite à Madrid où elle décroche un titre de Docteur en histoire de l’art en 1959 pour sa thèse publiée à Madrid en 1961 (3) « Social base, técnica y espiritual de la pintura de paisaje chino » (« Base sociale, technique et spirituelle de la peinture paysagiste chinoise »).
Avant d’avoir pu nous procurer un exemplaire de sa thèse française, nous avions consulté l’article assez flatteur que lui consacre en 1955 Marcel Cornu dans la revue « La pensée » ...
l’organe des « intellectuels » du parti communiste ...
Mais il nous manquait l’essentiel, l’avoir lue et l’avoir analysée ou appréciée avec nos yeux de Candide qui ne sont ni ceux de spécialistes de la critique littéraire, ni les yeux de Moscou ni ceux des Jésuites (voir note 5).
Son maître de thèse et ses professeurs
La princesse a été conseillée par de grands noms de la Sorbonne : La thèse a été conduite sous la direction du professeur Pierre Moreau, professeur à la Sorbonne (7). La princesse précise encore avoir été conseillée par le professeur Charles Dédéyan (8) et le professeur Jean Fabre (9).
Ses sources
D’un esprit aussi méthodique que méticuleux, la princesse précise avoir lu :
• au moins un ouvrage de tout auteur ayant produit après 1850 mentionné dans ce que son auteur, Gustave Lanson intitule bien modestement « Manuel bibliographique de la littérature française moderne » (10) ;
• au moins un ouvrage de tout auteur auquel Henri Clouard consacre plus d’une page dans son « Histoire de la littérature française du symbolisme à nos jours » (11).
Notre lecture
Romantisme ? Nous en étions à la version très scolaire (« Lagarde et Michard » !) apprise lors de nos Humanités : un mouvement littéraire commencé un peu avant 1830 et continué sous le règne de Louis-Philippe dont le caractère principal était le renversement des règles établies, la transformation complète des formules nées de l’antiquité classique et restée à peu près universellement en vigueur … (12), un mouvement à la base duquel nous trouvons Rousseau dans ses lointaines origines bien sûr, Madame de Staël, Chateaubriand et bien évidemment le chef de file, Victor Hugo et une figure exemplaire, Hernani. Le mouvement est « périodisé », 1830 est une date commode pour en annoncer le début et le faire courir de Chateaubriand jusque par exemple à Baudelaire. C’est bien cette réduction chronologique qui nous a causé, à la lecture de la thèse, une surprise de taille nous ayant fait oublier qu’il ne fallait pas considérer le romantisme comme une école ayant brillé comme une étoile filante, mais comme une vision du monde pas forcément incompatible avec d’autres « ismes ». Avant de nous plonger dans une lecture attentive, nous avons en effet eu la curiosité de mettre la charrue avant les bœufs en consultant la liste des noms cités ou en les pointant au hasard d’une lecture en diagonale. La princesse cultivait-elle le paradoxe ou avait elle le goût de la provocation ? Pouvait-on imaginer que le Marquis de Sade dans ses « 120 journées de Sodome » ou encore Henry de Montherlant dans son théâtre ou dans « Les jeunes filles » aient été des « romantiques ». ? N’ayons garde, bien sûr, d’oublier ce bon Céline et ses « Bagatelles … » (13). Pire encore, Charles Maurras, fervent du nationalisme intégral, dut se retourner dans sa tombe en lisant, lui ce vieux royaliste, qu’une altesse royale le rangeait parmi les « romantiques » (14) !
Cette lecture « à l’envers » était une erreur et naturellement, le sous-titre : « Essai sur l’inquiétude et l’évasion dans les lettres françaises de 1850 à 1950 » et, bien sûr, la lecture de l’ouvrage devaient nous éclairer.
La princesse nous dévoile évidemment sa thèse en introduction : « Ma thèse est que le romantisme commence dans les dernières années du XVIIIème siècle et dure encore aujourd’hui ….La réaction contre le classicisme est un tout petit aspect du romantisme …Le romantisme est beaucoup plus qu’un mouvement littéraire ; c’est un phénomène sociologique très général, très en rapport avec tout l’évolution économique, sociale et culturelle de l’Occident dans les deux dernières siècles ». Il s’agit donc de démontrer que le thème majeur de la littérature depuis 1850 était le pessimisme qui se console et se guérit par l’évasion « la tristesse qui a besoin du rêve, la désespérance qui cherche une issue dans l’irrationnel. Des piles de citation vous en administrent la preuve … » (Cornu)
C’est donc ce qu’elle va nous démontrer en multipliant ces citations « qui s’accumulent comme des rayonnages d’une bibliothèque » (Cornu). Mais du début jusqu’à la fin, l’ouvrage, malgré le caractère ardu du sujet est agréable à lire, d’autant que la Princesse a un sens remarquable de la formule, Tristan Corbières est un « …souffreteux qui aurait voulu être corsaire … », Maupassant « est un romantique déguisé en réaliste », Loti « a traîné un ennui voyant et ennuyeux d’escale en escale jusqu’à son fauteuil d’académicien », Rimbaud « préféra aller acheter du café en Éthiopie plutôt que de devenir glorieusement fou », « la démence des herbes et des cieux » de Van Gogh, Giono « est une sorte de Burns du XXème.. en plus romantique » (15), Zola « sautant de l’idylle à l’égout »...
« La banalité de Samuel Becket est la banalité de l’informe ; ses personnages sont aussi frustes que les statues de l’île de Pâques, son univers semble tout juste sorti du chaos ».
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Dans la mesure où, selon la princesse, la littérature romantique alterne entre deux pôles, le pessimisme (la mélancolie) et l’évasion qui furent ceux du romantisme historique et demeurent ceux de la littérature contemporaine …. C.Q.F.D !
La mélancolie
« Inventaire de la mélancolie contemporaine »
Le chapitre ainsi intitulé va faire un inventaire (exhaustif à 90 % nous dit Cornu), la Princesse n’a eu que le temps de puiser dans ses deux sources (Lanson et Clouard) pour conclure à la « densité du spleen dans la littérature contemporaine ». Elle va tout au long de ce chapitre accumuler les citations qui démontrer que tous furent frappés de ce mal du siècle. Nous trouvons ainsi Gérard de Nerval (bien sûr), Louise Ackermann, Leconte de Lisle, Fromentin, Flaubert, Henri-Frédéric Amiel, Baudelaire naturellement, Sully Prud’homme (bien qu’il ait été « l’un des esprits les moins inquiets de son temps »), Zola lui-même, Jean Lahor, Mallarmé, François Coppée, Verlaine, Tristan Corbières, Maurice Rollinat, Huysmans naturellement, Octave Mirbeau, Maupassant, Pierre Loti, Elémir Bourges dont nous reparlerons, Paul Bourget, Rimbaud « le plus gravement et le plus sérieusement atteint du mal du siècle », Georges Rodenbach, Emile Verhaeren, Jean Moréas, Edouard Rod, Albert Samain, Jules Lafargue, Maurice Barrès comparé à un « Super-Rousseau », Maeterlinck, Théodore de Wysewa, Louis le Cordonnel, Henri de Regnier, Ephraïm Mikaël, Francis Jammes, Charles Maurras dont nous avons parlé (note 14), André Gide, autre « Super-Rousseau », Paul Valery, Paul Fort, Charles Guérin, la Comtesse Anne de Noailles, Léon-Paul Fargue, Guillaume Apollinaire, Valery Larbaud, Georges Duhamel, Jules Romains, Blaise Cendras, Saint John-Perse, Bernanos, Pierre Reverdy, Louis-Ferdinand Céline dont nous venons de parler (note 13), René Crevel, André Malraux dont les révolutionnaires sont « empêtrés dans leur existence », Daniel Rops lui-même, jusqu’à Sartre … La princesse donne de chacun d’eux une citation qui vient à l’appui de sa thèse. On reste confondu devant l’énormité de son travail et du temps qu’elle a du consacrer à ces lectures et encore, nous ne venons de donner la liste que de ceux auxquels elle attribue une ou parfois plusieurs citations. Elle nous dit avec modestie « Il est hors de doute que si j’avais lu davantage, j’aurai encore trouvé d’autres exemples » alors pourtant qu’elle nous semble bien « avoir raclé toute la mélancolie des cent dernières années ». Elle nous donne en outre d’autres noms à ajouter à cette déjà longue théorie, par exemple Mauriac, ou Drieu La Rochelle.
Certains de ces auteurs ont la guigne : peu connus de leur vivant, ils le sont devenus moins encore après leur disparition. La princesse les a lus !
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Et la princesse de conclure cette première partie relative à la mélancolie comme suit, qui devrait-elle écrire aujourd’hui « La fatigue de vivre dans une société qui a perdu son équilibre traditionnel et n’a pas encore trouvé un équilibre nouveau est trop lourde. On sombre. Les écrivains et les artistes, qui font métier de ressentir leur temps, sont tout naturellement les premiers à sombrer ».
Les Évasions
C’est donc, suite logique de l’observation ci-dessus, la fuite, les recherches de Paradis arficiels (Baudelaire), ces évasions que la princesse va cataloguer :
L’évasion dans la nature
Moins marqué que dans la première moitié du XIXème, Baudelaire hait le végétal, on retrouve toutefois ce goût à se fondre dans la nature, chez Rimbaud, chez Moréas, chez la comtesse de Noailles, chez Carco lui-même ; goût des jardins : le parc mystérieux de Zola dans la faute de l’abbé Mouret, les jardins de Proust ; le retour à la terre, c’est Georges Sand bien sûr, mais aussi Ramuz, Alphonse de Chateaubriant, Chamson, Bosco et bien sûr encore Giono.
L’évasion dans les villes
C’est Le rêve parisien de Baudelaire, Villes de Rimbaud, Les mystères de Paris d’Eugène Suë, Le Paris de Zola avec ses halles, ses grands magasins, ses passages crasseux, ses faubourgs misérables, et celui de Céline « Paris des passages suintants et d’arcades sales » (« Mort à crédit) ». Ce sont aussi les promenades romantiques dans les rues de Paris de Blaise Cendrars, les promenades de Jules Romains dans Montmartre.
L’évasion dans l’exotisme
Le désir de changer d’horizon, celui de Flaubert, de Baudelaire, de Mallarmé, de Loti, de Lorrain, de Barrès, de Céline et de Dorgelès et l’admiration de l’exotisme que l’on retrouve chez eux, même ceux qui ne l’ont pas connu et qui (Gide, Claudel et Loti mis à part) ont « sacrifié aux charmes frelatés de l’exotisme ». La littérature exotique est surabondante, Claude Farrère que nous connaissons (16), l’Espagne et l’Italie de Barrès, l’Anthologie nègre de Cendrars et Segalen enfin auquel la princesse a consacré un mémoire. Comme conclut la princesse au terme d’une interminable liste de citations « Toute cette littérature est tiraillée entre l’envie de dépaysement et l’avidité de « se faire de l’âme avec des beautés étrangères comme dit Barrès » ».
L’évasion dans le temps
Elle est pour la princesse l’équivalent de l’évasion dans l’espace. C’est naturellement Hugo, Musset, les Goncourt révélant l’ « enchantement de Watteau », voyage dans l’antiquité : Salammbo de Flaubert, Aphrodite de Louÿs, les Poèmes antiques de Leconte de L’isle, le Roman de la momie de Gauthier pour les plus connus. Et nous ne sommes pas encore, nous dit la Princesse, au temps de la science-fiction !
L’évasion dans la perversité
La princesse nous donne une liste (sans citations !) de ces auteurs dont les œuvres, publiées sous le manteau ou pas ou clandestines naviguent entre l’érotisme jusqu’à la pornographie (fétichisme, inceste, adultère, lesbianisme, sadisme, masochisme, prostitution (pour laquelle certains sont fascinés, c’était le cas de Montherlant), masturbation, homosexualité. Même Musset a donné dans le genre (Gamiani). Ne parlons que de Sade qui était complétement fou et de Pierre Louÿs qui navigue entre la poésie érotique et la pornographie pure et simple. Les sources de la princesse sont sures, elle a consulté l’ouvrage de Louis Perceau « Bibliographie du roman érotique au XIXème siècle » publié en 1930 sous le pseudonyme de Herley. Restons-en là !
Les évasions qui voudraient être des solutions
Amour de la nature, exotisme, charme du passé, perversions, il existe aussi et enfin des évasions que la princesse qualifie d’évasions-solutions.
Il faut naturellement y inclure en priorité la religiosité (Daniel-Rops), Baudelaire « pariant pour Dieu » sur son lit de mort, Verlaine retrouvant la foi en prison, la conversion de Huysmans. Cette religiosité peut aussi avoir des fins politiques, Barrès qui « est religieux mais seulement pour les autres », Psichari « qui retrouve le Dieu français face à celui des arabes », Maurras, parfaitement agnostique mais pour lequel l’Eglise catholique est « la seule internationale qui tienne », Henri Massis enfin pour lequel le catholicisme doit défendre la latinité (17).
La religiosité est suivie par l’occultisme auquel la princesse consacre de longues pages, citant tour à tour Saint-Yves d’Alveydre, en y assimilant un peu abusivement René Guénon (18) et Lanza del Vasto dont le Pèlerinage aux sources fut à la fois géographique et spirituel. « Paris aujourd’hui est plein de gens férus de védas ou de yogas et qui se réunissent en petit cénacle pour leurs exercices respiratoires et spirituels. Dans mon Bangkok natal, au fond de l’Orient mystérieux, jamais je n’avais vu cela. C’est très pittoresque » ironise la Princesse.
Parlant ensuite de l’évasion dans la révolution, la princesse va évidemment s’attirer les foudres de Cornu pour lequel il ne peut y avoir évidemment pas d’autre révolution que bolchévique : plutôt que Marx, elle cite Georges Sorel le théoricien et Garine, le héros de Malraux pour lequel « … la révolution n’est qu’une drogue particulièrement forte pour calmer l’angoisse individuelle. Le sens de la révolution – à droite ou à gauche – est complétement indifférent. »
Toutefois, il nous faut admettre que la princesse tutoie parfois la pétition de principe. Evasion dans l’humour ? Evasion dans la magie noire ? Les cinglés qui font tourner les tables en invoquant les ectoplasmes méritaient-ils ce classement ?
Evasion dans le sport (« Les dieux du stade » de Montherlant et Drieu la Rochelle, la princesse pensait-elle à Leni Riefenstahl en sous titrant ainsi l’un de ses paragraphes ?).
Comme le dit fort justement Cornu : « Accordons seulement qu’elle exagère parfois, qu’il lui arrive ici et là d’en ajouter un peu, appelant évasion des rêves fort innocents …Mais ce ne sont là que broutilles ».
Pourquoi enfin n’exclut-elle de cette liste de « romantiques » qu’Anatole France qui fut le « bon maitre » de plusieurs générations d’instituteurs ? Elle nous laisse sur notre faim.
Nous ferons à la princesse deux critiques de forme :
• Sa thèse aurait mérité d’être construite à partir d’un plan plus élaboré mais la dialectique siamoise n’a rien à voir avec celle de Hegel et le schéma classique « thèse antithèse synthèse ». Un peu de fantaisie dans la forme ne nuit toutefois nullement au plaisir que procure sa lecture.
• Elle comporte in fine une bibliographie alphabétiquement classée des ouvrages cités, il y en a environ 250. Malheureusement, tous les noms cités dans le corps du texte ne s’y trouvent pas et de loin, c’est dommage. Le traitement de texte n’existait pas dans les années 50.
Mais sur le fond, elle mérite un hommage à un double point de vue :
1) Que certains noms soient aujourd’hui (ils l’étaient déjà en 1950) complétement dépassés et oubliés, « il ne s’agit pas pour moi » nous dit la princesse « de considérer les seuls auteurs dont les bons esprits d’aujourd’hui jugent qu’ils demeureront ». Qui se souvenait en 1954 d’Elémir Bourges, l’avocat de Manosque, (à part Giono ?), de Claude Farrère, de Louise Ackerman, qui lisait Sully Prudhomme ou François Coppée ? Tous démodés, peut-être mais tous eurent à leur époque une audience considérable.
2) Il nous faut aussi considérer que cet inventaire impressionnant a été écrit dans l’après guerre, à une époque où, si l’épuration sauvage était terminée, l’épuration intellectuelle et l’autocensure des éditeurs ou des directeurs de salles de théâtre ne l’étaient pas ! Il fallait beaucoup d’audace, beaucoup de courage et beaucoup d’indépendance d’esprit à la princesse et à son maître de thèse (et il nous est difficile de l’imaginer en 2015 avec un recul de soixante ans) pour puiser dans des sources ou des auteurs que « les bons esprits d’aujourd’hui » (d’alors) vouaient aux gémonies ou classaient dans l’enfer des bibliothèques. La liste en est longue mais non exhaustive (19). Il ne s’agit bien évidemment pas d’une prise de position politique de la princesse, esprit supérieur bien au dessus de ces considérations, ne craignant d’ailleurs pas de puiser d’abondance dans des sources d’orientation strictement opposées (20).
Une dernière observation enfin sur le fond, il ne s’agit nullement d’une critique mais d’une simple constatation. Les femmes sont totalement absentes de ces 190 pages. Nous n’avons trouvé, sauf omission, que Louise Ackerman, Colette, Georges Sand, Madame de Staël et Anna de Noailles. Et encore, écartons Georges Sand qui se prenait pour un homme.
Est-ce un hasard si les deux dernières appartiennent à la haute noblesse (21) ou est-ce un hommage à leur talent ? La princesse s’est plu en effet, avec peut-être une certaine coquetterie, à rappeler au début de son ouvrage que les premiers romantiques de la fin du XVIIIème et de la première moitié du XIXème furent tous de nobles aristocrates. Elle avait en tous cas très certainement lu ce qu’écrivait Gustave Lanson parlant de Christine Pisan « bonne fille, bonne épouse, bonne mère, du reste un des plus authentiques bas bleus qu’il y ait dans notre littérature, la première de cette insupportable lignée de femmes-auteurs, à qui nul ouvrage sur aucun sujet ne coûte et qui pendant toute la vie que Dieu leur prête, n’ont affaire que de multiplier les preuves de leur infatigable facilité, égale à leur universelle médiocrité ». (22). Laissons au professeur Lanson la responsabilité de cette affirmation. S’il avait pu lire la thèse de la princesse avant sa mort, il en aurait probablement conclu qu’elle était une exception qui confirme la règle.
Amende honorable
Lorsque nous avons rendu hommage à la princesse au mois d’août 2013, nous avons regretté que les autorités de son département d’adoption ne l’aient pas honoré de la moindre marque de respect posthume.
Que cette injustice nous soit pardonnée. Dans son numéro du mois de septembre, « Á l’ombre du Baou » le journal « officiel » de la commune d’Annot, lui consacre une très amicale colonne en page 9.
Notes
(1) Proche cousine du Roi, elle portait le titre de Mom Chao (หม่อมเจ้า) que l’on peut traduire par « altesse sérénissime » comme arrière-petite fille de roi. Son grand-père en effet était le prince Paribatra Sukhumbhand, prince de Nakhon Sawan ( สมเด็จพระเจ้าบรมวงศ์เธอ เจ้าฟ้าบริพัตรสุขุมพันธุ์ กรมพระนครสวรรค์วรพินิต). Fils second de Rama V, né à Bangkok le 29 juin 1881, mort à Bandung le 18 janvier 1944, il fit partie de la fournée de princes pris en otage le 24 juin lors du coup d’état de 1932, il fut libéré le 3 juillet et dut quitter le pays avec sa famille le lendemain. Il apparaissait, jusqu’à cet exil qui l’exclut de facto et de jure de ses droits successoraux, comme l’héritier présomptif de la couronne en tant qu’aîné de la branche aînée faute de descendance mâle de Rama VII dont il était le cadet. Il apparait officiellement en tant que tel jusqu’en 1932 (voir par exemple « Affaires étrangères. Revue mensuelle de documentation internationale et diplomatique » numéro I de 1932 ou les éditions de l’ « Almanach de Gotha » antérieures à 1932). Il eut de son mariage avec la princesse Prasongsom Paribatra (หม่อมเจ้าประสงค์สม บริพัตร), elle-même de sang royal, deux fils dont un seul parvint à l’âge adulte, Chumbhotbongs Paribatra, Prince de Nakhon Sawan (จุมภฏพงษ์บริพัตร) né le 5 décembre 1904 et mort le 15 Septembre 1959. De son mariage avec la princesse Ratchawong Pantip Devakula (พันธุ์ทิพย์ เทวกุล), elle aussi de sang royal, il eut la princesse Marsi mais pas de descendant mâle qui serait en vertu de la loi successorale de 1924 modifiée en 1974 et permettant aux femmes de monter sur le trône, le très hypothétique héritier présomptif.
L’actuel gouverneur de Bangkok, cousin de la princesse, Sukhumbhand Paribatra, est le fils d’une union inégale du grand-père de la princesse, ce qui rend cette descendance non dynaste. Il ne porte d’ailleurs que le titre de Mom (หม่อม) attribué aux descendants d’un prince et d’une personne « du commun ».
(2) Voir notre article A 122 « Hommage à la princesse Marsi Paribatra, 1931 – 2013 ».
(3) Publication de l’« Universidad Complutense » à Madrid, 1961. Nous n’avons pas pu nous procurer cet ouvrage mais citons cet hommage : « En España no se han hecho tantas averiguaciones en arte chino o en paisajismo europeo como se necesita, y menos aún en pintura china, si bien hay precedentes de gran utilidad, en tesis doctorales y tesinas, que vamos a mencionar a continuación. La primera tesis doctoral sobre arte chino, de excelente calidad, se debe a Marsi Paribatra para filosofía y letras por la Universidad Complutense de Madrid en 1961, bajo el título de Bases sociales técnicas y espirituales de la pintura paisajística en China, que es un cuidado compendio informativo sobre la pintura china en general, comenzando por el problema de la autentificación, y haciendo a continuación un barrido histórico y artístico a través de todas las dinastías, termina con una breve comparación entre la pintura de oriente y occidente que el autor encuentra confrontadas ».
Nous n’en traduisons que quelques lignes : « … La première thèse de doctorat sur l'art chinois, d'excellente qualité, est celle de Marsi Paribatra qui est une somme d'information sur la peinture chinoise en général, sur le problème de son authentification, et qui, en faisant un balayage historique et artistique à travers toutes les dynasties, se termine par une brève comparaison entre la peinture de l’orient et celle de l’occident ».
Et citons cette fois la Princesse : « Cuando [el hombre occidental] vuelve a la naturaleza es una evasión de su realidad tanto espiritual como material; no puede volver a la naturaleza sino en cierta contradicción de su misma espiritualidad; volver a la naturaleza es para el occidente un sueño romántico; sueño es la naturaleza, la realidad es para él la vida artificial, la vida humana de la ciudad. [...] He aquí, pues, la gran diferencia: el romántico occidental huye hacia la naturaleza para escapar a su concepción del mundo. El pintor o el poeta chino, cuando va a la naturaleza, no contradice lo esencial de su filosofía de la vida sino que torna a esta filosofía básica ».
Nous n’en traduisons que trois lignes :
« Lorsque l’occidental retourne à la nature, il s’évade de la réalité spirituelle et matérielle… Le retour à la nature est à l'ouest, un rêve romantique …la nature romantique consiste en occident à fuir pour échapper au monde ».
Nous retrouvons le thème de la thèse en littérature française !
Nous devons ces citations à Madame Teresa González Linaje dont la volumineuse thèse (plus de 1.200 pages, soutenue à Madrid en 2005) « LA PINTURA DE PAISAJE: DEL TAOÍSMO CHINO AL ROMANTICISMO EUROPEO : PARALELISMOS PLÁSTICOS Y ESTÉTICOS » (« la peinture de paysage, du taoïsme chinois au romantisme européen: parallèles plastique et esthétique » nous a semblé, pour autant que nous puissions pratiquer la langue de Cervantès, devoir beaucoup à l’œuvre de la princesse ?
(4) Cet ouvrage fort dense de 190 pages se trouve sans trop de difficultés dans quelques librairies de vente de livres anciens, notre exemplaire provient de la Librairie Christian Chaboud à Paris que nous remercions, au passage, de ses diligences.
(5) La Pensée, créée en 1939 par des « intellectuels communistes » ou des « compagnons de route » sous-titrait alors « Revue du rationalisme moderne, arts-sciences-philosophie », elle toujours éditée (numéro de 1955 pages 118-126). A cet hommage appuyé (et pour rétablir l’équilibre), citons celui de la revue des Jésuites Les études dans son numéro du premier trimestre 1958, dans un article sur Huysmans intitulé « FOLANTIN, SALAVIN, ROQUENTIN, Trois étapes de la conscience malheureuse » : deux lignes bien flatteuses : « Une princesse thaïlandaise a même pu tout récemment consacrer un livre remarquable au Romantisme contemporain… » signé de Jean Onimus.
Nous n’avons malheureusement pas eu accès à l’article de Pierre Moreau dans la « Revue d’histoire littéraire de la France », numéro d’avril-juin 1957.
(6) Voir notre article A 123 « La princesse Marsi Paribatra, un parcours intellectuel étonnant ».
(7) Pierre Moreau, mort à Paris en 1972 était linguiste et un théoricien de la littérature. Il fut de 1921 à 1934 professeur de littérature française à l'Université de Fribourg (Suisse), de 1934 à 1945, professeur à l’Université de Franche-Comté et par la suite, professeur à la Sorbonne. On lui doit un « Essai sur le romantisme » publié en 1954.
(8) Mort en 2003, il est l’auteur d’une thèse soutenue à la Sorbonne « Montaigne dans le Romantisme anglo-saxon et ses prolongements victoriens, esquisse d'une histoire de sa fortune de 1760 à 1900 ». Il fut successivement maître de conférences à l'Université de Rennes et de 1945 à 1949, professeur à l'Université de Lyon et à partir de 1949 a occupé la chaire de littératures modernes comparées à la Sorbonne.
(9) Mort en 1975, il était aussi un spécialiste de la littérature française. Il fut professeur à l'Université de Varsovie, de 1940 à 1942 au Lycée du Parc à Lyon et de 1942 à 1952, maître de conférences, puis professeur à l'Université de Strasbourg puis de 1952 à 1969 professeur de littérature française du 18ème siècle à la Sorbonne.
(10) En réalité, non pas un « manuel » mais quatre énormes volumes de plus de 600 pages chacun dont la dernière édition fut publiée en 1922 (XVIème, XVIIème, XVIIIème et XIXème siècle), fruit des observations de 25 années de travail, un outil dont les chercheurs s’occupant d’histoire littéraire ne peuvent se passer à tel point qu’il a été édité en CD ROM en 2007. Ce n’est nullement une anthologie, soumise à des choix forcément partiaux mais un inventaire ailleurs introuvable. Mort en 1934, cet esprit encyclopédique, ancien directeur de l’École normale supérieure est aussi l’auteur d’une Histoire illustrée de la littérature française qui fit longtemps autorité (deux épais volumes somptueusement illustrés, publiés chez Hachette en 1923).
(11) Henri Clouard, mort en 1974 fut rédacteur en chef de la « Revue critique des idées et des livres » disparue en 1924, aux côtés de grands noms de notre littérature (Barrès, Maurras, Henri Bordeaux, Anna de Noailles, Pierre Benoit etc…). Son ouvrage publié en 1947 (deux volumes : de 1885 à 1914 et de 1915 à 1940) que nous n’avons malheureusement pas pu consulter passe pour être le fruit d’un « labeur de Bénédictin » dont les observations sont toujours « substantielles » si l’on en croit la critique qui en fut publiée sous la signature de G. Gillain dans la « Revue belge de philologie et d'histoire », année 1950, Volume 28, Numéro 1.
(12) Telle en est la définition donnée par Larousse dans le 13ème volume de son dictionnaire publié en 1875, nous précisant que le mouvement « se continue » à cette date.
(13) Dans l’édition des « Bagatelles pour un massacre » que nous avons sous les yeux (161 pages), Céline, singulier romantique, réussit l’exploit (si l’on peut dire) d’écrire 359 fois le mot « juif » et 80 fois les mots tout à fait négatifs de « youtre » ou de « youpin »
(14) Grand pourfendeur du « romantisme rousseauiste », Maurras considérait le romantisme comme le père spirituel de la révolution qu’il haïssait, « Romantisme et Révolution », publié en 1922 et toujours réédité est un texte exemplaire de son œuvre politique.
(15) Jardinier et paysan sans instruction (tout comme Giono qui dut interrompre très rapidement ses études faute de moyens) et poète, cet Ecossais est pratiquement inconnu en France même si ses poésies ont été traduites et publiées.
(16) …par notre article 184 « Le roi Rama VII et son épouse sont accueillis à Paris par Paul Claudel qui leur récite un poème en Siamois ».
(17) La princesse cite à cette occasion la revue tout particulièrement politiquement incorrecte, « Défense de l’occident » dont on ne sait trop qui a pu la lui faire découvrir ?
(18) Ce métaphysicien converti au soufisme mystique sous le nom d’Abd al-Wâhid Yahyâ, mort au Caire en 1951, est d’une lecture particulièrement difficile, en particulier l’ouvrage cité par la princesse « Le règne de la quantité et les signes des temps » publié en 1945.
Evidemment totalement méconnu du grand public, André Gide a écrit de lui dans la revue Terre des Hommes : « L’œuvre de Guénon se situait, en effet, aux antipodes de tout ce qui flatte et séduit le public moderne, fût-il cultivé. Mais il nous appartient de dire que c’est l’un des plus grands esprits contemporains qui vient de disparaître. (…) ». On attribue à Gide (mais la citation est probablement apocryphe ?) la phrase selon laquelle, s’il avait connu Guénon plutôt, il serait devenu musulman soufiste.
(19) Défense de l’Occident (voir note 17) fut la première revue française à ouvrir ses colonnes depuis sa fondation en 1952 à tout ce que la droite, l’extrême droite ou la droite extrême comptait de théoriciens. En 1954, Céline dont l’éditeur a été assassiné en 1945 est considéré comme un maudit. Maurras, condamné à la réclusion perpétuelle mais gracié par le Président Coty a été exclu de l’Académie française. Claude Farrère, farouche maréchaliste, ne l’a pas été mais avait fait tout ce qu’il fallait pour cela. Drieu La Rochelle, chantre du « fascisme immense et rouge », s’est suicidé pour éviter la justice expéditive qui avait conduit Brasillach au peloton.
Il y est côtoie Henri Clouard, disciple de Maurras et auteur de l’une des sources de la princesse. Quant à Elémir Bourges, son « Le crépuscule des Dieux », d’un anti sémitisme virulent, qui connut en 1922 un succès retentissant, l’y avait envoyé depuis longtemps ! Montherlant se trouve, aux côtés de Giono ...
.... dans un manifeste des écrivains français de gauche publié le 9 septembre 1944, dans « Les lettres françaises » demandant, sous la signature de quelques justiciers littéraires le « juste châtiment des imposteurs et des traîtres » considérant que tout contact avec ces personnages leur répugnait …
« Un pur trouve toujours un plus pur qui l'épure ».
Cette liste fera autorité pendant 10 ans !
La liste des "justiciers" :
(20) Contentons-nous de rappeler qu’elle cite à diverses reprises la revue des Jésuites de France « Les études » qui a toujours été à l’avant garde du progressisme chrétien et souvent en rupture ouverte avec la hiérarchie vaticane.
(21) Anna de Noailles était née princesse de Bibesco-Brancovan, d’une famille souveraine qui avait régné sur la Valachie. Le mari de Madame de Staël appartenait à la haute noblesse suédoise.
(22) Gustave Lanson « Histoire illustrée de la littérature française », volume I page 25. Il faut sur ce sujet faire référence – évidemment – au « Dictionnaire des idées reçus » de Flaubert V° Bas-bleu : « Terme de mépris pour désigner toute femme qui s’intéresse aux choses intellectuelles. Citer Molière à l’appui : « Quand la capacité de son esprit se hausse... » , etc »… et terminer à la place de Flaubert la citation de Molière extraite des « Femmes savantes » :
« Nos pères sur ce point étaient gens bien sensés,
Qui disaient qu'une femme en sait toujours assez,
Quand la capacité de son esprit
se hausse à connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse ».